Aller au contenu

Le Gai Savoir/Livre deuxième

La bibliothèque libre.
Le Gai Savoir (« La gaya scienza »)
Traduction par Henri Albert.
Paris, Société du Mercure de France, Paris (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 8p. 101-159).


LIVRE DEUXIÈME


57.

Pour les réalistes. — Ô hommes désenchantés, vous qui vous sentez cuirassés contre la passion et l’imagination et qui aimeriez bien faire de votre doctrine un objet d’orgueil et un ornement, vous vous appelez réalistes et vous donnez à entendre que le monde est conformé réellement tel qu’il vous apparaît : devant vous seuls la vérité se trouverait dévoilée et c’est vous qui seriez peut-être la meilleure partie de cette vérité, — ô images bien-aimées de Saïs ! Mais vous aussi, lorsque vous apparaissez sans voile, ne demeurez-vous pas des êtres très passionnés et obscurs, lorsque l’on vous compare aux poissons, des êtres qui ressemblent encore trop à des artistes amoureux ! — et qu’est la « réalité » pour un artiste amoureux ? Vous portez encore avec vous les façons d’apprécier qui ont leur origine dans les passions et les intrigues des siècles passés ! Votre sobriété encore est pénétrée d’une secrète et indestructible ivresse ! Votre amour de la « réalité » par exemple — c’est là un vieil et antique « amour » ! Dans chaque sentiment, dans chaque impression des sens, il y a quelque chose de ce vieil amour ; et de même quelque jeu de l’imagination (un préjugé, une déraison, une ignorance, une crainte ou quoi que ce soit d’autre) y ont travaillé et en ont tissé les mailles. Voyez cette montagne ! Voyez ce nuage ! Qu’est-ce qu’il y a là de réel ? Déduisez-en donc la fantasmagorie et tout ce que les hommes y ont ajouté, vous qui êtes hommes de sens rassis ! Oui, si vous pouviez faire cela ! Si vous pouviez oublier votre origine, votre passé, votre première éducation, — tout ce que vous avez en vous d’humain et d’animal ! Il n’y a pour nous point de « réalité » — et il n’y en a pas non plus pour vous autres gens sobres — nous sommes beaucoup moins étrangers les uns aux autres que vous ne le croyez, et peut-être notre bonne volonté de dépasser l’ivresse est-elle tout aussi respectable que la croyance d’être en général incapable d’ivresse.

58.

Comme créateurs seulement. — Il y a une chose qui m’a causé la plus grande difficulté et qui continue de m’en causer sans cesse : me rendre compte qu’il est infiniment plus important de connaître le nom des choses que de savoir ce qu’elles sont. La réputation, le nom, l’aspect, l’importance, la mesure habituelle et le poids d’une chose — à l’origine le plus souvent une erreur, une qualification arbitraire, jetée sur les choses comme un vêtement, et profondément étrangère à leur esprit, même à leur surface — par la croyance que l’on avait en tout cela, par son développement de génération en génération, s’est peu à peu attaché à la chose, s’y est identifié, pour devenir son propre corps ; l’apparence primitive finit par devenir presque toujours l’essence, et fait l’effet d’être l’essence. Quel fou serait celui qui s’imaginerait qu’il suffit d’indiquer cette origine et cette enveloppe nébuleuse de l’illusion pour détruire ce monde considéré comme essentiel, ce monde que l’on dénomme « réalité » ! Ce n’est que comme créateurs que nous pouvons détruire ! — Mais n’oublions pas non plus ceci : il suffit de créer des noms nouveaux, des appréciations et des probabilités nouvelles pour créer peu à peu des « choses » nouvelles.

59.

Nous autres artistes. — Lorsque nous aimons une femme il nous arrive parfois de haïr la nature, en songeant à toutes les rebutantes fonctions naturelles à quoi toute femme est soumise ; volontiers nous penserions à autre chose, mais si, par hasard, notre âme effleure ce sujet elle est prise d’un mouvement d’impatience et jette un regard de mépris sur la nature : — nous voilà offensés puisque la nature semble empiéter sur nos droits de propriété de la façon la plus profane. Et nous garons nos oreilles de toute physiologie, nous décrétons à part nous que nous voulons ignorer que l’homme est encore autre chose qu’âme et forme. Pour tous ceux qui aiment, « l’homme sous la peau » est une abomination, une monstruosité, un blasphème envers Dieu et l’amour. — Eh bien ! ce sentiment de ceux qui aiment, à l’égard de la nature et des fonctions naturelles, était autrefois celui des adorateurs de Dieu et de sa « toute puissance » : dans tout ce que les astronomes, les géologues, les physiologistes, les médecins disent de la nature, ces adorateurs voient un empiètement sur ce qu’ils ont de plus sacré, donc une attaque, — et de plus la preuve de l’imprudence de celui qui attaque ! Les « lois de la nature » leur apparaissaient déjà comme une calomnie de Dieu ; au fond ils n’auraient pas demandé mieux que de voir ramener toute mécanique à des actes de volonté et d’arbitraire moraux : — mais puisque personne ne pouvait leur rendre ce service, ils préféraient se cacher à eux-mêmes la nature et la mécanique, autant qu’ils le pouvaient, afin de vivre dans le rêve. Ah ! ces hommes du temps passé s’entendaient à rêver, sans avoir besoin au préalable de s’endormir ! — et nous-mêmes, nous autres hommes d’aujourd’hui, nous nous y entendons encore trop bien, malgré notre bonne volonté à être éveillés et à vivre dans la clarté du jour ! Il nous suffit d’aimer, de haïr, de désirer, il suffit même simplement de sentir pour qu’immédiatement l’esprit et la force du rêve descendent sur nous ; et, les yeux ouverts, insensibles à tout danger, nous gravissons le chemin le plus dangereux qui mène aux sommets et aux tours de l’imagination ; le vertige ne nous atteint pas, nous qui sommes nés pour grimper, — somnambules en plein jour ! Nous autres artistes ! Nous qui cachons le naturel, lunatiques et ivres du divin ! Voyageurs infatigables, silencieux comme la mort, nous passons sur les hauteurs, sans nous en apercevoir, croyant être en pleine, en pleine sécurité !

60.

Les femmes et leurs effets à distance. — Ai-je encore des oreilles ? Serais-je tout oreille, rien qu’oreille et plus autre chose ? Me voici au milieu de l’incendie des vagues qui se brisent en flammes blanches et viennent lécher mes pieds : — de tous côtés j’entends la mer hurler, menacer, mugir, sa voix stridente monte jusqu’à moi, tandis que dans les dernières profondeurs le vieil ébranleur chante sa mélodie, sourde comme le mugissement d’un taureau ; et il s’accompagne en mesure d’un tel piétinement que, dans les falaises qui s’effritent, le cœur du vieux démon des roches se met à en trembler. Alors soudain, comme surgissant du néant, apparaît à la porte de ce labyrinthe d’enfer, à quelques brasses seulement, — un grand bateau à voiles, glissant, silencieux comme un fantôme. Oh ! l’apparition de cette beauté ! Quel enchantement s’empare de moi ! Comment ? Tout le silence et tout le repos du monde se sont-ils embarqués ici ? Mon bonheur lui-même s’est-il assis à cette place tranquille, mon moi plus heureux, mon second moi éternel ? Ne serait-il pas encore mort et non plus vivant ? Serait-ce un être intermédiaire, un esprit silencieux, contemplatif, glissant et flottant ? Semblable au vaisseau qui de ses voiles blanches passe sur la mer obscure, comme un énorme papillon ! Oui ! Passer au-dessus de l’existence ! C’est cela ! C’est là ce qu’il faudrait ! — — Mais quoi ! ce bruit aurait-il rendu mon imagination vagabonde ? Tout grand bruit fait que nous plaçons le bonheur dans le silence et dans le lointain. Lorsqu’un homme se trouve au milieu de son agitation, exposé au ressac où les jets et les projets se mêlent, il lui arrive parfois de voir passer auprès de lui des êtres dont il envie le bonheur et la retraite, — ce sont les femmes. Il s’imaginerait presque que là-bas, auprès des femmes, demeure son meilleur moi : qu’en ces endroits silencieux le bruit des vagues les plus formidables deviendrait silence de mort, et la vie elle-même un rêve sur la vie. Pourtant ! Pourtant ! Noble rêveur, sur les plus beaux bateaux à voiles il y a aussi beaucoup de bruits et de querelles, hélas ! et des petites querelles si misérables ! Le charme et l’effet le plus puissant de la femme, c’est, pour parler le langage des philosophes, leur action à distance : mais pour cela il faut d’abord et avant tout — de la distance !

61.

À l’honneur de l’amitié. — Le fait que le sentiment de l’amitié était considéré par l’antiquité comme le sentiment le plus élevé, supérieur même à la fierté la plus vantée des gens sobres et des sages, un sentiment qui serait l’unique rival de cette fierté, plus sacré encore : ce fait est très bien exprimé par l’histoire de ce roi macédonien qui avait fait hommage d’un talent à un philosophe d’Athènes méprisé du monde, lequel le lui avait rendu. «  Comment ? s’écria le roi, n’a-t-il donc pas d’ami ? » Il voulait dire par là : « J’honore cette fierté du sage et de l’homme indépendant, mais j’honorerais davantage encore son humanité, si l’ami en lui avait remporté la victoire sur sa fierté. Le philosophe s’est amoindri devant moi en montrant qu’il ne connaissait pas l’un des deux sentiments, — et c’est celui des deux qui est supérieur ! »

62.

Amour. — L’amour pardonne à son objet même le désir.

63.

La femme dans la musique. — D’où vient que les vents chauds et pluvieux amènent avec eux un état d’esprit qui dispose à la musique et au plaisir inventif de la mélodie ? Ne sont-ce pas les mêmes vents qui emplissent les églises et qui donnent aux femmes les idées amoureuses ?

64.

Femmes sceptiques. — Je crains que les femmes devenues vieilles, dans les plus intimes replis de leur cœur, soient plus sceptiques que tous les hommes. Elles croient au côté superficiel de la vie comme s’il était l’essence même de la vie, et toute vertu, toute profondeur, n’est pour elle qu’une enveloppe qui cache cette « vérité », un voile très nécessaire jeté sur un pudendum, — donc une affaire de convenance et de pudeur, rien de plus !

65.

Don de soi-même. — Il y a des femmes de sentiment noble avec une certaine pauvreté de l’esprit qui ne savent exprimer leur profond abandon de soi autrement qu’en offrant leur vertu et leur pudeur : c’est ce qu’elles ont de plus précieux. Et souvent on accepte ce cadeau sans que l’on s’engage aussi profondément que la donatrice ne le suppose, — c’est là une bien mélancolique histoire.

66.

