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Le Gai Savoir/Livre premier

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Le Gai Savoir (« La gaya scienza »)
Traduction par Henri Albert.
Paris, Société du Mercure de France, Paris (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 8p. 33-99).


LIVRE PREMIER


1.

La doctrine du but de la vie. — J’ai beau regarder les hommes, soit avec un regard bienveillant, soit avec le mauvais œil, je les trouve toujours occupés, tous et chacun en particulier, à une même tâche : à faire ce qui est utile à la conservation de l’espèce humaine. Et ce n’est certes pas à cause d’un sentiment d’amour pour cette espèce, mais simplement puisque, en eux, rien n’est plus ancien, plus fort, plus inexorable, plus invincible que cet instinct, — puisque cet instinct est précisément l’essence de notre espèce et de notre troupeau. Quoique l’on arrive assez rapidement, avec la vue basse dont on est coutumier, à séparer nettement, selon l’usage, à une distance de cinq pas, ses prochains en hommes utiles et nuisibles, bons et méchants, lorsque l’on fait un décompte général, en réfléchissant plus longuement sur l’ensemble, on finit par se méfier de cette épuration et de cette distinction et l’on y renonce complètement. L’homme le plus nuisible est peut-être encore le plus utile au point de vue de la conservation de l’espèce ; car il entretient chez lui, ou par son influence sur les autres, des instincts sans lesquels l’humanité serait amollie ou corrompue depuis longtemps. La haine, la joie méchante, le désir de rapine et de domination, et tout ce qui, pour le reste, s’appelle le mal : cela fait partie de l’extraordinaire économie dans la conservation de l’espèce, une économie coûteuse, prodigue et, en somme, excessivement insensée : — mais qui, cela est prouvé, a conservé jusqu’à présent notre race. Je ne sais plus, mon cher frère en humanité, si, en somme, tu peux vivre au détriment de l’espèce, c’est-à-dire d’une façon « déraisonnable » et « mauvaise » ; ce qui aurait pu nuire à l’espèce s’est peut-être éteint déjà depuis des milliers d’années et fait maintenant partie de ces choses qui, même auprès de Dieu, ne sont plus possibles. Suis tes meilleurs ou tes plus mauvais penchants et, avant tout, va à ta perte ! — dans les deux cas tu seras probablement encore, d’une façon ou d’une autre, le bienfaiteur qui encourage l’humanité, et, à cause de cela, tu pourras avoir tes louangeurs — et de même tes railleurs ! Mais tu ne trouveras jamais celui qui saurait te railler, toi l’individu, entièrement, même dans ce que tu as de meilleur, celui qui saurait te faire apercevoir, suffisamment pour répondre à la vérité, ton incommensurable pauvreté de mouche et de grenouille ! Pour rire sur soi-même, comme il conviendrait de rire — comme si la vérité partait du cœur — les meilleurs n’ont pas encore eu jusqu’à présent assez de véracité, les plus doués assez de génie ! Peut-être y a-t-il encore un avenir pour le rire ! Ce sera lorsque, la maxime : « l’espèce est tout, l’individu n’est rien », se sera incorporée à l’humanité, et que chacun pourra, à chaque moment, pénétrer dans le domaine de cette délivrance dernière, de cette ultime irresponsabilité. Peut-être alors le rire se sera-t-il allié à la sagesse, peut-être ne restera-t-il plus que le « Gai Savoir ». En attendant il en est tout autrement, en attendant la comédie de l’existence n’est pas encore « devenue consciente » à elle-même, en attendant c’est encore le temps de la tragédie, le temps des morales et des religions. Que signifie cette apparition toujours nouvelle de ces fondateurs de morales et de religions, de ces instigateurs à la lutte pour les évaluations morales, de ces maîtres du remords et des guerres de religion ? Que signifient ces héros sur de pareilles planches ? Car jusqu’à présent, ce furent bien des héros ; et tout le reste qui, par moments, était seul visible et très proche de nous, n’a jamais fait que servir à la préparation de ces héros, soit comme machinerie et comme coulisse, soit dans le rôle de confident et de valet. (Les poètes, par exemple, furent toujours les valets d’une morale quelconque.) — Il va de soi que ces tragiques, eux aussi, travaillent dans l’intérêt de l’espèce, bien qu’ils s’imaginent peut-être travailler dans l’intérêt de Dieu et comme envoyés de Dieu. Eux aussi activent la vie de l’espèce, en activant la croyance en la vie. « Il vaut la peine de vivre — ainsi s’écrie chacun d’eux — la vie tire à conséquence, il y a quelque chose derrière et au-dessous d’elle, prenez garde ! » Cet instinct qui règne d’une façon égale chez les hommes supérieurs et vulgaires, l’instinct de conservation, se manifeste, de temps en temps, sous couleur de raison, ou de passion intellectuelle ; il se présente alors, entouré d’une suite nombreuse de motifs, et veut, à toute force, faire oublier qu’il n’est au fond qu’impulsion, instinct, folie et manque de raisons. Il faut aimer la vie, car… ! Il faut que l’homme active sa vie et celle de son prochain, car… ! Et quels que soient encore tous ces « il faut » et ces « car », maintenant et dans l’avenir. Afin que tout ce qui arrive, nécessairement et toujours par soi-même, sans aucune fin, apparaisse dorénavant comme ayant été fait en vue d’un but, plausible à l’homme comme raison et loi dernière, — le maître de Morale s’impose comme maître du but de la vie ; il invente pour cela une seconde et autre vie, et, au moyen de sa nouvelle mécanique, il fait sortir notre vie, ancienne et ordinaire, de ses gonds, anciens et ordinaires. Oui, il ne veut à aucun prix que nous nous mettions à rire de l’existence, ni de nous-même — ni de lui. Pour lui l’être est toujours l’être, quelque chose de premier, de dernier et d’immense ; pour lui il n’y a point d’espèce, de somme, de zéro. Ses inventions et ses appréciations auront beau être folles et fantasques, il aura beau méconnaître la marche de la nature et les conditions de la nature : — et toutes les éthiques furent jusqu’à présent insensées et contraires à la nature, au point que chacune d’elles aurait mené l’humanité à sa perte, si elle s’était emparée de l’humanité — quoi qu’il en soit, chaque fois que « le héros » montait sur les planches quelque chose de nouveau était atteint, l’opposé épouvantable du rire, cette profonde émotion de plusieurs à la pensée : « oui, il vaut la peine que je vive ! oui, je suis digne de vivre ! » — la vie, et moi et toi, et nous tous, tant que nous sommes, nous devînmes de nouveau intéressants pour nous. — Il ne faut pas nier qu’à la longue le rire, la raison et la nature ont fini par se rendre maîtres de chacun de ces grands maîtres en téléologie : la courte tragédie a toujours fini par revenir à l’éternelle comédie de l’existence, et la mer au « sourire innombrable » — pour parler avec Eschyle — finira par couvrir de ses flots la plus grande de ces tragédies. Mais malgré tout ce rire correcteur, somme toute, la nature humaine a été transformée par l’apparition toujours nouvelle de ces proclamateurs du but de la vie, — elle a maintenant un besoin de plus, précisément celui de voir apparaître toujours de nouveau de pareilles doctrines de la « fin ». L’homme est devenu peu à peu un animal fantasque qui aura à remplir une condition d’existence de plus que tout autre animale : il faut que, de temps en temps, l’homme se figure savoir pourquoi il existe, son espèce ne peut pas prospérer sans une confiance périodique en la vie ! Sans la foi à la raison dans la vie. Et, toujours de nouveau, l’espèce humaine décrétera de temps en temps : « Il y a quelque chose sur quoi l’on n’a absolument pas le droit de rire ! » Et le plus prévoyant des philanthropes ajoutera : « Non seulement le rire et la sagesse joyeuse, mais encore le tragique, avec toute sa sublime déraison, font partie des moyens et des nécessités pour conserver l’espèce ! » — Et par conséquent ! par conséquent ! par conséquent ! Me comprenez-vous, ô mes frères ? Comprenez-vous cette nouvelle loi du flux et du reflux ? Nous aussi nous aurons notre temps !