La force des faibles. — Toutes les femmes sont pleines de finesse lorsqu’il s’agit d’exagérer leur faiblesse, elles sont même pleines d’ingéniosité à inventer des faiblesses pour se donner l’apparence de fragiles ornements qu’un grain de poussière ferait souffrir. C’est ainsi qu’elles se défendent contre la vigueur et le « droit du plus fort ».

67.

Simuler sa propre nature. — Maintenant elle l’aime et dès lors elle regarde devant elle avec une si tranquille confiance qu’elle fait songer à celle des vaches : mais malheur à elle ! C’était là précisément son charme de paraître foncièrement changeante et insaisissable ! Car il avait pour son compte déjà trop d’égalité d’humeur et de temps invariable. N’aurait-elle pas mieux fait de simuler son ancien caractère ? de simuler l’indifférence ? Ne serait-ce pas l’amour même qui lui conseillerait d’agir ainsi ? Vivat comœdia !

68.

Volonté et soumission. — On amena un jeune homme chez un homme sage à qui l’on dit : « Regarde, voici quelqu’un qui est en train de se corrompre par les femmes ! » L’homme sage secoua la tête et se mit à sourire ! « Ce sont les hommes, s’écria-t-il, qui corrompent les femmes : et tout ce qui manque aux femmes doit être payé par les hommes et corrigé sur eux, — car c’est l’homme qui se crée l’image de la femme, et la femme qui se forme d’après cette image. » — « Tu marques trop de bienveillance envers les femmes, dit un de ceux qui se trouvaient là, tu ne les connais pas ! » Le sage répondit : « Le caractère de l’homme, c’est la volonté, celui de la femme la soumission, — ceci est la loi des sexes, en vérité ! une dure loi pour la femme. Tous les êtres humains sont innocents de leur existence, mais la femme est innocente au second degré : qui donc saurait avoir pour elle assez d’huile et de douceur ? » — « Qu’importe l’huile ! Qu’importe la douceur ! répondit quelqu’un dans la foule : il faut mieux éduquer les femmes ! » — « Il faut mieux éduquer les hommes », fut la réponse de l’homme sage, et il fit signe au jeune de le suivre. — Cependant le jeune homme ne le suivit point.

69.

Faculté de vengeance. — Ne pas pouvoir se défendre et par conséquent ne pas vouloir se défendre, ce n’est pas encore là une honte à nos yeux : mais nous méprisons celui qui ne possède ni le pouvoir ni la bonne volonté de se venger, — qu’importe s’il est homme ou femme. Une femme nous fixerait-elle (ou bien, comme on dit, nous tiendrait-elle dans ses « liens ») si nous ne la croyions pas capable de se servir, le cas échéant, du poignard (de toute espèce de poignards) contre nous ? Ou bien contre elle-même, ce qui, dans des circonstances déterminées, serait la façon la plus sensible de se venger (la vengeance chinoise).

70.

Les dominatrices des maîtres. — Une profonde et puissante voix d’alto, comme on les entend parfois au théâtre, écarte soudain pour nous le rideau devant des possibilités en quoi nous ne croyons pas généralement : soudain nous sommes convaincus qu’il peut exister quelque part dans le monde des femmes aux âmes sublimes, héroïques et royales, capables et prêtes aux ripostes grandioses, aux décisions et aux sacrifices, capables de dominer les hommes et prêtes à le faire, puisque ce que les hommes ont de mieux, indépendamment de la question du sexe est devenu pour elles idéal vivant. Il est vrai que, d’après les intentions du théâtre, ces voix ne doivent précisément pas donner l’idée de cette catégorie de femmes : généralement elles doivent représenter l’amant masculin idéal, par exemple un Roméo : mais, à juger d’après les expériences que j’ai faites, le théâtre et le musicien qui attendent de pareilles voix pareils effets se trompent régulièrement. On ne croit pas à un tel amant : ces voix d’alto contiennent toujours encore une nuance de quelque chose de maternel et de domestique, et le plus, alors justement, qu’il y a de l’amour dans leur timbre.

71.

De la chasteté féminine. — Il y a quelque chose de stupéfiant et de monstrueux dans l’éducation des femmes de la haute société, oui, peut-être n’y a-t-il même rien de plus paradoxal. Tout le monde est d’accord pour les élever dans une ignorance extrême des choses de l’amour, leur inculquer une pudeur profonde et leur mettre dans l’âme l’impatience et la crainte devant une simple allusion à ces sujets. C’est tout l’ « honneur » de la femme qui est mis en jeu : autrement que ne leur pardonnerait-on pas ! Mais en cela elles doivent demeurer ignorantes jusqu’au fond de l’âme ; elles ne doivent avoir ni regards, ni oreilles, ni paroles, ni pensées pour ce qu’elles doivent considérer comme le « mal » : rien que de savoir est déjà un mal. Et maintenant ! Être lancé comme par un horrible coup de foudre dans la réalité et la connaissance, par le mariage — et encore l’initiateur est-il celui qu’elles doivent le plus aimer et vénérer : surprendre l’amour et la honte en contradiction, devoir sentir en un seul objet le ravissement, le sacrifice, le devoir, la pitié et l’effroi, à cause du voisinage inattendu de Dieu et de la bête, et que sais-je encore ! — On a créé là un enchevêtrement de l’âme qui chercherait son égal ! Même la curiosité apitoyée du connaisseur d’âmes le plus sage ne suffit pas à deviner comment telle ou telle femme sait s’accommoder de cette solution de l’énigme, de cette énigme de solutions, quels épouvantables et multiples soupçons s’éveilleront forcément dans une pauvre âme sortie de ses gonds et comment enfin la dernière philosophie et l’ultime scepticisme de la femme jetteront leur ancre en ce point. — Après c’est le même profond silence qu’avant : et souvent un silence devant soi-même. — Les jeunes femmes tendent avec effort à paraître superficielles et étourdies ; les plus fines d’entre elles simulent une sorte d’effronterie. — Les femmes considèrent volontiers leurs maris comme un point d’interrogation de leur honneur, et leurs enfants comme une apologie et une pénitence, — elles ont besoin des enfants et les souhaitent dans un tout autre sens que ne les souhaite un homme. — En un mot, on ne peut jamais être assez indulgent à l’égard des femmes.

72.

Les mères. — Les animaux pensent autrement sur la femme que les hommes ; pour eux la femelle est la créature productive. Chez eux il n’y a pas d’amour paternel, mais quelque chose comme de l’affection pour les enfants d’une maîtresse et l’habitude qu’on en prend. Pour les femelles les enfants satisfont un désir de dominer, ils sont pour elles une propriété, une occupation, quelque chose qu’elles comprennent entièrement et avec quoi on peut s’entretenir : tout cela réuni est de l’amour maternel, — il est comparable à l’amour de l’artiste pour son œuvre. La grossesse a rendu les femmes plus douces, plus patientes, plus craintives, plus soumises ; de même la grossesse intellectuelle engendre le caractère des esprits contemplatifs, qui est parent du caractère féminin : — ceux-ci sont les mères masculines. — Chez les animaux, le sexe masculin est considéré comme beau sexe.

73.

Cruauté sacrée. — Un homme qui tenait dans ses mains un enfant nouveau-né s’approcha d’un saint. « Que dois-je faire de l’enfant ? demanda-t-il, il est misérable, malvenu et n’a pas assez de vie pour mourir. » — « Tue-le ! s’écria le saint d’une voix terrible, tue-le et garde-le pendant trois jours et trois nuits entre tes bras, afin de te créer une mémoire : — de la sorte jamais plus tu n’engendreras d’enfant, quand pour toi le moment d’engendrer ne sera pas venu. » — Lorsque l’homme eut entendu cela il s’en alla désappointé ; et il y en eut beaucoup qui blâmèrent le saint parce qu’il avait conseillé une cruauté, car il avait conseillé de tuer l’enfant. « Mais n’est-il pas plus cruel de le laisser vivre ? » répondit le saint.

74.

Sans succès. — Elles n’ont jamais de succès, ces pauvres femmes qui, en présence de celui qu’elles aiment, deviennent inquiètes et incertaines, et parlent trop : car les hommes se laissent séduire le plus facilement avec une certaine tendresse discrète et flegmatique.

75.

Le troisième sexe. — « Un homme petit est un paradoxe, mais du moins un homme, – pourtant une femme petite me semble être d’un autre sexe, quand on la compare aux femmes de haute taille. » — c’est ainsi que parlait un vieux maître à danser. Une petite femme n’est jamais belle, — disait le vieil Aristote.

76.

Le plus grand danger. — S’il n’y avait pas eu de tous temps beaucoup d’hommes qui considéraient la discipline de leur esprit — leur « raison » — comme leur fierté, leur devoir, leur vertu, des hommes qui étaient offensés et humiliés par tout ce qui est fantaisie et excès de l’imagination, étant les amis du « bon sens », il y a longtemps que l’humanité aurait disparu. Au-dessus planait et plane sans cesse, comme son plus grand danger, la folie prête à éclater — ce qui est précisément l’irruption du bon plaisir dans le sentiment, la vue et l’ouïe, la jouissance dans les débauches de l’esprit, la joie que procure l’humaine déraison. Ce n’est pas la vérité et la certitude qui est l’opposé du monde des insensés, mais la généralité et l’obligation pour tous d’une même croyance, en un mot l’exclusion du bon plaisir dans le jugement. Et le plus grand travail de l’humanité fut jusqu’à présent celui de s’accorder sur beaucoup de choses et de s’imposer une loi des conformités — quelle que soit la vérité ou la fausseté de ces choses. C’est là l’éducation du cerveau que l’homme a reçu ; — mais les instincts contraires sont encore si puissants que l’on ne peut en somme parler de l’avenir de l’humanité qu’avec très peu de confiance. L’image des choses se recule et se déplace encore sans cesse, et peut-être qu’à partir de maintenant il en sera ainsi plus souvent encore, et plus rapidement que jamais ; sans cesse les esprits justement les plus distingués se raidissent contre cette obligation pour tous — et en tout premier lieu les explorateurs de la vérité ! Sans cesse cette croyance, en tant que croyance de tout le monde, engendre, chez les esprits raffinés, un dégoût et une nouvelle concupiscence : et cette allure lente qu’elle exige pour tout processus intellectuel, cette imitation de la tortue qui fait autorité ici, à elle seule déjà convertit en déserteurs les artistes et les poètes ; — c’est dans ces esprits impatients qu’éclate une véritable joie de la folie, puisque la folie a une allure si joyeuse ! Il est donc besoin des intellects vertueux — hélas ! je veux employer le mot qui prête le moins à l’équivoque — il est besoin de la bêtise vertueuse, d’inébranlables batteurs de mesure à l’esprit lent, pour que les croyants de la grande croyance générale demeurent ensemble et continuent à exécuter leur danse : c’est une nécessité de premier ordre qui commande et exige ici. Nous autres, nous sommes l’exception et le danger, — nous avons éternellement besoin de nous défendre ! — Eh bien ! il y a vraiment quelque chose à dire en faveur de l’exception, à condition qu’elle ne veuille jamais devenir la règle.