2.

La conscience intellectuelle. — Je refais toujours à nouveau la même expérience, et, toujours à nouveau, je regimbe contre mon expérience ; je ne veux pas y croire, malgré son évidence : la plupart des hommes manquent de conscience intellectuelle ; il m’a même semblé parfois qu’avec les revendications d’une telle conscience on se trouvait solitaire, comme dans un désert, dans les villes les plus populeuses. Chacun te regarde avec des yeux étrangers et continue à manier sa balance, appelant telle chose bonne, telle autre mauvaise ; personne ne rougit lorsque tu laisses entendre que les unités dont on se sert n’ont pas leur poids trébuchant, — on ne se révolte pas non plus contre toi : tout au plus rira-t-on de tes doutes. Je veux dire : la plupart des hommes ne trouvent pas méprisable de croire telle ou telle chose et de vivre conformément à ces choses, sans avoir au préalable pris conscience des raisons dernières et certaines, pour ou contre elles, et sans même s’être donné la peine de trouver ces raisons ; les hommes les plus doués et les femmes les plus nobles font encore partie de ce grand nombre. Mais que m’importent la bonté de cœur, la finesse et le génie, lorsque l’homme qui possède ces vertus tolère en lui des sentiments tièdes à l’égard de la foi et du jugement, si le besoin de certitude n’est pas en lui le désir le plus profond, la plus intime nécessité, — étant ce qui sépare les hommes supérieurs des hommes inférieurs ! Chez certains hommes pieux j’ai trouvé une haine de la raison dont je leur ai été reconnaissant : ainsi se révélait du moins leur mauvaise conscience intellectuelle ! Mais se trouver au milieu de cette rerum concordia discors et de toute cette merveilleuse incertitude, de cette multiplicité de la vie, et ne point interroger, ne point trembler du désir et de la joie de l’interrogation, ne pas même haïr l’interrogateur, peut-être même s’en amuser jusqu’à l’épuisement — c’est cela que je trouve méprisable, et c’est ce sentiment de mépris que je commence par chercher chez chacun : — et une folie quelconque finit toujours par me convaincre que chaque homme possède ce sentiment en tant qu’homme. C’est là de l’injustice à ma façon.

3.

Noble et vulgaire. — Aux natures vulgaires tous les sentiments nobles et généreux paraissent impropres et, pour cela, le plus souvent invraisemblables : ils clignent de l’œil quand ils en entendent parler, et semblent vouloir dire : « il doit y avoir là un bon petit avantage, on ne peut pas regarder à travers tous les murs » : — ils se montrent envieux à l’égard de l’homme noble, comme s’il cherchait son avantage par des chemins détournés. S’ils sont convaincus avec trop de précision de l’absence d’intentions égoïstes et de gains personnels, l’homme noble devient pour eux une espèce de fou : ils le méprisent dans sa joie et se rient de ses yeux brillants. « Comment peut-on se réjouir du préjudice qui vous est causé, comment peut-on accepter un désavantage, avec les yeux ouverts ! L’affection noble doit se compliquer d’une maladie de la raison. » — Ainsi pensent-ils, et ils jettent un regard de mépris, le même qu’ils ont en voyant le plaisir que l’aliéné prend à son idée fixe. La nature vulgaire se distingue par le fait qu’elle garde sans cesse son avantage en vue et que cette préoccupation du but et de l’avantage est elle-même plus forte que l’instinct et le plus violent qu’elle a en elle : ne pas se laisser entraîner par son instinct à des actes qui ne répondent pas à un but — c’est là leur sagesse et le sentiment de leur dignité. Comparée à la nature vulgaire, la nature supérieure est la plus déraisonnable — car l’homme noble, généreux, celui qui se sacrifie, succombe en effet à ses instincts, et, dans ses meilleurs moments, sa raison fait une pause. Un animal qui protège ses petits au danger de sa vie, ou qui, lorsqu’il est en chaleur, suit la femelle jusqu’à la mort, ne songe pas au danger de la mort ; sa raison, elle aussi, fait une pause, puisque le plaisir que lui procure sa couvée ou sa femelle et la crainte d’en être privé le domine entièrement, il devient plus bête qu’il ne l’est généralement, tout comme l’homme noble et généreux. Celui-ci éprouve quelques sensations de plaisir ou de déplaisir avec tant d’intensité que l’intellect devra se taire ou se mettre au service de ces sensations : alors son cœur lui monte au cerveau et l’on parlera dorénavant de « passion ». (Çà et là on rencontre aussi l’opposé de ce phénomène, et, en quelque sorte, le « renversement de la passion », par exemple chez Fontenelle, à qui quelqu’un mit un jour la main sur le cœur, en disant : « Ce que vous avez là, mon cher, est aussi du cerveau. » ) C’est la déraison, ou la fausse raison de la passion que le vulgaire méprise chez l’homme noble, surtout lorsque cette passion se concentre sur des objets dont la valeur lui paraît être tout à fait fantasque et arbitraire. Il s’irrite contre celui qui succombe à la passion du ventre, mais il comprend pourtant l’attrait qui exerce cette tyrannie ; il ne s’explique pas, par contre, comment on peut, par exemple, pour l’amour d’une passion de la connaissance, mettre en jeu sa santé et son honneur. Le goût des natures supérieures se fixe sur les exceptions, sur les choses qui généralement laissent froid et ne semblent pas avoir de saveur ; la nature supérieure a une façon d’apprécier qui lui est particulière. Avec cela, dans son idiosyncrasie du goût, elle s’imagine généralement ne pas avoir de façon d’apprécier à elle particulière, elle fixe au contraire ses valeurs et ses non-valeurs particulières comme des valeurs et des non-valeurs universelles, et tombe ainsi dans l’incompréhensible et l’irréalisable. Il est très rare qu’une nature supérieure conserve assez de raison pour comprendre et pour traiter les hommes ordinaires en tant qu’hommes ordinaires : généralement elle a foi en sa passion, comme si chez tous elle était la passion restée cachée, et justement dans cette idée elle est pleine d’ardeur et d’éloquence.

Lorsque de tels hommes d’exception ne se considèrent pas eux-mêmes comme des exceptions, comment donc seraient-ils jamais capables de comprendre les natures vulgaires et d’évaluer la règle d’une façon équitable ! — Et ainsi ils parlent, eux aussi, de la folie, de l’impropriété et de l’esprit fantasque de l’humanité, pleins d’étonnement sur la frénésie du monde qui ne veut pas reconnaître ce qui serait pour lui « la seule chose nécessaire ». — C’est là l’éternelle injustice des hommes nobles.

4.

Ce qui conserve l’espèce. — Les esprits les plus forts et les plus méchants ont jusqu’à présent fait faire les plus grands progrès à l’humanité : ils allumèrent toujours à nouveau les passions qui s’endormaient — toute société organisée endort les passions, — ils éveillèrent toujours à nouveau le sens de la comparaison, de la contradiction, le plaisir de ce qui est neuf, osé, non éprouvé, ils forcèrent l’homme à opposer des opinions aux opinions, un type idéal à un type idéal. Par les armes, par le renversement des bornes frontières, par la violation de la piété, le plus souvent : mais aussi par de nouvelles religions et de nouvelles morales ! La même « méchanceté » est dans l’âme de tous les maîtres et de tous les prédicateurs de ce qui est neuf, — cette méchanceté qui jette le discrédit sur un conquérant, même lorsqu’elle s’exprime d’une façon plus subtile, et ne met pas de suite les muscles en mouvement, ce qui d’ailleurs fait diminuer le discrédit ! Ce qui est neuf, cependant, est de toute façon le mal, étant ce qui conquiert et veut renverser les vieilles bornes et les piétés anciennes ; et ce n’est que ce qui est ancien qui puisse être le bien ! Les hommes de bien de toutes les époques ont été ceux qui ont approfondi les vieilles idées pour leur faire porter des fruits, les cultivateurs de l’esprit. Mais toute terre finit par être épuisée et il faut que toujours revienne le soc de la charrue du mal. Il y a maintenant une doctrine de la morale, foncièrement erronée, doctrine surtout très fêtée en Angleterre : d’après elle les jugements « bien » et « mal » sont l’accumulation des expériences sur ce qui est « opportun » et « inopportun » ; d’après elle ce qui est appelé bien conserve l’espèce, ce qui est appelé mal est nuisible à l’espèce. Mais en réalité les mauvais instincts sont opportuns, conservateurs de l’espèce et indispensables au même titre que les bons : — si ce n’est que leur fonction est différente.

5.

Devoirs absolus. — Tous les hommes qui sentent qu’il leur faut les paroles et les intonations les plus violentes, les attitudes et les gestes les plus éloquents, pour pouvoir agir, les politiciens révolutionnaires, les socialistes, les prédicateurs, avec ou sans christianisme, tous ceux qui veulent éviter les demi-succès : tous ceux-là parlent de « devoirs », et toujours de devoirs qui ont un caractère absolu — autrement ils n’auraient point droit à leur pathos démesuré : ils le savent fort bien. C’est pourquoi ils s’emparent avidement d’une philosophie de la morale qui prêche un impératif catégorique quelconque, ou bien ils s’assimilent un beau morceau de religion, comme fit par exemple Mazzini. Parce qu’ils désirent que l’on ait absolument confiance en eux, il faut qu’ils commencent par avoir en eux-mêmes une confiance absolue, en vertu d’un dernier commandement quelconque, indiscutable et sublime sans condition, d’un commandement dont ils se sentent les serviteurs et les instruments et voudraient se faire reconnaître comme tels. Nous trouvons là les adversaires les plus naturels et souvent très influents de l’émancipation morale et du scepticisme, mais ils sont rares. Il y a par contre une classe très nombreuse de ces adversaires, partout où l’intérêt enseigne la soumission, tandis que la réputation et l’honneur semblent l’interdire. Celui qui se sent déshonoré à la pensée qu’il est l’instrument d’un prince, d’un parti, d’une secte, ou même d’une puissance d’argent — par exemple en tant que descendant d’une famille ancienne et fière — mais qui veut justement être cet instrument ou bien est forcé de l’être, en face de lui-même et de l’opinion publique, celui-là aura besoin de principes pathétiques que l’on peut avoir sans cesse à la bouche : — des principes d’une obligation absolue à quoi l’on peut se soumettre et se montrer soumis sans honte. Toute servilité un peu subtile tient à l’impératif catégorique et se montre l’ennemie mortelle de tous ceux qui veulent enlever au devoir son caractère absolu : c’est pourquoi elle exige d’eux la convenance, et bien plus que la convenance.

6.

Dignité perdue. — La méditation a perdu toute sa dignité de forme, on a tourné en ridicule le cérémonial et l’attitude solennelle de celui qui réfléchit et l’on ne tolérerait plus un homme sage du vieux style. Nous pensons trop vite, nous pensons en chemin, tout en marchant, au milieu des affaires de toute espèce, même lorsqu’il s’agit de penser aux choses les plus sérieuses ; il ne nous faut que peu de préparation, et même peu de silence : — c’est comme si nous portions dans notre tête une machine d’un mouvement incessant, qui continue à travailler même dans les conditions les plus défavorables. Autrefois on s’apercevait au visage de chacun qu’il voulait se mettre à penser — c’était là une chose exceptionnelle ! — qu’il voulait devenir plus sage et se préparait à une idée : on contractait le visage comme pour une prière et l’on s’arrêtait de marcher ; on se tenait même immobile pendant des heures dans la rue, lorsque la pensée « venait » — sur une ou sur deux jambes. C’est ainsi que cela « en valait la peine » !

7.

Pour les hommes actifs. — Celui qui veut faire des choses de la morale l’objet de son étude s’ouvre un énorme champ de travail. Toutes les catégories de passions doivent être méditées séparément, à travers les temps, les peuples, les individus grands et petits ; il faut mettre en lumière toutes leurs raisons, toutes leurs appréciations, toutes leurs conceptions des choses ! Jusqu’à présent, tout ce qui a donné de la couleur à l’existence n’a pas encore d’histoire : où trouverait-on, par exemple, une histoire de l’amour, de l’avidité, de l’envie, de la conscience, de la piété, de la cruauté ? Nous manquons même complètement jusqu’à ce jour d’une histoire du droit, ou même seulement d’une histoire de la pénalité. A-t-on déjà pris pour objet d’étude la division multiple du temps, les suites d’une fixation régulière du travail, des fêtes et du repos ? Connaît-on les effets normaux des aliments ? Y a-t-il une philosophie de la nutrition ? (L’agitation, que l’on recommence sans cesse, pour et contre le végétarianisme prouve déjà qu’il n’existe pas de pareille philosophie !) A-t-on déjà recueilli des expériences sur la vie en commun, par exemple la vie claustrale ? La dialectique du mariage et de l’amitié est-elle déjà exposée ? Les mœurs des savants, des commerçants, des artistes, des artisans — ont-elles déjà trouvé leur penseur ? Il reste tant de choses à penser en cette matière ! Tout ce que les hommes ont considéré jusqu’à présent comme leurs « conditions d’existence », et toute raison, toute passion, toute superstition dans ces considérations, — a-t-on déjà étudié cela jusqu’au bout ? Rien que l’observation des différents degrés de croissance que les instincts humains ont pris ou pourraient prendre, selon les différents climats, donnerait déjà trop affaire au plus actif ; il faudrait des générations de savants, travaillant selon un plan commun, pour épuiser les différents points de vue et l’ensemble de la matière. Il en est de même pour la démonstration des motifs qui amenèrent la variété des climats moraux ( « pourquoi tel soleil d’un jugement fondamental et d’une évolution morale luit-il ici — et là tel autre ? » ) Et c’est encore un travail nouveau qui détermine ce qu’il y a d’erroné dans tous ces motifs et qui établit toute l’essence des jugements moraux portés jusqu’à présent. En supposant que tous ces travaux fussent faits, ce serait alors au tour de la plus épineuse de toutes les questions de venir au premier plan : la question de savoir si la science est à même de donner des buts nouveaux à l’activité de l’homme, après avoir donné la preuve qu’elle peut en enlever et en détruire — et alors ce serait la place d’une expérimentation qui pourrait satisfaire toute espèce d’héroïsme, d’une expérimentation de plusieurs siècles qui laisserait dans l’ombre tous les grands travaux et tous les grands sacrifices que l’histoire nous a fait connaître jusqu’à ce jour. Jusqu’à présent l’histoire n’a pas encore édifié ses constructions de cyclope ; pour cela aussi le temps viendra.

8.

Vertus inconscientes. — Toutes les qualités personnelles dont un homme a conscience — et surtout lorsqu’il suppose aussi leur visibilité et leur éloquence pour son entourage — sont soumises à de tout autres lois de développement que ces qualités à lui inconnues ou mal connues, qui savent se cacher même à l’œil du plus subtil observateur, par leur finesse, comme derrière le néant. Il en est ainsi des fines sculptures sur les écailles des reptiles : ce serait une erreur de voir dans ces écailles un ornement ou bien un moyen de défense, — car on ne peut les voir qu’au microscope, c’est-à-dire avec un œil rendu plus aigu par un moyen artificiel, tel que des animaux du même genre pour lesquels il aurait, à son tour, servi d’ornement ou de défense n’en possèdent pas ! Nos qualités morales visibles, et surtout celles que l’on croit visibles, suivent leur voie, — et nos qualités invisibles aux dénominations identiques, qui, par rapports aux autres, ne peuvent nous servir ni d’ornement ni d’arme, suivent également leur voie : une voie bien différente probablement, avec des lignes, des finesses et des sculptures qui pourraient peut-être faire plaisir à un dieu muni d’un divin microscope. Nous possédons par exemple notre activité, notre ambition, notre perspicacité : tout le monde les connaît —, et en outre nous possédons probablement, encore une fois, notre activité, notre ambition, notre perspicacité ; mais pour ces qualités qui sont nos écailles de reptiles à nous, le microscope n’a pas encore été inventé ! — Et ici les amis de la moralité instinctive s’écrieront : « Bravo ! Il admet du moins la possibilité de vertus inconscientes, — cela nous suffit ! » — Oh ! comme il vous suffit de peu de chose !