77.

L’animal avec la bonne conscience. — Je ne me cache pas tout ce qu’il y a de vulgaire dans ce qui plaît dans le midi de l’Europe — que ce soit l’Opéra italien (par exemple Rossini et Bellini) ou bien le roman d’aventure espagnol (le plus accessible pour nous dans le travesti français de Gil Blas) — mais je n’en suis point offensé, tout aussi peu que des vulgarités que l’on rencontre durant une promenade à travers Pompéï et en somme même à la lecture de tout livre ancien. D’où cela vient-il ? Est-ce parce qu’ici la pudeur fait défaut et que tout ce qui est vulgaire se présente avec autant de certitude et de sûreté de soi que si c’était quelque chose de noble, d’agréable, de passionné, placé côte à côte dans le même genre de musique ou de roman ? « L’animal a son bon droit, tout comme l’homme, qu’il se meuve donc librement, et toi, mon cher frère en humanité, tu es toi-même cet animal, malgré tout ! » — voilà qui me semble être la morale de la question et la particularité de l’humanité méridionale. Le mauvais goût a son droit tout comme le bon, il a même un privilège sur le bon goût dans les cas où il est le grand besoin, la satisfaction certaine et en quelque sorte un langage général, une attitude et un masque immédiatement compréhensibles : le bon goût, le goût choisi, a par contre toujours quelque chose qui tient de la recherche et de la tentative, quelque chose qui n’est pas certain d’être compris, — il n’est et ne fut jamais populaire. Le masque seul est et demeure populaire. Va donc pour tout ce qui est mascarade dans les mélodies et les cadences, dans les sauts et les éclats de joie du rythme de ces opéras ! Et la vie antique, que pourrait-on y comprendre si l’on ne comprend pas la joie du masque, la bonne conscience de tout ce qui ressemble au masque ! C’est ici le bain de repos et le réconfort de l’esprit antique : — et peut-être ce bain était-il plus nécessaire encore aux natures rares et supérieures du monde antique qu’aux natures vulgaires. — Par contre, je suis indiciblement offensé par une tournure vulgaire dans les œuvres du Nord, par exemple dans la musique allemande. Ici il y a de la pudeur, l’artiste s’est abaissé devant lui-même et n’a même pas pu éviter d’en rougir ; nous avons honte avec lui et nous nous sentons si offensés parce que nous devinons qu’il croyait être obligé de s’abaisser à cause de nous.

78.

Ce pour quoi nous devons être reconnaissants. — Ce sont les artistes et surtout ceux du théâtre qui, les premiers, ont donné aux hommes des yeux et des oreilles pour voir et entendre, avec un certain plaisir, ce que chacun est lui-même, ce que chacun a vécu et voulu ; ce sont eux qui, les premiers, nous ont donné la mesure du héros qui est caché dans chacun de ces hommes ordinaires, eux qui ont enseigné l’art de se considérer soi-même comme héros, à distance et en quelque sorte simplifié et transfiguré, — l’art de « se mettre en scène » devant soi-même. Ce n’est que de cette façon que nous parvenons à nous mettre au-dessus de quelques détails bas qu’il y a en nous. Sans cet art nous vivrions tout en premier plan et entièrement sous le charme de cette optique qui fait paraître énorme le plus proche et le plus vulgaire, comme si c’était là la vérité par excellence. — Peut-être y a-t-il un mérite de même espèce dans cette religion qui ordonnait de considérer l’état de péché de chacun avec un verre grossissant et qui faisait du pécheur un grand criminel immortel ; en décrivant des perspectives éternelles autour de lui, elle apprenait à l’homme à se regarder de loin et comme quelque chose de passé.

79.

Attrait de l’imperfection. — Je vois ici un poète qui, comme bien des hommes, exerce par ses imperfections un attrait supérieur à celui des choses qui s’achèvent et prennent une forme parfaite sous sa main, — il tient même l’avantage et la gloire bien plus de son impuissance finale que de sa force abondante. Son œuvre n’exprime jamais complètement ce qu’il voudrait exprimer au fond, ce qu’il voudrait avoir vu : il semble qu’il ait eu l’avant-goût d’une vision et jamais la vision elle-même : — mais un énorme désir de cette vision est demeuré dans son âme, et c’est de ce désir qu’il tire l’éloquence tout aussi énorme que lui donnent l’envie et la faim. Avec lui il élève celui qui l’écoute au-dessus de son œuvre et au-dessus de toutes les « œuvres », il lui donne des ailes pour monter plus haut que des auditeurs ne sont jamais montés ; et, transformés ainsi eux-mêmes en poètes et en voyants, ils ont pour l’artisan de leur bonheur une admiration telle que s’il les avait amenés immédiatement à la contemplation de ce qu’il a de plus saint et de plus caché, comme s’il avait atteint son but, comme s’il avait vraiment vu et communiqué sa vision. Sa gloire a profité de ce qu’il n’a pas véritablement atteint son but.

80.

Art et nature. — Les Grecs (ou du moins les Athéniens) aimaient à entendre bien parler : c’était même une prédilection des plus violentes qui les distingue plus que toute autre chose des autres nations. Et ainsi ils exigeaient même de la passion sur la scène qu’elle parlât bien, et c’est avec ravissement qu’ils subissaient l’artificiel du vers dramatique : — dans la passion la nature est si économe de paroles ! si muette et si embarrassée ! Ou bien lorsqu’elle trouve ses mots elle est si confuse et si déraisonnable, elle a tellement honte d’elle-même ! Maintenant, grâce aux Grecs, nous nous sommes tous habitués à cette dénaturation sur la scène, tout comme nous supportons, et supportons volontiers, grâce aux Italiens, cette autre dénaturation, la passion qui chante. — C’est devenu pour nous un besoin que nous ne pouvons satisfaire dans la réalité, d’entendre, dans les situations les plus difficiles, des hommes parler bien et tout au long : nous sommes maintenant ravis lorsque les héros tragiques trouvent encore des paroles, des raisons, des gestes éloquents et en somme un esprit clair, là où la vie s’approche des gouffres et où l’homme réel perd généralement la tête et certainement le beau langage. Cette espèce de déviation de la nature est peut-être la pâture la plus agréable pour la fierté de l’homme ; c’est généralement à cause d’elle qu’il aime l’art, expression d’une anomalie et d’une convention supérieures et héroïques. On fait avec raison un reproche au poète dramatique lorsqu’il ne transforme pas tout en raison et en paroles et qu’il garde toujours un reste de silence : — de même que l’on est mécontent d’un musicien qui, dans un opéra, au moment du mouvement de passion le plus intense ne sait pas trouver une mélodie, mais seulement un balbutiement « naturel », un cri plein d’expression. Car ici il faut contredire la nature ! Ici il faut que l’attrait vulgaire de l’illusion cède la place à un attrait supérieur ! Les Grecs vont très loin dans cette voie, loin — effroyablement loin ! Tout comme ils construisent la scène aussi étroite que possible et s’interdisent tout effet par la profondeur des arrière-plans, tout comme ils rendent impossible à l’acteur le jeu muet et le mouvement léger, pour le transformer en un fantôme solennel, guindé et blafard, ils ont aussi pris à la passion elle-même son arrière-plan profond, pour lui dicter une règle de beau discours, oui, ils ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour aller contre l’effet élémentaire des images qui éveillent la crainte ou la pitié : car ils ne veulent pas la crainte et la pitié. — Honneur à Aristophane, le plus grand honneur ! mais il n’a certainement pas touché juste lorsqu’il a parlé de l’ultime but de la tragédie grecque. Que l’on étudie donc les poètes grecs de la tragédie, pour voir ce qui a le plus excité leur esprit d’application, leur esprit inventif, leur émulation, — ce ne fut certainement pas l’intention de subjuguer le spectateur par les passions ! — L’Athénien allait au théâtre pour entendre de beaux discours ! Et c’est de beaux discours que s’occupait Sophocle ! — que l’on me pardonne cette hérésie. — Il en est tout autrement de l’opéra sérieux : tous ses grands maîtres prennent à cœur d’éviter que l’on comprenne leurs personnages. Un mot saisi au passage peut aider le spectateur inattentif : dans l’ensemble il faut que la situation s’explique par elle-même, — les discours n’ont aucune importance ! — c’est ainsi qu’ils ont tous pensé et c’est ainsi qu’ils se sont tous amusés à faire leurs farces avec les mots. Peut-être ont-ils seulement manqué de courage pour exprimer entièrement leur dernier dédain des paroles : un peu plus d’insolence chez Rossini et il aurait fait chanter d’un bout à l’autre la-la-la-la — il y aurait même eu quelque raison à cela ! C’est que précisément il ne faut pas croire « sur parole » les personnages de l’Opéra, mais « sur les sons » ! Voilà la différence, voilà la belle dénaturation à cause de quoi l’on va à l’Opéra ! Le recitativo secco lui-même ne doit pas être écouté au fond en tant que texte et paroles : cette sorte de demi-musique doit au contraire accorder à l’oreille d’abord un peu de repos (le repos après la mélodie, la jouissance la plus sublime et par conséquent la plus fatigante de cet art), — mais bientôt autre chose : c’est-à-dire une impatience croissante, une résistance croissante, un nouveau désir de musique complète, de mélodie. — Qu’est-ce qui en est à ce point de vue, de l’art de Richard Wagner ? En serait-il peut-être de même ? Peut-être autrement ? Il m’a souvent semblé qu’il aurait fallu apprendre par cœur avant le spectacle les paroles et la musique de ses créations car autrement — c’est ce qui m’a semblé — on n’entendait ni les paroles, ni même la musique.

81.

Goût grec. — « Qu’y a-t-il de beau à cela ? — disait cet arpenteur après une représentation d’Iphigénie — on n’y démontre rien ! » Les Grecs ont-ils été si loin de partager cette opinion ? Chez Sophocle, du moins, « tout est démontré ».

82.

L’esprit n’est pas grec. — Dans tous leurs modes de penser, les Grecs sont indiciblement logiques et simples ; ils ne se sont point fatigués de ces modes, du moins pendant leur période la plus longue et la meilleure, comme il arrive souvent aux Français : lesquels aiment trop faire un petit bond dans l’opposé et ne supportent au fond l’esprit de la logique que lorsqu’il révèle, par une foule de ces petits bonds dans l’opposé, sa gentille sociabilité et son abnégation sociale. La logique leur paraît aussi nécessaire que le pain et l’eau, mais aussi comme une espèce de nourriture de prisonniers, dès que l’on doit l’absorber seule et sans apprêt. Dans la bonne société il ne faut jamais prétendre avoir raison, complètement et seul, comme le veut la logique pure : de là la petite dose de déraison dans tout esprit français. — Le sens de la sociabilité était beaucoup moins développé chez les Grecs qu’il ne l’est et ne l’était chez les Français : de là si peu d’esprit chez leurs hommes les plus spirituels, de là aussi si peu de bons mots, même chez leurs farceurs, de là — hélas… ! On ne croira déjà pas ces paroles et combien d’autres de la même espèce ai-je encore sur le cœur ! — Est res magna tacere — dit Martial avec tous les bavards.

83.

Traductions. — On peut évaluer le sens historique que possède une époque à la façon dont cette époque fait les traductions et cherche à s’assimiler les temps passés et les livres anciens. Les Français du temps de Corneille et encore ceux de la Révolution s’emparèrent de l’antiquité romaine avec des façons que nous n’aurions plus le courage d’avoir — grâce à notre sens historique supérieur. Et l’antiquité romaine elle-même, de quelle façon violente et naïve tout à la fois fit-elle main basse sur tout ce qui est grand et bon dans la plus ancienne antiquité grecque ! Comme ils transposaient alors dans le présent romain ! Comme ils effaçaient, avec intention et sans souci, la poussière des ailes du papillon moment ! C’est ainsi qu’Horace traduisait çà et là Alcée ou Archiloque, ainsi faisait Properce, de Callimaque et de Philetas (des poètes du même rang que Théocrite, si nous avons le droit de juger) : il leur importait peu que le véritable créateur ait vécu telle ou telle chose et en ait marqué les traces dans ses vers ! — en tant que poètes, ils étaient mal disposés à l’égard de l’esprit fureteur archéologique qui précède le sens historique, en tant que poètes ils n’admettaient pas ces choses toutes personnelles, les noms, et tout ce qui était propre à une ville, à une côte, à un siècle, comme une mise et un masque, et ils s’empressaient de mettre en place ce qui était actuel et romain. Ils semblaient vouloir nous demander : « Ne devons-nous pas renouveler pour nous ce qui est ancien et nous accommoder à sa façon ? Ne devons-nous pas avoir le droit d’insuffler notre âme à ce cadavre ? Car enfin il est mort et tout ce qui est mort est si laid ! » — Ils ne connaissaient pas la jouissance du sens historique, le passé et l’étranger leur était pénible, et pour eux, en tant que Romains, c’était là une incitation à une conquête romaine. En effet, traduire c’était alors conquérir, — non seulement en négligeant l’historique : bien plus, on ajoutait une allusion à un événement contemporain, et, avant tout, on effaçait le nom du poète pour mettre le sien en place — on n’avait pas à cause de cela le sentiment du vol, on agissait, au contraire, avec la meilleure conscience de l’imperium Romanum.

84.

De l’origine de la poésie. — Les amateurs du fantastique chez l’homme, qui représentent en même temps la doctrine de la moralité instinctive, raisonnent ainsi : « En admettant que l’on ait vénéré de tout temps ce qui est utile comme divinité supérieure, d’où a bien alors pu venir la poésie ? — cette façon de rythmer le discours qui, loin de favoriser l’intelligibilité de la communication, en diminue plutôt la clarté et qui, malgré cela, comme une dérision à toute convenance utile, a levé et lève encore sa graine partout sur la terre ! La sauvage et belle déraison vous réfute, oh ! utilitaires ! C’est précisément la volonté d’être une fois délivré de l’utilité qui a élevé l’homme, qui lui a inspiré la moralité et l’art ! » — Eh bien ! dans ce cas particulier il me faut parler en faveur des utilitaires, — ils ont si rarement raison que c’est à faire pitié ! C’est pourtant l’utilité, et une très grande utilité que l’on avait en vue, dans ces temps anciens qui donnèrent naissance à la poésie — alors qu’on laissa pénétrer dans le discours le rythme, cette force qui ordonne à nouveau tous les atomes de la phrase, qui enjoint de choisir les mots et qui colore à nouveau la pensée, la rendant plus obscure, plus étrange, plus lointaine : c’est là, il est vrai, une utilité superstitieuse ! On voulut graver les désirs humains dans l’esprit des dieux au moyen du rythme, après que l’on eut remarqué qu’un homme retient mieux dans sa mémoire un vers qu’une phrase en prose ; par le tic tac rythmique on pensait aussi se faire entendre à de plus grandes distances ; la prière rythmique semblait s’approcher davantage de l’oreille des dieux. Mais avant tout on voulait tirer parti de cette subjugation élémentaire qui saisit l’homme à l’audition de la musique ; le rythme est une contrainte ; il engendre un irrésistible désir de céder, de se mettre à l’unisson ; non seulement les pas que l’on fait avec les pieds, mais encore ceux de l’âme suivant la mesure, — et il en sera probablement de même, ainsi raisonnait-on, de l’âme des dieux ! On essaya donc de les forcer par le rythme et d’exercer une contrainte sur eux : on leur lança la poésie comme un lacet magique. Il existait encore une représentation plus singulière, et celle-ci a peut-être contribué le plus puissamment à la formation de la poésie. Chez les Pythagoriciens la poésie apparaît comme enseignement philosophique et comme procédé d’éducation : mais bien avant qu’il y eût des philosophes on accordait à la musique la force de décharger les passions, de purifier l’âme, d’adoucir la ferocia animi — et justement par ce qu’il y a de rythmique dans la musique. Lorsque la juste tension et l’harmonie de l’âme venaient à se perdre, il fallait se mettre à danser, — c’était là l’ordonnance de cette thérapeutique. Avec elle Terpandre apaisa une émeute, Empédocle adoucit un fou furieux, Damon purifia un jeune homme languissant d’amour ; avec elle on mettait aussi en traitement les dieux sauvages, assoiffés de vengeance. D’abord, en portant à leur comble le délire et l’extravagance de leurs passions, on rendait donc l’enragé frénétique, l’assoiffé ivre de vengeance : — tous les cultes orgiaques veulent décharger en une seule fois la férocité d’une divinité et en faire une orgie pour qu’après cela elle se sente plus libre et plus tranquille et laisse l’homme en repos. Melos signifie, d’après sa racine, un moyen d’apaisement, non parce que le chant est doux par lui-même, mais puisque ses effets ultérieurs produisent la douceur. — Et l’on admet que, non seulement dans le chant religieux, mais encore dans le chant profane des temps les plus reculés, le rythme exerçait une puissance magique, par exemple lorsque l’on puisait de l’eau ou lorsque l’on ramait : le chant est un enchantement des démons que l’on imaginait actifs dès que l’on en usait, il rend les démons serviables, esclaves et instruments de l’homme. Et dès que l’on agit on tient un motif à chanter, chaque action est rattachée au secours des esprits : les formules magiques et les enchantements semblent être les formes primitives de la poésie. Lorsque le vers était employé pour un oracle — les Grecs disaient que l’hexamètre avait été inventé à Delphes — le rythme devait là aussi exercer une contrainte. Se faire prophétiser cela signifie primitivement (d’après l’étymologie du mot grec qui me semble probable) : se faire déterminer quelque chose ; on croit pouvoir contraindre l’avenir en gagnant Apollon à sa cause : lui qui, d’après la représentation ancienne, est bien plus qu’un dieu prévoyant l’avenir. Telle que la formule est exprimée, à la lettre et d’après son exactitude rythmique, telle elle lie l’avenir : mais la formule est de l’invention d’Apollon qui, en tant que dieu des rythmes, peut lier aussi les divinités du destin. — Dans l’ensemble, y eut-il en somme jamais, pour l’homme ancien et superstitieux, quelque chose de plus utile que le rythme ? Par lui on pouvait tout faire : accélérer un travail d’une façon magique ; forcer un dieu à apparaître, à être présent, à écouter ; accommoder l’avenir d’après sa propre volonté ; décharger sa propre âme d’un trop-plein quelconque (la peur, la manie, la pitié, la vengeance), et non seulement sa propre âme mais encore celle du plus méchant démon, — sans le vers on n’était rien, par le vers on devenait presque un dieu. Un pareil sentiment fondamental ne peut plus être entièrement extirpé, — et, maintenant encore, après un travail de milliers d’années pour combattre une telle superstition, le plus sage d’entre nous devient à l’occasion un insensé du rythme, ne fût-ce qu’en ceci qu’il sent une idée plus vraie lorsqu’elle prend une forme métrique et s’avance avec un divin « houpsa ».[1] N’est-ce pas chose très plaisante que les philosophes les plus sérieux, malgré toute la sévérité qu’ils mettent d’autre part à manier les certitudes, s’appuient toujours encore sur des sentences de poètes pour donner à leurs idées de la force et de l’authenticité ? — et pourtant il est plus dangereux pour une idée d’être approuvée par les poètes que d’être contredite par eux ! Car, comme dit Homère : « Les poètes mentent beaucoup ! » —

85.

Le bien et le beau. — Les artistes glorifient sans cesse — ils ne font pas autre chose — : ils glorifient toutes les conditions et tous les objets qui ont la réputation de pousser l’homme à se sentir bon, ou grand, ou ivre, ou joyeux, ou bien portant et sage. Ces conditions et ces objets choisis, dont la valeur, pour le bonheur humain, est considérée comme certaine et déterminée, sont l’objectif des artistes ; ceux-ci sont sans cesse aux aguets pour découvrir de pareilles choses afin de les transporter dans le domaine de l’art. Je veux dire : ils ne sont pas eux-mêmes les taxateurs du bonheur et des événements heureux, mais ils s’empressent toujours auprès de ces taxateurs, avec la plus grande curiosité et le désir de s’approprier immédiatement leurs évaluations. C’est pourquoi, puisque, en dehors de leur impatience, ils ont aussi la voix puissante des hérauts et les pieds des coureurs, ils seront toujours parmi les premiers qui glorifient la nouvelle valeur, et paraîtront souvent être ceux qui, les premiers, appellent bonne cette valeur et la taxent comme telle. Mais ceci est, je le répète, une erreur : les poètes sont seulement plus rapides et plus bruyants que les véritables taxateurs. — Mais qui donc sont ceux-ci ? — Ce sont les riches et les oisifs.

86.