9.

Nos éruptions. — Il y a une infinité de choses que l’humanité s’est appropriées pendant des stades antérieurs, mais d’une façon si faible et si embryonnaire que personne n’a pu en percevoir l’appropriation, des choses qui, beaucoup plus tard, peut-être après des siècles, jaillissent soudain à la lumière : elles sont devenues fortes et mûres dans l’intervalle. À certaines époques tel ou tel talent, telle ou telle vertu semblent faire complètement défaut, de même à certains hommes : mais on n’a qu’à attendre jusqu’aux enfants et petits-enfants, si l’on en a le temps, — ceux-ci apportent à la lumière l’âme de leurs grands-parents, cette âme dont les grands-parents eux-mêmes ne savaient rien encore. Souvent le fils déjà devient le révélateur de son père : celui-ci se comprend mieux lui-même depuis qu’il a un fils. Nous avons tous en nous des plantations et des jardins inconnus ; et, pour me servir d’une autre image, nous sommes tous des volcans en travail qui auront leur heure d’éruption : il est vrai que personne ne sait si ce moment est proche ou loin, Dieu lui-même l’ignore.

10.

Une espèce d’atavisme. — J’interprète le plus volontiers les hommes exceptionnels d’une époque comme les pousses tardives, soudainement émergées, de cultures passées et des forces de ces cultures : en quelque sorte comme l’atavisme d’un peuple et de ses mœurs : — c’est ainsi seulement que l’on pourra trouver chez eux quelque chose à interpréter ! Maintenant ils apparaissent étranges, rares, extraordinaires : et celui qui sent en lui ces forces est obligé de les soigner, de les défendre contre un monde ennemi, de les vénérer et de veiller à leur croissance : et il devient ainsi soit un grand homme, soit un original et un fou, à moins qu’il ne périsse à temps. Autrefois ces qualités rares étaient habituelles et elles étaient, par conséquent, considérées comme vulgaires : elles ne distinguaient point. Peut-être étaient-elles exigées, posées comme condition ; il était impossible de grandir avec elles, pour une raison déjà, c’est qu’il n’y avait pas de danger pour que l’on devienne, avec elles, fou et solitaire. C’est surtout dans les familles, et dans les castes conservatrices d’un peuple que se présentent de pareils contre-coups d’instincts anciens, tandis que l’apparition d’un tel atavisme n’est pas probable là où les races, les usages, les évaluations de valeurs alternent rapidement. Car, parmi les forces d’évolution chez les peuples, l’allure signifie autant qu’en musique ; dans notre cas particulier, un andante de l’évolution est absolument nécessaire, car c’est là l’allure d’un esprit passionné et lent : et c’est de cette espèce qu’est l’esprit des familles conservatrices.

11.

La conscience. — Le conscient est l’évolution dernière et tardive du système organique, et par conséquent aussi ce qu’il y a dans ce système de moins achevé et de moins fort. D’innombrables méprises ont leur origine dans le conscient, des méprises qui font périr un animal, un homme plus tôt qu’il ne serait nécessaire, « malgré le destin, » comme dit Homère. Si le lien conservateur des instincts n’était pas infiniment plus puissant, s’il ne servait pas, dans l’ensemble, de régulateur : l’humanité périrait par ses jugements absurdes, par ses divagations avec les yeux ouverts, par ses jugements superficiels et sa crédulité, en un mot par sa conscience : ou plutôt sans celle-ci elle n’existerait plus depuis longtemps ! Toute fonction, avant d’être développée et mûre, est un danger pour l’organisme : tant mieux si elle est bien tyrannisée pendant son développement. C’est ainsi que le conscient est tyrannisé et pas pour le moins par la fierté que l’on y met ! On s’imagine que c’est là le noyau de l’être humain, ce qu’il a de durable, d’éternel, de primordial ! On tient le conscient pour une quantité stable donnée ! On nie sa croissance, son intermittence ! On le considère comme l’ « unité de l’organisme » ! — Cette ridicule surestimation, cette méconnaissance de la conscience a eu ce résultat heureux que par là le développement trop rapide de la conscience a été empêché. Parce que les hommes croyaient déjà posséder le conscient, ils se sont donné peu de peine pour l’acquérir — et, maintenant encore, il n’en est pas autrement. Une tâche demeure toute nouvelle et à peine perceptible à l’œil humain, à peine clairement reconnaissable, la tâche de s’incorporer le savoir et de le rendre instinctif. Cette tâche ne peut être aperçue que par ceux qui ont compris que, jusqu’à présent, seules nos erreurs ont été incorporées et que toute notre conscience se rapporte à des erreurs !

12.

Du but de la science. — Comment, le dernier but de la science serait de créer à l’homme autant de plaisir et aussi peu de déplaisir que possible ? Mais comment, si le plaisir et le déplaisir étaient tellement solidement liés l’un à l’autre que celui qui voudrait goûter de l’un autant qu’il est possible, serait forcé de goûter aussi de l’autre autant qu’il est possible, — que celui qui voudrait apprendre à « jubiler jusqu’au ciel » devrait aussi se préparer à être « triste jusqu’à la mort »[1] ? Et il en est peut-être ainsi ! Les stoïciens du moins le croyaient, et ils étaient conséquents lorsqu’ils demandaient le moins de plaisir possible pour que la vie leur causât le moins de déplaisir possible (lorsque l’on prononce la sentence « le vertueux est le plus heureux » l’on présente en même temps l’enseigne de l’école aux masses et l’on donne une subtilité casuistique pour les gens les plus subtils). Aujourd’hui encore vous avez le choix : soit aussi peu de déplaisir que possible, bref, l’absence de douleur — et, en somme, les socialistes et les politiciens de tous les partis ne devraient, honnêtement, pas promettre davantage à leurs partisans — soit autant de déplaisir que possible, comme prix pour l’augmentation d’une foule de jouissances et de plaisirs, subtils et rarement goûtés jusqu’ici ! Si vous vous décidez pour la première alternative, si vous voulez diminuer et amoindrir la souffrance des hommes, eh bien ! il vous faudra diminuer et amoindrir aussi la capacité de joie. Il est certain qu’avec la science on peut favoriser l’un et l’autre but. Peut-être connaît-on maintenant la science plutôt à cause de sa faculté de priver les hommes de leur plaisir et de les rendre plus froids, plus insensibles, plus stoïques. Mais on pourrait aussi lui découvrir des facultés de grande dispensatrice des douleurs. Et alors sa force contraire serait peut-être découverte en même temps, sa faculté immense de faire luire pour la joie un nouveau ciel étoilé !

13.