Au théâtre. — Aujourd’hui, j’ai de nouveau éprouvé des sentiments forts et élevés et si, pour finir la journée, je pouvais ce soir écouter de la musique, je sais fort bien de quel genre de musique je ne voudrais point, de celui qui cherche à enivrer ses auditeurs et les pousse avec violence, pour un instant, à des sentiments forts et élevés ; — des hommes à l’âme quotidienne, ces auditeurs, qui le soir ne ressemblent pas à des vainqueurs sur des chars de triomphe, mais à des mulets fatigués que la vie a trop souvent fustigés de son fouet. Ces gens connaîtraient-ils seulement les « états d’âme supérieurs » s’il n’existait pas des remèdes enivrants et des coups de fouets idéalistes ! — et c’est ainsi qu’ils ont leurs excitateurs à l’enthousiasme comme ils ont leurs vins. Mais que m’importe leur boisson et leur ivresse ! Qu’importe à l’homme enthousiasmé le vin ! Il regarde au contraire, avec une espèce de dégoût, le moyen et le réparateur qui doivent provoquer ici un effet sans cause suffisante, une singerie de la grande marée de l’âme ! — Comment ! on offre à la taupe des ailes et d’altières pensées, — avant qu’elle aille se coucher, avant qu’elle rentre se tapir dans son antre ? On l’envoie au théâtre et on met de grosses lunettes devant ses yeux aveugles et fatigués ? Des hommes dont la vie n’est point une « action », mais une affaire, sont assis devant la scène et contemplent des êtres étranges dont la vie est plus qu’une affaire ? « Cela convient ainsi, dites-vous, cela est divertissant, c’est ainsi que le veut la civilisation ! » — Eh bien ! C’est peut-être parce que trop souvent la civilisation me manque, que ce spectacle me dégoûte trop souvent. Celui qui trouve en lui-même assez de tragédie et de comédie préférera rester loin du théâtre ; exceptionnellement peut-être la représentation tout entière — y compris le théâtre, le public et le poète — deviendra pour lui le véritable spectacle tragique et comique, en regard de quoi la pièce représentée ne signifiera que peu de chose. Celui qui est lui-même quelque chose comme Faust et Manfred se souciera fort peu des Faust et des Manfred du théâtre ! — tandis que le fait que, d’une façon générale, l’on met en scène de pareilles figures sera certainement pour lui matière à réflexions. Les pensées et les passions les plus fortes devant ceux qui ne sont pas capables de pensées et de passions — mais d’ivresse ! Et celles-là comme un moyen d’arriver à celle-ci. Le théâtre et la musique devenus la fumerie de haschich et le mâchage du bethel des Européens ! Ah ! qui donc nous racontera l’histoire entière des narcotiques ? — C’est presque l’histoire de la « civilisation », de ce que l’on appelle la civilisation supérieure !

87.

De la vanité des artistes. — Je crois que les artistes ignorent souvent leurs capacités parce qu’ils sont trop vaniteux et qu’ils ont dirigé leurs vues sur quelque chose de plus fier que ne semblent être ces petites plantes qui, neuves, rares et belles, savent croître sur leur sol avec une réelle perfection. Ils estiment superficiellement ce qu’il y a de vraiment bon dans leur propre jardin, dans leur propre vignoble, et leur amour n’est pas du même ordre que leur intelligence. Voici un musicien qui, plus que tout autre, est passé maître dans l’art de trouver des accents pour exprimer les souffrances, les oppressions et les tortures de l’âme et aussi pour prêter un langage à la désolation muette. Il n’a pas d’égal pour rendre la coloration d’une fin d’automne, ce bonheur indiciblement touchant d’une dernière, bien dernière et bien courte jouissance, il connaît un accent pour ces minuits de l’âme, secrets et inquiétants, où cause et effet semblent se disjoindre, où, à chaque moment, quelque chose peut surgir du « néant ». Mieux que tout autre, il puise tout au fond du bonheur humain et, en quelque sorte, dans sa coupe déjà vidée, où les gouttes les plus amères finissent par se confondre avec les plus douces. Il connaît ces oscillations fatiguées de l’âme qui ne sait plus ni sauter ni voler, ni même se transporter ; il a le regard craintif de la douleur cachée, de la compréhension qui ne console point, des adieux sans aveux ; oui, même comme Orphée de toutes les misères intimes, il est plus grand que tout autre, et il a ajouté à l’art des choses qui, jusqu’ici, paraissaient inexprimables et même indignes de l’art, — et qui, surtout avec des paroles, ne pouvaient être que mises en fuite et non pas saisies, — de même tous ces infiniment petits de l’âme qui forment en quelque sorte les écailles de sa nature amphibie, — car dans l’art de l’infiniment petit il est passé maître. Mais il ne veut pas de cette maîtrise ! Son caractère se plaît, tout au contraire, aux grands panneaux, à l’audacieuse peinture murale ! Il ne comprend pas que son esprit a un autre goût et un autre penchant, qu’il préférerait se blottir tranquillement dans les recoins de maisons en ruines : — c’est là que caché : caché à lui-même, il compose ses vrais chefs-d’œuvre, qui tous sont très courts, souvent seulement longs d’une seule mesure, — alors seulement il est supérieur, absolument grand et parfait. — Mais il ne le sait pas ! Il est trop vaniteux pour le savoir.

88.

Prendre la vérité au sérieux. — Prendre la vérité au sérieux ! De combien de façons différentes les hommes entendent ces paroles ! Ce sont les mêmes opinions, les mêmes modes de démonstration et d’examen qu’un penseur considère comme une étourderie lorsqu’il les met lui-même en pratique — il y a succombé, à sa honte, dans une heure de faiblesse — ces mêmes opinions qui peuvent inspirer à un artiste, lorsqu’il s’y heurte et vit avec elles pendant un certain temps, la conscience d’avoir été saisi par la profonde gravité de la vérité, chose surprenante, d’avoir enfin montré, quoique artiste, le désir le plus sérieux de ce qui est opposé à l’apparence. Il arrive ainsi que quelqu’un révèle, précisément avec son allure de gravité, de quelle façon superficielle et frugale son esprit s’est mu jusqu’à présent dans le domaine de la connaissance. — Et ne sommes-nous pas trahis par tout ce à quoi nous attachons de l’importance ? Nous montrons ainsi où se trouvent nos poids et pour quelles circonstances nous manquons de poids.

89.

Maintenant et autrefois. — Qu’importe tout notre art dans les œuvres d’art, si l’art supérieur, qui est l’art des fêtes, se met à disparaître parmi nous ! Autrefois toutes les œuvres d’art étaient exposées sur les grandes voies triomphales de l’humanité, comme des monuments, et en commémoration de moments supérieurs et bienheureux. Maintenant, avec les œuvres d’art, on veut éloigner les pauvres épuisés et les malades de la grande route de souffrance de l’humanité, pour leur procurer un petit moment d’ivresse et de folie.

90.

Les lumières et les ombres. — Les livres et leur exécution sont différents chez différents penseurs : l’un a réuni dans un volume les clartés qu’il a su dérober à l’éclat d’une connaissance subite et emportée en hâte ; l’autre ne donne que les ombres, les pastiches en gris et noir de ce qui, la veille, s’est édifié dans son âme.

91.

Précaution. — Alfieri, on le sait, a beaucoup menti lorsqu’il raconta aux contemporains étonnés l’histoire de sa vie. C’est le despotisme à l’égard de lui-même qui l’a fait mentir, ce despotisme qu’il montra par exemple dans la façon dont il se créa sa propre langue, dont il se fit poète tyranniquement : — il avait enfin trouvé une forme sévère de supériorité à quoi il contraignit sa vie et sa mémoire, non sans avoir beaucoup souffert. — Je n’aurais pas non plus foi en une autobiographie de Platon ; tout aussi peu qu’en les Confessions de Rousseau ou la Vita nuova du Dante.

92.

Prose et poésie. — Il ne faut pas oublier que les grands maîtres de la prose ont presque toujours été poètes, soit publiquement, soit seulement en secret et pour l’intimité ; et vraiment, ce n’est qu’en regard de la poésie que l’on écrit de bonne prose ! Car celle-ci est une aimable guerre ininterrompue avec la poésie : tout son charme consiste à échapper sans cesse à la poésie et à y contredire ; toute abstraction veut être débitée avec une voix moqueuse, comme une malice à l’endroit de la poésie ; chaque sécheresse, chaque froideur doit pousser à un désespoir aimable l’aimable déesse ; souvent il y a des rapprochements, des réconciliations momentanées, puis un recul soudain et un éclat de rire : souvent le rideau est levé pour laisser entrer une lumière crue, tandis que justement la déesse jouit de son crépuscule et de ses couleurs sombres ; souvent on lui retourne les paroles dans la bouche et on les chante sur une mélodie qui lui fait de ses fines mains se boucher ses fines oreilles — et c’est ainsi qu’il y a mille plaisirs de la guerre, sans oublier les défaites, dont les gens dépourvus de poésie, ceux que l’on appelle les hommes prosaïques, ne savent rien du tout : — ce qui fait que ceux-ci n’écrivent et ne parlent qu’en mauvaise prose ! La guerre est la mère de toutes les bonnes choses, la guerre est aussi la mère de toute bonne prose ! — Il y eut dans ce siècle quatre hommes très rares et véritablement poètes qui ont touché à la maîtrise de la prose, à cette maîtrise pour quoi, d’autre part, ce siècle n’est point fait — à cause de son manque de poésie, comme je l’ai indiqué. Abstraction faite de Gœthe que le siècle qui l’a produit revendique avec raison, je ne vois que Giacomo Léopardi, Prosper Mérimée, Ralph Waldo Emerson et Walter Savage Landor, l’auteur des Imaginary Conversations, qui fussent dignes d’être appelés maîtres de la prose.

93.

Mais toi, pourquoi écris-tu donc ?A : je ne suis pas de ceux qui pensent avec la plume mouillée à la main, et moins encore de ceux qui s’abandonnent à leurs passions devant l’encrier ouvert, assis sur leur chaise et fixant le papier. Je me fâche ou j’ai honte de tout écrit ; écrire est pour moi une nécessité, — j’ai une répugnance à en parler même en symbole. — B : Mais pourquoi écris-tu alors ? — A : Hélas ! mon cher, soit dit entre nous, je n’ai pas encore trouvé jusqu’à présent d’autre moyen de me débarrasser de mes pensées. — B : Et pourquoi veux-tu en être débarrassé ? — A : Pourquoi je veux ? Est-ce que je veux ! J’y suis forcé. — B : Assez ! Assez !

94.

Croissance après la mort. — Ces petites paroles intrépides sur les choses morales que Fontenelle a jetées dans ses immortels Dialogues des morts étaient regardées jadis comme des paradoxes et des jeux d’un esprit aventureux ; même les juges suprêmes du goût et de l’esprit n’y voyaient pas davantage, — et peut-être Fontenelle lui non plus. Maintenant il se passe quelque chose d’incroyable : ces pensées deviennent des vérités ! La science les démontre ! Le jeu devient sérieux ! Et nous lisons ces dialogues avec un autre sentiment que ne le firent Voltaire et Helvétius, et involontairement nous élevons leur auteur dans une autre classe d’esprit, une classe beaucoup plus haute que celle où le placèrent ceux-ci, — avec raison ? ou bien à tort ?

95.

Chamfort. — Un connaisseur de l’humanité et de la foule comme Chamfort se mit précisément du côté de la foule et ne se tint pas à l’écart et sur la défensive, persévérant dans son renoncement philosophique. Je ne puis pas m’expliquer ce fait autrement que de la manière suivante : Il y eut en lui un instinct qui fut plus fort que sa sagesse, un instinct qui ne fut jamais satisfait, la haine contre toute noblesse de race ; peut-être la haine trop explicable de sa mère, une haine qui fut sacrée en lui par l’amour pour sa mère, — un instinct de haine qu’il avait conservé de ses années d’enfance et qui attendait l’heure de venger la mère. Et voici que la vie, et son génie et, hélas ! le plus peut-être le sang paternel qui coulait dans ses veines l’avaient induit à s’enrégimenter dans cette noblesse, à se sentir son égal — pendant de longues années ! Mais il finit par ne plus pouvoir supporter son propre aspect, l’aspect du « vieil homme » sous l’ancien régime ; il fut pris d’une passion violente de faire pénitence ; cette passion lui fit revêtir le vêtement de la populace, comme une espèce de silice à lui. Sa mauvaise conscience fut la négligence de la haine. — En admettant que Chamfort fût demeuré alors plus philosophe d’un degré, la Révolution eût été privée de son esprit le plus tragique et de son aiguillon le plus affilé : elle serait considérée comme un événement beaucoup plus bête et n’exercerait pas cette séduction sur les esprits. Mais la haine et la vengeance de Chamfort éduquèrent toute une génération : et les hommes les plus illustres traversèrent cette école. Que l’on considère donc que Mirabeau élevait son regard vers Chamfort, comme à un moi supérieur et plus âgé, de qui il attendait et tolérait les impulsions, les avertissements et les sentences, — Mirabeau qui, comme homme, fait partie d’un ordre de supériorité bien différent de celui des premiers parmi les grands hommes d’État d’hier et d’aujourd’hui. — Il est singulier que, malgré un pareil ami et avocat — on possède les lettres de Mirabeau à Chamfort — le plus spirituel des moralistes soit resté étranger aux Français, de même que Stendhal qui, peut-être parmi tous les Français de ce siècle, a possédé les yeux et les oreilles les plus riches en pensées. Est-ce parce que ce dernier possédait quelque chose qui était trop d’un Allemand et d’un Anglais pour être encore tolérable pour les Parisiens ? — tandis que Chamfort, homme riche en profondeurs et en tréfonds de l’âme, sombre, souffrant, ardent, — penseur qui jugea le rire nécessaire comme un remède contre la vie et qui se crut presque perdu le jour où il n’avait pas ri — apparaît bien plutôt comme un Italien, proche parent du Dante et de Léopardi, que comme un Français. On connaît les dernières paroles de Chamfort : « Ah ! mon ami, dit-il à Siéyès, je m’en vais de ce monde, où il faut que le cœur se brise ou se bronze. » — Ce ne sont-là, certes, pas les paroles d’un Français mourant.

96.

Deux orateurs. — De ces deux orateurs l’un n’atteint toute la raison de sa cause que lorsqu’il s’abandonne à la passion : la passion seule lui fait monter assez de sang et de chaleur au cerveau pour forcer sa haute intelligence à se révéler. L’autre essaie bien de temps en temps la même chose : présenter sa cause à l’aide de la passion d’une façon sonore, violente et entraînante, — mais il y réussit généralement très mal. Il devient alors vite obscur et confus, il exagère, fait des omissions et suscite des méfiances à l’égard de la raison de sa cause ; oui, lui-même éprouve alors cette méfiance et par là s’expliquent ces bonds soudains, ces intonations froides et repoussantes qui provoquent dans l’auditoire des doutes sur la sincérité de sa passion. Chez lui la passion submerge chaque fois l’esprit : peut-être parce qu’elle est plus forte que chez le premier. Mais il atteint toute la hauteur de sa force lorsqu’il résiste à l’impétueuse tempête de son sentiment, le narguant en quelque sorte : c’est alors seulement que son esprit sort entièrement de sa cachette, esprit logique, moqueur, qui se joue, et pourtant terrible.

97.

De la loquacité des écrivains. — Il existe une loquacité de la colère, — souvent chez Luther et aussi chez Schopenhauer. Une loquacité qui provient d’une trop grande abondance de formules de concept comme chez Kant. Une loquacité qui vient de la joie de tourner d’une façon toujours nouvelle la même chose : on la trouve chez Montaigne. Une loquacité d’une nature perfide : celui qui lit les écrits de ces temps se souviendra probablement, pour ce cas particulier, de deux écrivains. Une loquacité qui produit la joie des mots propres et des belles formes du discours : souvent dans la prose de Gœthe. Une loquacité par pur plaisir du bruit et de la confusion des sentiments : par exemple chez Carlyle.

98.

À la gloire de Shakespeare. — La plus belle chose que je puisse dire à la gloire de Shakespeare, de l’homme, est celle-ci : il a cru en Brutus sans jeter un grain de méfiance sur cette espèce de vertu ! C’est à lui qu’il a consacré sa meilleure tragédie — on la désigne toujours encore sous un titre inexact — à lui et au plus terrible résumé de la haute morale. Indépendance de l’âme ! — c’est de cela qu’il s’agit ici ! Aucun sacrifice ne peut être trop grand, il faut pouvoir sacrifier à cette indépendance son ami le plus cher, fût-il l’homme le plus superbe, l’ornement du monde, le génie sans égal, — je veux dire lorsque l’on aime la liberté, en tant que liberté des grandes âmes, et que par l’ami cette liberté est mise en danger : — c’est ainsi que Shakespeare a dû sentir ! La hauteur où il place César est l’honneur le plus subtil qu’il pouvait rendre à Brutus : ainsi seulement il élève jusqu’à l’immense le problème intérieur de celui-ci, et de même la force de l’âme qui était capable de trancher ce nœud ! — Était-ce vraiment la liberté politique qui poussa ce poète à compatir avec Brutus, — à se faire le complice de Brutus ? Ou bien la liberté politique n’était-elle que le langage symbolique pour quelque chose d’inexprimable ? Nous trouvons-nous peut-être devant quelque événement de l’âme propre au poète, devant une aventure dont il ne voulait parler que par signes ? Qu’est toute mélancolie d’Hamlet à côté de la mélancolie de Brutus ! — et peut-être Shakespeare connaissait-il l’une comme l’autre par expérience ! Peut-être avait-il, lui aussi, ses heures sombres et son mauvais ange, comme Brutus ! Mais quelles que soient les ressemblances et les rapports secrets, Shakespeare s’inclina devant le caractère et la vertu de Brutus, il se sentit indigne et lointain. — Il en a inscrit le témoignage dans sa tragédie. Deux fois il y a présenté un poète et deux fois il a déversé sur lui un tel mépris impatient et ultime que cela a presque l’air d’un cri, — d’un cri poussé par le mépris de soi. Brutus, Brutus lui-même, perd patience lorsque le poète apparaît, vaniteux, pathétique, importun, comme sont généralement les poètes, des êtres qui semblent être gonflés de possibilités de grandeur, même de grandeur morale et qui pourtant, dans la philosophie de l’action et de la vie, arrivent eux-mêmes rarement à la simple équité. « S’il connaît le temps, je connais ses lubies — éloignez le pantin ! — » s’écrie Brutus. Que l’on retraduise cela dans l’âme du poète qui l’imagina.

99.