Pour la doctrine du sentiment de puissance. — À faire du bien et à faire du mal on exerce sa puissance sur les autres — et l’on ne veut pas davantage ! À faire du mal, sur ceux à qui nous sommes forcés de faire sentir notre puissance ; car la douleur est pour cela un moyen beaucoup plus sensible que le plaisir : — la douleur s’informe toujours des causes, tandis que le plaisir est porté à s’en tenir à lui-même et à ne pas regarder en arrière. À faire le bien et à vouloir le bien sur ceux qui dépendent déjà de nous d’une façon ou d’une autre (c’est-à-dire qui sont habitués à penser à nous comme à leur cause) ; nous voulons augmenter leur puissance puisque de cette façon nous augmentons la nôtre, ou bien nous voulons leur montrer l’avantage qu’il y a à être sous notre domination, — ainsi ils se satisferont davantage de leur situation et seront plus hostiles et plus prêts à la lutte contre les ennemis de notre puissance. Que nous fassions des sacrifices soit à faire le bien, soit à faire le mal, cela ne change pas la valeur définitive de nos actes ; même si nous y apportions notre vie comme fait le martyr en faveur de son église, ce serait un sacrifice apporté à notre besoin de puissance, ou bien en vue de conserver notre sentiment de puissance. Celui qui sent qu’il « est en possession de la vérité » combien d’autres possessions ne laisse-t-il pas échapper pour sauver ce sentiment ! Que de choses ne jette-t-il par par-dessus bord pour se maintenir « en haut », — c’est-à-dire au-dessus de ceux qui sont privés de la vérité ! Certainement la condition où nous nous trouvons pour faire le mal est rarement aussi infiniment agréable que celle où nous nous trouvons pour faire du bien, — c’est là un signe qu’il nous manque encore de la puissance, ou bien c’est la révélation de l’humeur que nous cause cette pauvreté, c’est l’annonce de nouveaux dangers et de nouvelles incertitudes pour notre capital de puissance et notre horizon est voilé par ces précisions de vengeance, de raillerie, de punition, d’insuccès. Ce n’est que pour les hommes les plus irritables et les plus vides du sentiment de puissance qu’il peut être agréable d’imprimer au récalcitrant le sceau de la puissance, pour ceux qui ne voient qu’un fardeau et un ennui dans l’aspect des hommes déjà assujettis (ceux-ci étant l’objet de la bienveillance). Il s’agit de savoir comment on a l’habitude d’épicer sa vie ; c’est une affaire de goût de préférer l’accroissement de puissance lent ou soudain, sûr ou dangereux et hardi, — on cherche toujours telle ou telle épice selon son tempérament. Un butin facile, pour les natures altières, est quelque chose de méprisable ; un sentiment de bien-être ne leur vient qu’à l’aspect d’hommes non abattus qui pourraient devenir leurs ennemis, et de même à l’aspect de toutes les possessions difficilement accessibles ; ils sont souvent durs envers celui qui souffre, car ils ne le jugent pas digne de leur effort et de leur fierté, mais ils se montrent d’autant plus courtois envers leurs semblables, avec qui la lutte serait certainement honorable, si l’occasion devait s’en présenter. C’est sous l’effet du sentiment de bien-être que procure cette perspective que les hommes d’une caste chevaleresque se sont habitués à l’échange d’une politesse de choix. — La pitié est le sentiment le plus agréable chez ceux qui sont peu fiers et n’ont point l’espérance d’une grande conquête : pour eux, la proie facile — et tel est celui qui souffre — est quelque chose de ravissant. On vante la pitié, comme étant la vertu des filles de joie.


14.

Tout ce que l’on appelle amour. — Avidité et amour : quels sentiments différents nous saisissent à chacun de ces mots ! — et pourtant il se pourrait bien que cela fût le même instinct, dénommé deux fois ; d’une part, il est dénigré du point de vue de ceux qui possèdent déjà, chez qui l’instinct de possession s’est déjà un peu calmé et qui craignent maintenant pour leurs « biens » ; d’autre part il est glorifié du point de vue des insatisfaits et des avides qui le trouvent bon. Notre amour du prochain — n’est-il pas un désir impérieux de nouvelle propriété ? Et n’en est-il pas de même de notre amour de la science, de la vérité, et, en général, de tout désir de nouveauté ? Nous nous fatiguons peu à peu de ce qui est vieux, de ce que nous possédons avec certitude, et nous nous mettons à étendre de nouveau les mains ; même le plus beau paysage où nous vivons depuis trois mois n’est plus certain de notre amour, et c’est un rivage lointain qui excite notre avidité. L’objet de la possession s’amoindrit généralement par le fait qu’il est possédé. Le plaisir que nous prenons à nous-mêmes veut se maintenir en transformant en nous-mêmes quelque chose de toujours nouveau, — c’est là ce que l’on appelle posséder. Se lasser d’une possession, c’est se lasser de nous-mêmes. (On peut aussi souffrir d’une trop grande richesse, — le désir de rejeter, de distribuer peut aussi s’attribuer le nom d’ « amour » ). Lorsque nous voyons souffrir quelqu’un, nous saisissons volontiers l’occasion qui nous est offerte, pour nous emparer de lui ; c’est ce qui crée par exemple l’homme charitable et apitoyé ; lui aussi appelle « amour » le désir de possession nouvelle éveillé en lui, et il y prend son plaisir, comme devant une nouvelle conquête qui lui fait signe. Mais c’est l’amour des sexes qui se révèle de la façon la plus claire comme désir de propriété : celui qui aime veut posséder, à lui tout seul, la personne qu’il désire, il veut avoir un pouvoir absolu tant sur son âme que sur son corps, il veut être aimé uniquement et habiter l’autre âme, y dominer comme ce qu’il y a de plus élevé et de plus admirable. Si l’on considère que cela ne signifie pas autre chose que d’exclure le monde entier d’un bien précieux, d’un bonheur et d’une jouissance : si l’on considère que celui qui aime vise à l’appauvrissement et à la privation de tous les autres compétiteurs, qu’il vise à devenir le dragon de son trésor, comme le plus indiscret et le plus égoïste de tous les conquérants et exploiteurs ; si l’on considère enfin que, pour celui qui aime, tout le reste du monde semble indifférent, pâle, sans valeur et qu’il est prêt à apporter tous les sacrifices, à troubler toute espèce d’ordre, à mettre à l’arrière-plan tous les intérêts : on s’étonnera que cette sauvage avidité, cette injustice de l’amour sexuel ait été glorifiée et divinisée à un tel point et à toutes les époques, oui, que, de cet amour, on ait fait ressortir l’idée d’amour, en opposition à l’égoïsme, tandis qu’il est peut-être précisément l’expression la plus naturelle de l’égoïsme. Ici ce furent apparemment ceux qui ne possédaient pas et qui désiraient posséder qui ont établi l’usage courant dans la langue — il y en eut probablement toujours de trop. Ceux qui, sur ce domaine, ont été favorisés par beaucoup de possession et de satiété, ont bien laissé échapper, de temps en temps, une invective contre le « démon furieux », comme disait cet Athénien, le plus aimable et le plus aimé de tous, Sophocle : mais Éros se mettait toujours à rire de pareils calomniateurs, — justement ses plus grands favoris. — Il y a bien çà et là, sur la terre, une espèce de continuation de l’amour où ce désir avide que deux personnes ont l’une pour l’autre fait place à un nouveau désir, à une nouvelle avidité, à une soif commune, supérieure, d’un idéal placé au-dessus d’elles : mais qui connaît cet amour ? Qui est-ce qui l’a vécu ? Son véritable nom est amitié.

15.

À distance. — Cette montagne rend la contrée qu’elle domine charmante et digne d’admiration à tout point de vue : après nous être dit cela pour la centième fois, nous nous trouvons, à son égard, dans un état d’esprit si déraisonnable et si plein de reconnaissance que nous nous imaginons qu’elle, la donatrice de tous ces charmes, doit être, elle-même, ce qu’il y a de plus charmant dans la contrée — et c’est pourquoi nous montons sur la montagne et nous voilà désillusionnés ! Soudain la montagne elle-même, et tout le paysage qui l’entoure, se trouvent comme désensorcelés ; nous avons oublié qu’il y a certaines grandeurs tout comme certaines bontés qui ne veulent être vues qu’à une certaine distance, et surtout d’en bas, à aucun prix d’en haut, — ce n’est qu’ainsi qu’elles font de l’effet. Peut-être connais-tu des hommes, dans ton entourage, qui ne doivent se regarder eux-mêmes qu’à une certaine distance pour se trouver supportables, séduisants et vivifiants ; il faut leur déconseiller la connaissance de soi.

16.

Sur le passage. — Dans les rapports avec les personnes qui ont de la pudeur à l’égard de leurs sentiments il faut savoir dissimuler ; elles éprouvent une haine soudaine contre celui qui les prend sur le fait d’un sentiment tendre ou enthousiaste ou élevé, comme si l’on avait vu leurs pensées les plus secrètes. Si l’on veut leur faire du bien, en de pareils moments, il faut les faire rire ou bien leur glisser, en plaisantant, une froide méchanceté : — leur sentiment s’y glace et elles sont de nouveau maîtresses d’elles-mêmes. Mais je donne la morale avant l’histoire. — Nous avons une fois été si près l’un de l’autre, dans la vie, que rien ne semblait plus entraver notre amitié et notre fraternité et qu’il n’y avait plus entre nous qu’un petit passage. Au moment où tu voulus t’y engager, je t’ai demandé : « Veux-tu prendre le passage pour venir auprès de moi ? » — Mais alors tu changeas d’avis et, lorsque je t’en ai prié encore une fois, tu ne me répondis rien. Depuis lors des montagnes et des fleuves et tout ce qui peut séparer et rendre étranger s’est précipité entre nous, et, si nous voulions nous rejoindre, nous ne le pourrions plus. Mais lorsque tu songes maintenant à ce petit passage, tu ne trouves plus de paroles, — il ne te vient que des sanglots et de l’étonnement.

17.

Motiver sa pauvreté. — Il est vrai que par aucun artifice nous ne pouvons faire d’une pauvre vertu une vertu riche et abondante, mais nous pouvons enjoliver cette pauvreté et en faire une nécessité, en sorte que son aspect ne nous fait plus mal et qu’à cause d’elle nous ne jetons plus à la fatalité un regard de reproche. C’est ainsi que fait le jardinier avisé qui place le pauvre petit ruisseau de son jardin dans les bras d’une nymphe des sources et qui motive ainsi la pauvreté : — et qui n’aurait pas comme lui besoin des nymphes !

18.

Fierté antique. — L’antique coloris de la distinction nous manque, parce que l’esclave antique manque à notre sentiment. Un Grec d’origine noble trouvait entre sa supériorité et cette ultime bassesse de si énormes échelons intermédiaires et un tel éloignement, qu’il pouvait à peine apercevoir distinctement l’esclave : Platon lui-même ne l’a pas vu entièrement. Il en est autrement de nous, habitués, comme nous le sommes, à la doctrine de l’égalité entre les hommes, si ce n’est à l’égalité elle-même. Un être qui n’aurait pas la libre disposition de soi et qui manquerait de loisirs, — à nos yeux, ce ne serait là nullement quelque chose de méprisable ; car ce genre de servilité adhère encore trop à chacun de nous, selon les conditions de notre ordre et de notre activité sociales, qui sont foncièrement différentes de celles des anciens. — Le philosophe grec traversait la vie avec le sentiment intime qu’il y avait beaucoup plus d’esclaves qu’on se le figurait — c’est-à-dire que chacun était esclave pour peu qu’il ne fût point philosophe ; son orgueil débordait lorsqu’il considérait que, même les plus puissants de la terre, se trouvaient parmi ses esclaves. Cette fierté, elle aussi, est devenue, pour nous, étrangère et impossible ; pas même en symbole le mot « esclave » ne possède pour nous toute son intensité.

19.

Le mal. — Examinez la vie des hommes et des peuples, les meilleurs et les plus féconds, et demandez-vous si un arbre qui doit s’élever fièrement dans les airs peut se passer du mauvais temps et des tempêtes : si la défaveur et la résistance du dehors, si toutes espèces de haine, d’envie, d’entêtement, de méfiance, de dureté, d’avidité, de violence ne font pas partie des circonstances favorisantes, sans lesquelles une grande croissance, même dans la vertu, serait à peine possible ? Le poison qui fait périr la nature plus faible est un fortifiant pour le fort — aussi ne l’appelle-t-il pas poison.


20.

Dignité de la folie. — Encore quelques milliers d’années sur la voie qui suivit le dernier siècle ! — et dans tout ce que fait l’homme la plus haute sagesse sera visible : mais par cela justement la sagesse aura perdu toute sa dignité. Certes, il sera alors nécessaire d’être sage, mais ce sera aussi si vulgaire et si ordinaire qu’un esprit dégoûté pourra considérer cette nécessité comme une grossièreté. Et de même qu’une tyrannie de la vérité et de la science serait capable d’amener une hausse dans la valeur du mensonge, de même une tyrannie de la sagesse pourrait faire germer un nouveau genre de noblesse d’âme. Être noble — ce serait peut-être alors avoir des folies dans la tête.

21.

À ceux qui enseignent le désintéressement. — On appelle bonnes les vertus d’un homme, non en regard des effets qu’elles ont pour lui-même, mais en regard des effets que nous leur supposons pour nous et pour la société : — dans l’éloge de la vertu on a été, de tous temps, très peu « désintéressé », très peu « non égoïste » ! Car autrement on aurait dû remarquer que les vertus (comme l’application, l’obéissance, la chasteté, la piété, la justice) sont généralement nuisibles à celui qui les possède, étant des instincts qui règnent avec par trop de violence et d’avidité, des instincts qui ne veulent à aucun prix se laisser tenir en équilibre par la raison, avec les autres instincts. Lorsque tu possèdes une vertu, une vertu véritable et entière (et non pas seulement le petit instinct d’une vertu) — tu es la victime de cette vertu ! Mais c’est pour cela que ton voisin loue ta vertu. On loue le travailleur, bien que par son application il nuise à ses facultés visuelles, à l’originalité et à la fraîcheur de son esprit ; on vénère et on plaint le jeune homme qui s’est « éreinté de travail » parce que l’on porte ce jugement : « Pour la société en bloc la perte du meilleur individu n’est qu’un petit sacrifice ! Il est regrettable que ce sacrifice soit nécessaire ! Mais il serait, certes, bien plus regrettable que l’individu pensât autrement et qu’il accordât plus d’importance à sa conservation et à son développement qu’à son travail au service de la société. » Et c’est pourquoi l’on ne plaint pas ce jeune homme à cause de lui-même, mais parce que, par cette mort, un instrument soumis et — ce que l’on appelle un « brave homme » — a été perdu pour la société désintéressée. Peut-être prend-on encore en considération le fait qu’il eût peut-être été plus utile à la société s’il avait travaillé avec plus d’égards envers lui-même et s’il s’était conservé plus longtemps. On s’avoue bien l’avantage qu’il y aurait eu, mais on estime supérieur et plus durable cet autre avantage qu’un sacrifice a été fait et que le sentiment de la bête de sacrifice a de nouveau une fois reçu une confirmation visible. C’est donc, d’une part, la nature d’instrument dans les vertus qui est proprement louée, lorsqu’on loue les vertus, et, d’autre part, l’instinct qui ne se laisse pas maintenir dans ses bornes par l’avantage général de l’individu — en un mot : la déraison dans la vertu, grâce à laquelle l’être individuel se laisse transformer en fonction de la collectivité. L’éloge de la vertu est l’éloge de quelque chose de nuisible dans le privé, l’éloge d’instincts qui enlèvent à l’homme son plus noble amour de soi et la force de la plus haute protection de soi-même. Il est vrai qu’en vue de l’éducation, et pour inculquer des habitudes vertueuses on fait ressortir une série d’effets de la vertu qui font paraître semblables la vertu et l’avantage privé, — et il existe, en effet, une pareille similitude ! La ténacité aveugle, cette vertu typique des instruments, est représentée comme le chemin des richesses et des honneurs et comme le poison le plus salutaire contre l’ennui et les passions : mais on passe sous silence ce que cette ténacité a de dangereux, ce qui est son danger supérieur. L’éducation procède généralement ainsi : elle cherche à déterminer chez l’individu, par une série d’attractions et d’avantages, une façon de penser et d’agir qui, devenue habitude, instinct, passion, domine en lui et sur lui, contre son dernier avantage, mais « pour le bien général ». Combien souvent je m’aperçois que la ténacité aveugle procure, il est vrai, des richesses et des honneurs, mais enlève en même temps, aux organes, la finesse au moyen de quoi les richesses et les honneurs pourraient procurer une jouissance, et aussi que ces remèdes radicaux contre l’ennui et les passions émoussent en même temps les sens et les rendent récalcitrants à toute nouvelle excitation. (La plus active de toutes les époques — notre époque — de tout son argent et de toute son activité, ne sait pas faire autre chose que d’accumuler toujours plus d’argent et toujours plus d’activité, c’est qu’il faut plus de génie pour dépenser que pour acquérir ! — Eh bien ! nous finirons par en avoir le « dégoût » !) Si l’éducation réussit, toute vertu de l’individu devient une utilité publique et un désavantage privé, au sens du but privé supérieur, — ce sera probablement une espèce de dépérissement de l’esprit et des sens, ou même un déclin précoce : qu’on évalue, à ce point de vue, les unes après les autres, les vertus de l’obéissance, de la chasteté, de la piété, de la justice. L’éloge de l’altruiste, du vertueux, de celui qui se sacrifie — donc l’éloge de celui qui n’emploie pas toute sa force et toute sa raison à sa propre conservation, à son développement, son élévation, son avancement, à l’élargissement de sa puissance, mais qui, par rapport à sa personne, vit humble et irréfléchi, peut-être même indifférent et ironique, — cet éloge n’a certes pas jailli de l’esprit de désintéressement ! Le « prochain » loue le désintéressement puisqu’il en retire des avantages ! Si le prochain raisonnait lui-même d’une façon « désintéressée », il refuserait cette rupture de forces, ce dommage occasionné en sa faveur, il s’opposerait à la naissance de pareils penchants, et il affirmerait avant tout son désintéressement, en les désignant précisément comme mauvais ! — Voici indiquée la contradiction fondamentale de cette morale, aujourd’hui tellement en honneur : les motifs de cette morale sont en contradiction avec son principe ! Ce dont cette morale veut se servir pour faire sa démonstration est réfuté par son critérium de moralité. Le principe : « tu dois renoncer à toi-même et t’offrir en sacrifice, » pour ne point réfuter sa propre morale, ne devrait être décrété que par un être qui renoncerait par là lui-même à son avantage et qui amènerait peut-être, par ce sacrifice exigé des individus, sa propre chute. Mais dès que le prochain (ou bien la société) recommande l’altruisme à cause de son utilité, le principe contraire : « tu dois chercher l’avantage, même au dépens de tout le reste, » est mis en pratique, et l’on prêche d’une haleine un « tu dois » et un « tu ne dois pas » !