Les disciples de Schopenhauer. — Ce que l’on aperçoit au contact des peuples civilisés et des barbares : que régulièrement la civilisation inférieure commence par adopter les vices, les faiblesses et les excès de la supérieure, puis, partant de là, tandis qu’elle en éprouve la séduction, finit par faire passer sur elle, au moyen des faiblesses et des vices acquis, quelque chose de la force que renferme la civilisation supérieure — on peut le constater aussi dans son entourage, et sans voyager parmi les peuples barbares ; il est vrai que c’est mêlé d’un peu plus de finesse et de spiritualité et sans qu’il soit aussi facile de s’en rendre compte. Qu’est-ce que les adhérents de Schopenhauer en Allemagne commencent donc d’abord à adopter de leur maître ? — ses adhérents qui, en regard de sa culture supérieure, doivent se paraître à eux-mêmes suffisamment barbares pour commencer par être fascinés et séduits par lui d’une façon barbare. Est-ce par son dur sens des réalités, par sa bonne volonté d’arriver à la clarté et à la raison, qui souvent le font paraître si anglais et si peu allemand ? Est-ce par la vigueur de sa conscience intellectuelle qui supporta, sa vie durant, une contradiction entre l’être et le vouloir, et qui le força à se contredire même dans ses œuvres, sans cesse et sur chaque point ? Ou bien est-ce par sa propreté dans les choses de l’Église et du Dieu chrétien ? — car en cela il était net comme pas un philosophe allemand jusqu’alors, de sorte qu’il vécut et mourut « en voltairien ». Ou bien encore par ses immortelles doctrines de l’intellectualité des conceptions, de l’apriorité de la loi de causalité, de la nature-instrument, de l’intellect et de la non-liberté du vouloir ? Non, tout cela ne séduit point et n’est pas ressenti comme séduction : mais l’embarras mystique et les faux-fuyants de Schopenhauer aux endroits où le penseur réaliste s’est laissé séduire et corrompre par la vaine aspiration à vouloir déchiffrer l’énigme du monde, mais l’indémontrable doctrine de la volonté unique (« toutes causes ne sont que causes occasionnelles de l’apparition de la volonté, en tel temps, en tel lieu », « la volonté de vie se trouve entière et indivise dans chaque être, même le plus misérable, aussi complète que dans la totalité de tous ceux qui furent, sont et seront »), mais la négation de l’individu (« tous les lions ne sont en somme qu’un seul lion », « la multiplicité des individus n’est qu’apparence », tout comme l’évolution n’est qu’apparence ; — Schopenhauer appelle la pensée de Lamarck « une erreur géniale et absurde ») —, mais l’exaltation du génie (« dans la contemplation esthétique, l’individu n’est plus individu, mais pur sujet de la connaissance, sans volonté, sans douleur et hors du temps » ; « le sujet en s’absorbant complètement dans l’objet de la contemplation se transforme en cet objet même »), mais encore le non-sens de la pitié et de l’épanouissement du principe d’individuation, comme source de toute moralité, rendu possible par la pitié, sans oublier enfin des affirmations telles que : « la mort est en somme le but de l’existence », « a priori on ne peut pas nier absolument la possibilité qu’une influence magique ne puisse partir d’un être défunt » ; ces excès et ces vices du philosophe et d’autres semblables sont toujours adoptés, en première ligne, pour en faire des articles de foi : — car les vices et les excès sont toujours le plus facile à imiter et n’ont pas besoin d’un long exercice préalable. Mais parlons du plus célèbre des schopenhauériens actuellement en vie, de Richard Wagner. — Il lui en est advenu comme de bien des artistes déjà : il s’est mépris sur l’interprétation des personnages qu’il a créés et il a méconnu la philosophie inexprimée de son propre art. Richard Wagner, jusqu’au milieu de sa vie, s’est laissé égarer par Hegel ; puis, encore une fois, par Schopenhauer, lorsqu’il crut voir dans ses propres personnages le reflet des doctrines du philosophe et qu’il se mit à se formuler lui-même par des termes comme « volonté », « génie » et « pitié ». Néanmoins il est certain que rien n’est plus contraire à l’esprit de Schopenhauer que ce qu’il y a de particulièrement wagnérien chez les héros de Wagner : je veux dire l’innocence du plus haut amour de soi, la foi en la grande passion comme le bien par excellence, en un mot ce qu’il y a de siegfriedien dans l’allure de ses héros. « Tout cela ressemble beaucoup plus à Spinoza qu’à moi », — dirait peut-être Schopenhauer. Quelles que soient les bonnes raisons qu’aurait eues Wagner de s’enquérir d’autres philosophes, plutôt que de Schopenhauer, le charme auquel il a succombé, pour ce qui en est de ce penseur, l’a rendu aveugle, non seulement à l’égard d’autres philosophes, mais encore à l’égard de la science elle-même. Tout son art veut s’affirmer toujours davantage comme allant de pair avec la philosophie schopenhauérienne qu’il complète, et il renonce toujours plus expressément à l’orgueil supérieur qu’il y aurait à aller de pair avec la connaissance humaine et la science, pour les compléter. Et il y est non seulement poussé par toute la secrète splendeur de cette philosophie qui aurait aussi tenté un Cagliostro : ce sont tous les gestes particuliers et toutes les passions des philosophes qui furent toujours des séducteurs ! Schopenhauérien est par exemple l’emportement de Wagner contre la corruption de la langue allemande ; mais si, dans ce cas particulier, on pourrait approuver l’imitation, il ne faut cependant pas oublier que le style de Wagner n’en souffre pas moins de toutes les tumeurs et ampoules qui rendaient Schopenhauer si furieux, et que pour ce qui en est des wagnériens qui écrivent en allemand, la wagnéromanie commence à se montrer aussi dangereuse que ne fut jamais toute espèce d’hégélomanie. Schopenhauérienne est la haine de Wagner contre les juifs qu’il ne sait même pas apprécier à leur valeur dans leur acte le plus fameux : car les juifs sont les inventeurs du christianisme ! Schopenhauérienne est, chez Wagner, la tentative de considérer le christianisme comme une graine égarée du bouddhisme, et de préparer pour l’Europe une époque bouddhiste, en préconisant un rapprochement momentané avec des formules et des sentiments catholiques chrétiens. Schopenhauérien est le prêche de Wagner en faveur de la pitié, dans les rapports avec les bêtes ; on sait qu’en cette matière le précurseur de Wagner fut Voltaire qui, semblable en cela à ses successeurs, sut peut-être déjà travestir en pitié envers les animaux sa haine contre certaines choses et certaines gens. La haine de Wagner contre la science, cette haine qui parle dans son prêche, n’est du moins pas inspirée par l’esprit de charité et de bonté, cela est certain, — et encore moins, comme il va de soi, par l’esprit en général. — En fin de compte, la philosophie d’un artiste importe peu, pour le cas où elle ne serait qu’une philosophie ajoutée après coup, et ne ferait point de mal à son art même. On ne peut pas assez se garder d’en vouloir à un artiste à cause d’une mascarade d’occasion, peut-être souvent très malheureuse et pleine de prétentions ; n’oublions donc pas que ces chers artistes sont, sans exception, un peu comédiens, qu’ils doivent l’être, et qu’à la longue ils s’en tireraient difficilement sans comédie. Restons fidèles à Wagner pour ce qui est chez lui vrai et original, — et surtout en cela que nous restions nous-mêmes, nous qui sommes ses disciples, fidèles à ce qui chez nous est vrai et original. Laissons-lui ses mouvements d’humeur et ses crampes intellectuelles, considérons plutôt, avec équité, quels sont les nourritures et les besoins singuliers que son art a le droit d’avoir pour pouvoir vivre et grandir ! Il n’importe pas que, comme penseur, il ait si souvent tort ; la justice et la patience ne sont pas son affaire. Il suffit que sa vie ait raison devant elle-même et qu’elle garde raison : — cette vie qui s’adresse à chacun de nous pour s’écrier : « Sois un homme et ne me suis pas, — c’est toi-même qu’il faut suivre ! toi-même ! » Notre vie elle aussi doit garder raison devant nous-mêmes ! Nous aussi, nous devons croître et nous épanouir librement et sans crainte, dans un innocent amour de nous-mêmes, par notre propre personnalité. Et ainsi, en contemplant un tel homme, aujourd’hui comme jadis, ces paroles résonnent encore à mon oreille : « Que la passion est meilleure que le stoïcisme et l’hypocrisie, qu’être sincère, même dans le mal, vaut mieux que de se perdre soi-même dans la moralité de la tradition, qu’un homme libre peut être tant bon que méchant, mais qu’un homme assujetti est une honte pour la nature et ne participe à aucune consolation, ni divine, ni terrestre ; et enfin, que chacun de ceux qui veulent devenir libres ne pourra le devenir que par lui-même, et que la liberté ne tombe dans le sein de personne comme un présent miraculeux. » (Richard Wagner à Bayreuth).

100.

Apprendre à rendre hommage. — Il faut que les hommes apprennent le respect tout comme le mépris. Celui qui marche dans des voies nouvelles et qui a conduit beaucoup d’hommes dans des voies nouvelles découvre, avec surprise, combien maladroits et pauvres sont tous ces hommes dans l’expression de leur reconnaissance et même combien il est rare que cette reconnaissance puisse seulement se manifester. C’est comme si, chaque fois qu’elle veut parler, quelque chose lui entrait dans la gorge, en sorte qu’elle ne ferait que tousser, pour se taire en toussant. La façon dont un penseur ressent l’effet de ses idées et de leur force qui transforme et ébranle est presque une comédie ; quelquefois l’on dirait que ceux sur lesquels on a agi s’en trouvent offensés au fond, et ne savent plus faire autre chose que de manifester leur indépendance qu’ils croient menacée, par toute sorte de grossièreté. Il faut des générations tout entières pour inventer une convention courtoise de la reconnaissance ; et ce n’est que très tard qu’arrive le moment où une sorte d’esprit et de génialité pénètre la reconnaissance. Alors il y a généralement quelqu’un qui est le grand réceptacle des remerciements, non seulement pour le bien qu’il a fait lui-même, mais généralement pour ce que ses prédécesseurs ont accumulé de trésors dans ce qu’il y a de plus haut et de meilleur.

101.

Voltaire. — Partout où il y avait une cour, il y avait une règle de beau langage et, par cela même, aussi des règles du style pour tous ceux qui écrivaient. Mais le langage des cours est le langage du courtisan qui n’a pas de profession et qui, dans la conversation sur les choses de la science, s’interdit toute expression technique parce qu’elle sent le professionnel, c’est pourquoi l’expression technique et tout ce qui révèle le spécialiste est une tare du style dans les pays qui ont la civilisation des cours. Maintenant que toutes les cours sont devenues des caricatures de jadis et de naguère on est étonné de trouver Voltaire lui-même infiniment sec et pénible (par exemple dans son jugement sur des stylistes comme Fontenelle et Montesquieu), — c’est que nous voilà tous émancipés du goût des cours, tandis que Voltaire en possédait la forme la plus parfaite !

102.

Un mot pour les philologues. — Il y a des livres si précieux et si royaux que des générations entières de savants ont leur utilité si, grâce à leur labeur, ces livres sont conservés purs et intelligibles, — et la philologie existe pour affermir toujours cette croyance à nouveau. Elle suppose que ces hommes rares qui savent utiliser des livres aussi précieux existent (bien que l’on ne les voie pas) : — ce sont probablement ceux qui écrivent ou sont capables d’écrire de pareils livres. Je voulais dire que l’existence des philologues implique une noble croyance, — la croyance qu’au bénéfice du petit nombre de ceux qui doivent toujours « venir » un très gros morceau de besogne pénible et souvent malpropre doit être fait d’avance : tout cela est de la besogne in usum Delphinorum.

103.

De la musique allemande. — La musique allemande est maintenant déjà, plus que toute autre, la musique européenne, parce qu’en elle seule, les changements que la Révolution a produits en Europe ont trouvé leur expression : c’est la musique allemande seulement qui s’entend à l’expression des mains populaires en mouvement, à ce formidable vacarme artificiel qui n’a même pas besoin de faire beaucoup de bruit — tandis que par exemple l’Opéra italien ne connaît que les chœurs de domestiques ou de soldats, mais pas de « peuple ». Il faut ajouter que, dans toute musique allemande, on perçoit une profonde jalousie bourgeoise de tout ce qui est noblesse, surtout de l’esprit et de l’élégance, en tant qu’expression d’une société de cour et de chevalerie, vieille et sûre d’elle-même. Ce n’est pas là de la musique comme celle du « Sänger » de Goethe, de cette musique chantée devant la porte qui plaît aussi « dans la salle » et surtout au roi. Il ne s’agit pas de dire : « les chevaliers regardaient avec courage et les belles baissaient les yeux. » La grâce même n’entre pas dans la musique allemande sans des velléités de remords ; ce n’est que quand il arrive à la joliesse, cette sœur champêtre de la grâce, que l’Allemand commence à se sentir moralement à l’aise — et dès lors il s’élève toujours davantage jusqu’à cette « sublimité » enthousiaste, savante, souvent à patte d’ours, la sublimité d’un Beethoven. Si l’on veut s’imaginer l’homme de cette musique, eh bien ! que l’on s’imagine donc Beethoven, tel qu’il apparut à côté de Gœthe, par exemple à cette rencontre de Teplitz[2] : comme la demi-barbarie à côté de la culture, comme le peuple à côté de la noblesse, comme l’homme bonasse à côté de l’homme bon, et plus encore que « bon », comme le fantaisiste à côté de l’artiste, comme celui qui a besoin de consolations à côté de celui qui est consolé, comme l’exagérateur et le défiant à côté de l’équitable, comme le quinteux et le martyr de soi-même, comme l’extatique insensé, le béatement malheureux, le candide démesuré, comme l’homme prétentieux et lourd — et en tout et pour tout comme l’homme « non dompté » : ainsi l’a compris et désigné Gœthe lui-même, Gœthe l’Allemand d’exception pour qui une musique qui aille de pair avec lui n’a pas encore été trouvée ! — Que l’on considère, pour finir, s’il ne faut pas entendre ce mépris toujours croissant de la mélodie et ce dépérissement du sens mélodique chez les Allemands comme une mauvaise manière démocratique et un effet ultérieur de la Révolution. Car la mélodie affirme une joie si ouverte de tout ce qui est règle et une telle répugnance du devenir, de l’informe, de l’arbitraire qu’elle vous a un son qui vient de l’ancien régime, dans les choses européennes, et comme une séduction et un retour vers cet ancien régime.