22.

L’ordre du jour pour le roi. — La journée commence : commençons, pour cette journée, à mettre en ordre les affaires et les plaisirs de notre très gracieux maître qui maintenant daigne encore se reposer. Sa Majesté a du mauvais temps aujourd’hui : nous nous garderons de l’appeler mauvais ; on ne parlera pas du temps, — mais nous donnerons aujourd’hui aux affaires un tour plus solennel, aux fêtes quelque chose de plus pompeux qu’il ne serait autrement nécessaire. Sa Majesté sera peut-être malade : nous présenterons au déjeuner la dernière bonne nouvelle d’hier soir, l’arrivée de M. de Montaigne qui sait si agréablement plaisanter sa maladie, — il souffre de calculs. Nous recevrons quelques personnes. (Personnes ! — que dirait cette vieille grenouille enflée qui se trouvera au milieu d’elles, si elle entendait ce mot ! « Je ne suis pas une personne, dirait-elle, mais toujours la chose elle-même. ») — La réception durera plus longtemps qu’il ne sera agréable à chacun : cela sera une raison suffisante pour raconter l’anecdote de ce poète qui écrivit à sa porte : « Celui qui entre ici me fera honneur ; celui qui n’entre pas me fera — plaisir. » — C’est là vraiment dire une impolitesse d’une façon polie ! Et, peut-être ce poète, pour sa part, a-t-il tout à fait raison d’être impoli : on dit que ses vers sont meilleurs que ceux de tel faiseur. Qu’il en fasse donc encore beaucoup et qu’il se retire autant que possible du monde : et c’est bien là le sens de sa gentille petite méchanceté. Par contre un prince vaut toujours mieux que les vers qu’il fait, même si… — mais que faisons-nous ? Nous causons et la cour tout entière croit que nous travaillons déjà et que nous nous cassons la tête : aucune lumière ne s’allume avant celle que l’on voit à notre fenêtre. — Écoutez ! N’était-ce pas la sonnette ? Au diable ! Le jour et la danse commencent et nous ne savons pas nos tours ! Il nous faudra donc improviser, — tout le monde improvise sa journée. Faisons aujourd’hui comme tout le monde ! — Et ainsi s’est dissipé mon singulier rêve du matin, peut-être aux sons durs de l’horloge de la tour qui vient d’annoncer, avec la solennité qui lui est propre, la cinquième heure. Il me semble que cette fois-ci le dieu des rêves a voulu se moquer de mes habitudes, — c’est mon habitude de commencer ma journée en l’apprêtant de façon à la rendre tolérable pour moi et il est possible qu’il me soit arrivé souvent de le faire d’une façon trop cérémonieuse et princière.

23.

Les symptômes de la corruption. — Prêtez votre attention aux symptômes de ces conditions de la société, nécessaires de temps en temps, et que l’on appelle « corruption ». Chaque fois que la corruption se manifeste quelque part une superstition multiple prend le dessus, et la croyance générale qu’un peuple a acceptée jusqu’alors devient pâle et impuissante : car la superstition est une libre pensée de second ordre, — celui qui s’y soumet choisit certaines formes et formules qui lui plaisent et se permet de choisir. Le superstitieux, comparé au croyant, est toujours plus « personnel » que lui ; et une société superstitieuse sera celle où il y aura déjà beaucoup d’individus et du plaisir à tout ce qui est individuel. Considérée à ce point de vue, la superstition apparaît toujours comme un progrès par rapport à la foi et comme un signe annonçant que l’intellect devient plus indépendant et veut avoir ses droits. Les partisans de la vieille religion et de la vieille religiosité se plaignent alors de la corruption, — c’est aussi eux qui ont déterminé jusqu’ici l’usage dans la langue et qui ont fait à la superstition une mauvaise réputation, même auprès des esprits les plus libres. Apprenons donc qu’elle est un symptôme de l’émancipation. — En second lieu, on accuse de relâchement une société dont s’empare la corruption : il est visible en effet qu’alors la valeur de la guerre et de la joie de la guerre diminuent et qu’on aspire aux agréments de la vie avec autant d’ardeur que l’on aspirait autrefois aux honneurs de la guerre et de la gymnastique. Mais on a l’habitude de passer sous silence que cette vieille énergie populaire, cette passion populaire, qui, par la guerre et les tournois, recevait une visibilité magnifique, s’est transformée maintenant en passion privée divisée infiniment et moins visible ; il est même probable que, dans l’état de « corruption », la puissance et la force de l’énergie qu’un peuple dépense sont plus grandes que jamais, et l’individu en use avec beaucoup plus de prodigalité qu’il n’a pu le faire précédemment : — car alors il n’était pas encore assez riche pour cela ! C’est donc précisément aux époques de « relâchement » que la tragédie court les maisons et les rues, que naissent le grand amour et la grande haine et que la flamme de la connaissance s’élève avec éclat vers le ciel. — On prétend, en troisième lieu, que, pour compenser en quelque sorte le reproche de superstition et de relâchement, aux époques de corruption, les mœurs sont plus douces et que, comparée aux époques anciennes, plus croyantes et plus fortes, la cruauté est maintenant en diminution. Mais je ne puis pas non plus accéder à cet éloge, tout aussi peu qu’au blâme qu’il contient : je ne reconnais qu’une chose, c’est que la cruauté s’affine maintenant et que les formes qu’elle revêtait anciennement lui sont dorénavant contraires : la blessure et le supplice, cependant, au moyen de la parole et du regard, atteignent, en temps de corruption, leur développement complet, — c’est maintenant seulement que la méchanceté est créée et la joie que procure la méchanceté. Les hommes de la corruption sont spirituels et calomniateurs ; ils savent qu’il y a encore d’autres façons d’assassinat que par le poignard et la surprise, — ils savent aussi que l’on croit tout ce qui est bien dit. — En quatrième lieu : lorsque « les mœurs se corrompent », ces êtres que l’on nomme tyrans commencent à surgir : ce sont les précurseurs et, en quelque sorte, les précoces avant-coureurs des individus. Encore un peu de patience : et ce fruit, qui est le fruit des fruits, sera suspendu, mûr et doré, à l’arbre d’un peuple, — et ce n’est qu’à cause de ces fruits que cet arbre existe ! Lorsque la décomposition a atteint son apogée, de même que la lutte des tyrans de toute espèce, le César arrive toujours, le tyran définitif, qui met fin à ce combat épuisé à la conquête de la prépondérance, en faisant travailler pour lui la fatigue. À son époque, l’individu est généralement le plus mûr, et, par conséquent, la « culture » est la plus élevée et la plus féconde, non grâce au tyran, ni par lui : quoique ce soit le propre des hommes d’une culture supérieure de flatter leur César en se faisant passer pour son œuvre. La vérité est cependant qu’ils ont besoin de repos du dehors puisque l’inquiétude et le travail se trouvent en eux. En ces temps la corruptibilité et la trahison sont les plus fréquentes : car l’amour de l’ego qui vient d’être découvert est maintenant beaucoup plus puissant que l’amour de la vieille patrie, usée et rabâchée ; et le besoin de se mettre à l’abri d’une façon quelconque contre les terribles ballottements de la fortune, ouvre même les mains les plus nobles, dès qu’un homme riche et un puissant se montre prêt à y jeter de l’or. L’avenir est alors si incertain qu’il faut vivre au jour le jour : un état d’âme qui donne jeu facile à tous les séducteurs, — car on ne se laisse séduire et corrompre que pour « un jour » et l’on se réserve l’avenir et la vertu ! On sait que les individus, ces véritables hommes « en soi-même » songent aux choses du moment, bien plus que leurs antipodes, les hommes de troupeau, parce qu’ils savent qu’ils ne peuvent pas plus compter sur eux-mêmes que sur l’avenir ; de même, ils aiment à s’attacher aux hommes de puissance, parce qu’ils se croient capables d’actions et d’investigations qui, auprès de la foule, ne peuvent obtenir ni compréhension ni grâce, — mais le tyran ou le César comprend le droit de l’individu, même dans ses transgressions, il a intérêt à favoriser une morale privée plus courageuse et même à lui tendre la main. Car il pense de lui-même et veut que l’on pense de lui-même ce que Napoléon a exprimé une fois avec le tour classique qui lui était particulier : « J’ai le droit de répondre à toutes vos plaintes par un éternel moi. Je suis à part de tout le monde, je n’accepte les conditions de personne. Vous devez vous soumettre à toutes mes fantaisies, et trouver tout simple que je me donne de pareilles distractions[2]. » C’est ce que Napoléon dit un jour à son épouse, celle-ci ayant des raisons pour mettre en doute sa fidélité conjugale. — Les époques de corruption sont celles où les pommes tombent des arbres : je veux dire les individus, ceux qui portent la semence de l’avenir, les promoteurs de la colonisation intellectuelle et de la formation nouvelle des liens de l’État et de la société. Corruption — ce n’est là qu’un terme injurieux pour les temps d’automne d’un peuple.