104.

De l’intonation de la langue allemande. — On sait d’où vient la langue allemande qui est depuis

quelques siècles la langue littéraire généralement en usage. Les Allemands, avec leur respect de tout ce qui venait de la cour, ont pris à dessein les chancelleries comme modèles pour tout ce qu’ils avaient à écrire, donc surtout pour leurs lettres, actes officiels, testaments et autres. Écrire en style de chancellerie, c’était là écrire conformément à la cour et au gouvernement — c’était quelque chose de noble qui se distinguait de l’allemand de la ville où l’on vivait. Peu à peu l’on se mit à tirer des conclusions et à parler aussi comme l’on écrivait, — de cette façon l’on devenait plus noble encore dans la formation des mots, dans le choix des expressions et des tournures de phrases et finalement aussi dans le timbre de la voix : on affectait les intonations de la cour lorsque l’on parlait, et l’affectation finit par être une seconde nature. Peut-être une chose semblable ne s’est-elle passée nulle part ailleurs : la prépondérance du style littéraire sur le discours : les afféteries et l’affectation distinguée de tout un peuple, comme base d’une langue, commune à un peuple, qui ne serait plus du dialecte. Je crois que l’intonation de la langue allemande, pendant et surtout après le Moyen Âge, fut foncièrement paysanne et vulgaire ; elle s’est un peu amollie durant les derniers siècles, surtout parce que l’on se crut obligé d’imiter tant d’intonations françaises, italiennes et espagnoles, et ceci surtout dans les milieux de la noblesse allemande (et autrichienne) qui ne pouvaient absolument pas se satisfaire de la langue maternelle. Mais pour Montaigne et surtout pour Racine, malgré cet usage, l’allemand a dû avoir un timbre d’une vulgarité insupportable : et encore de nos jours, au milieu de la populace italienne, dans la bouche des voyageurs, la langue allemande garde toujours des sons durs et rogues qui ont l’air de sortir de la forêt ou de demeures enfumées dans des contrées sans politesse. — Eh bien ! je remarque maintenant de nouveau que, parmi les antiques admirateurs des chancelleries, se propage un besoin analogue de noblesse dans les intonations, et que les Allemands commencent à se soumettre au « charme » d’un timbre tout particulier qui pourrait devenir à la longue un véritable danger pour la langue allemande, — car l’on chercherait en vain des intonations aussi horribles en Europe. Avoir quelque chose d’ironique, de froid, d’indifférent, de nonchalant dans la voix : c’est ce que les Allemands tiennent maintenant pour « distingué » — et je perçois la bonne volonté que l’on met à accueillir cette distinction dans le langage des jeunes fonctionnaires, des professeurs, des femmes, des commerçants ; et les petites filles elles-mêmes imitent déjà cet allemand d’officier. Car c’est l’officier, l’officier prussien, qui est l’inventeur de ces intonations : ce même officier qui, en tant que militaire et homme du métier, possède cet admirable tact de modestie, sur quoi tous les Allemands (y compris le professeur et le musicien) pourraient prendre exemple. Mais dès qu’il se met à parler et à se mouvoir il devient la figure la plus immodeste, celle qui est du plus mauvais goût dans la vieille Europe — et cela certainement sans qu’il s’en doute ! Et aussi sans que ces bons Allemands en aient conscience, ces bons Allemands qui admirent en lui l’homme de la meilleure société, de la société la plus distinguée, et qui aiment à se « faire donner le ton » par lui. C’est ce qu’il fait ! — et en première ligne ce sont les sous-officiers, caporaux et sergents, qui imitent ce ton et le rendent encore plus grossier. Que l’on écoute les commandements dont les appels entourent de leurs hurlements les villes allemandes, maintenant que l’on fait l’exercice devant toutes les portes : quelle arrogance, quel furieux sentiment d’autorité, quelle froideur moqueuse résonne dans ces hurlements ! Les Allemands seraient-ils vraiment un peuple musicien ? — Ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils se militarisent maintenant dans les intonations de leur langue : il est probable qu’exercés, comme ils le sont, à parler militairement, ils finiront aussi par écrire militairement. Car l’habitude de certaines intonations s’enracine profondément dans le caractère : — on arrive vite aux mots et aux tournures de phrases, et finalement aussi aux idées qui s’accordent avec ces intonations ! Sans doute écrit-on maintenant déjà à l’officière ; je ne lis peut-être pas assez ce que l’on écrit actuellement en Allemagne pour le savoir. Mais il y a une chose que je sais avec d’autant plus de certitude : les manifestations publiques allemandes qui parviennent jusqu’à l’étranger ne s’inspirent pas de la musique allemande, mais de cette nouvelle allure d’une arrogance de mauvais goût. Presque dans chaque discours du premier homme d’État allemand, alors même qu’il se fait entendre par le porte-voix impérial, il y a un accent que l’oreille d’un étranger repousse avec répugnance ; mais les Allemands le supportent, — ils se supportent eux-mêmes.

105.

Les Allemands en tant qu’artistes. — S’il arrive par hasard à l’Allemand de se passionner véritablement (et non pas, comme cela est généralement le cas, d’avoir seulement la bonne volonté de la passion), il se comportera dans sa passion comme il devra se comporter et n’y songera pas autrement. La vérité cependant est qu’il sera alors très maladroit et laid, et comme s’il était sans mesure et sans mélodie, ce qui fait que les spectateurs seront péniblement impressionnés ou touchés jusqu’aux larmes, sans rien de plus : — à moins qu’il ne s’élève artificiellement au sublime et au ravissement dont certaines passions sont capables. Alors l’Allemand lui-même devient beau ! La prévision de la hauteur à partir de laquelle la beauté commence à répandre son charme, même sur les Allemands, pousse les artistes germaniques à s’élever et à se surélever, les pousse aux excès de la passion : c’est donc un désir profond et réel de dépasser, au moins du regard, les laideurs et les maladresses — pour atteindre un monde meilleur, plus léger, plus méridional, plus ensoleillé. Et c’est ainsi que leurs luttes ne sont souvent que des indices de leurs aspirations à la danse : ces pauvres ours dont l’âme est hantée par des nymphes et des sylvains cachés — et parfois aussi par des divinités plus hautes encore !

106.

La musique qui intercède. — « Je suis avide de trouver un maître dans l’art des sons, dit un novateur à son disciple, un maître qui apprendrait chez moi les idées et qui les traduirait dorénavant dans son langage : c’est ainsi que j’arriverais mieux à l’oreille et au cœur des hommes. Avec les sons on parvient à séduire les hommes et à leur faire accepter toutes les erreurs et toutes les vérités : qui donc serait capable de réfuter un son ? » — « Tu aimerais donc être considéré comme irréfutable ? » interrogea le disciple. Le novateur répondit : « J’aimerais que le germe devînt arbre. Pour qu’une doctrine devienne arbre, il faut que l’on ait foi en elle pendant un certain temps : pour que l’on ait foi en elle, il faut qu’elle soit considérée comme irréfutable. L’arbre a besoin de tempêtes, de doutes, de vers rongeurs, de méchanceté, pour lui permettre de manifester l’espèce et la force de son germe ; qu’il se brise s’il n’est pas assez fort. Mais un germe n’est toujours que détruit — et jamais réfuté ! » — Lorsqu’il eut dit cela, son disciple s’écria avec impétuosité : « Mais moi, j’ai foi en ta cause et je la crois assez forte pour que je puisse dire contre elle tout, tout ce que j’ai sur le cœur. » — Le novateur se mit à rire à part soi, et le menaça du doigt. « Cette espèce d’adhésion, ajouta-t-il, est la meilleure, mais elle est dangereuse, et toute espèce de doctrine ne la supporte pas. »

107.

Notre dernière reconnaissance envers l’art. — Si nous n’avions pas approuvé les arts et inventé cette façon de culte de l’erreur : la compréhension de l’universalité du non-vrai et du mensonge — cette compréhension de l’illusion et de l’erreur comme conditions du monde intellectuel et sensible — ne serait absolument pas supportable. La loyauté aurait pour conséquence le dégoût et le suicide. Or, à notre loyauté, s’oppose une puissance contraire qui nous aide à échapper à de pareilles conséquences : l’art, en tant que bonne volonté de l’illusion. Nous n’empêchons pas toujours notre regard d’arrondir et d’inventer une fin : alors ce n’est plus l’éternelle imperfection que nous portons sur le fleuve du devenir — alors nous nous imaginons porter une déesse, et ce service nous rend fiers et enfantins. En tant que phénomène esthétique, l’existence nous semble toujours supportable, et, au moyen de l’art, nous sont donnés l’œil et la main et avant tout la bonne conscience pour pouvoir créer, de par nous-mêmes, un pareil phénomène. Il faut de temps en temps nous reposer de nous-mêmes, en nous regardant de haut, avec le lointain de l’art, pour rire, pour pleurer sur nous ; il faut que nous découvrions le héros et aussi le fou que cache notre passion de la connaissance ; il faut, de ci de là, nous réjouir de notre folie pour pouvoir rester joyeux de notre sagesse. Et c’est précisément parce que nous sommes au fond des hommes lourds et sérieux, et plutôt encore des poids que des hommes, que rien ne nous fait autant de bien que la marotte : nous en avons besoin devant nous-mêmes — nous avons besoin de tout art pétulant, flottant, dansant, moqueur, enfantin et bienheureux pour ne pas perdre cette liberté qui nous place au-dessus des choses et que notre idéal exige de nous. Ce serait un recul pour nous de tomber tout à fait dans la morale, précisément avec notre loyauté irritable, et, à cause des exigences trop sévères qu’en cela nous avons pour nous-mêmes, de finir par devenir nous-mêmes des monstres et des épouvantails de vertu. Nous devons aussi pouvoir nous placer au-dessus de la morale : et non seulement nous y placer, avec la raideur inquiète de quelqu’un qui craint à chaque moment de glisser et de tomber, mais aussi pouvoir planer et jouer au-dessus d’elle ! Comment pourrions-nous pour cela nous passer de l’art, nous passer des fous ? — et tant que vous aurez encore honte de vous-mêmes, en quoi que ce soit, vous ne pourrez pas être des nôtres !


  1. Un tressaut divin.
  2. La rencontre de Gœthe avec Beethoven eut lieu en août 1812 à Teplitz en Bohême, où séjournaient alors la cour d’Autriche, l’impératrice des Français, le duc de Saxe-Weimar et d’autres personnalités de marque. Bettina Brentano avait fait la connaissance de Beethoven l’année précédente et communiqué au poète son enthousiasme pour le musicien. Le mot « ungebändigte Persönlichkeit » se trouve dans une lettre de Gœthe à Zelter. — N. d. T.