24.

Différents mécontentements. — Les mécontents faibles et en quelque sorte féminins sont les plus inventifs à rendre la vie plus belle et plus profonde ; les mécontents forts — les hommes parmi les mécontents, pour rester dans l’image — sont les plus inventifs à améliorer et à étayer la vie. Les premiers montrent leur faiblesse et leur féminité en ceci qu’ils aiment à se laisser tromper, de temps en temps, et qu’ils se contentent parfois d’un peu d’ivresse et d’enthousiasme, mais qu’en général on ne peut pas les satisfaire et qu’ils souffrent de l’incurabilité de leur mécontentement ; de plus ils encouragent tous ceux qui savent créer des consolations opiatives et narcotiques et en veulent, à cause de cela, à ceux qui placent le médecin plus haut que le pasteur, — c’est ainsi qu’ils entretiennent la continuité des véritables calamités ! S’il n’y avait pas eu en Europe, depuis l’époque du Moyen âge, un grand nombre de mécontents de cette espèce, la célèbre faculté européenne d’évolution continuelle ne se serait peut-être pas du tout formée : car les prétentions des mécontents forts sont trop grossières et en somme trop modestes pour que l’on n’arrive pas à les faire se tenir tranquilles. La Chine donne l’exemple d’un pays où le mécontentement en grand et la faculté d’évolution ont disparu depuis plusieurs siècles ; les socialistes et les idolâtres de l’État en Europe, avec leurs mesures d’amélioration et de garantie de la vie, pourraient facilement amener l’Europe à des conditions chinoises et à un « bonheur » chinois, à condition qu’ils puissent extirper d’abord ce mécontentement et ce romantisme maladifs, tendres et féminins qui, pour le moment, existent encore en abondance. L’Europe est un malade qui doit la plus grande reconnaissance à son incurabilité et aux éternelles transformations de son mal ; ces situations toujours nouvelles, ces dangers, ces douleurs, ces moyens d’inquisition, également toujours nouveaux, ont fini par engendrer une irritabilité intellectuelle qui équivaut presque au génie et certainement à la mère de tout génie.

25.

Ne pas être prédestiné à la connaissance. — Il existe une humilité naïve, assez fréquente en somme, qui, lorsqu’on la possède, vous rend, une fois pour toutes, impropre à être disciple de la connaissance. Car, au moment où un homme de cette espèce aperçoit quelque chose qui le frappe, il se retourne en quelque sorte sur lui-même et se dit : « Tu t’es trompé ! Où avais-tu tes sens ! Cela ne peut pas être la vérité ! » — Et alors, au lieu d’y regarder encore une fois de plus près, au lieu de prêter encore l’oreille, il s’enfuit intimidé et évite de rencontrer la chose frappante qu’il cherche à se sortir de la tête aussi vite que possible. Son canon intérieur dit : « Je ne veux rien voir qui soit en contradiction avec l’opinion courante sur les choses ! Suis-je fait, moi, pour découvrir des vérités nouvelles ? Il y en a déjà trop d’anciennes. »

26.

Que signifie vivre. — Vivre — cela signifie : repousser sans cesse quelque chose qui veut mourir. Vivre — cela signifie : être cruel et implacable contre tout ce qui, en nous, devient faible et vieux, et pas seulement en nous. Vivre cela signifierait donc : être sans pitié pour les agonisants, les misérables, les vieillards ? Être sans cesse assassin ? — Et pourtant le vieux Moïse a dit : « Tu ne tueras point ! »

27.

Le renonciateur. — Que fait celui qui renonce ? Il aspire à un monde supérieur, il veut s’envoler plus loin et plus haut que tous les hommes de l’affirmation, — il jette loin de lui beaucoup de choses qui alourdiraient son vol, et parmi ces choses il y en a qui ont de la valeur et qu’il aime : il sacrifie tout cela à son désir des hauteurs. Or, c’est ce sacrifice et ce rejet qui sont seuls visibles en lui : c’est pour cela qu’on lui donne le nom de renonciateur, et c’est comme tel qu’il se dresse devant nous drapé dans son froc, et comme s’il était l’âme d’un silice. Mais il est très satisfait de cette impression qu’il nous produit : il veut cacher à nos yeux son désir, sa fierté, son intention de s’élever dans les airs, au-dessus de nous. Oui ! il est plus fin que nous ne le pensions, et si poli avec nous — cet affirmateur ! Car il est cela tout comme nous, même dans sa renonciation.

28.

Nuire avec ce que l’on a de meilleur. — Il arrive que nos forces nous poussent tellement en avant que nous ne pouvons plus supporter nos faiblesses et que nous périssons par elles : il nous arrive bien aussi de prévoir ce résultat, et pourtant nous ne voulons pas qu’il en soit autrement. Alors nous nous faisons durs à l’égard de ce qui devrait être ménagé en nous, et notre grandeur est aussi notre barbarie. Une telle catastrophe que nous finissons par payer de notre vie est un exemple de l’influence générale qu’exercent les grands hommes sur les autres et sur leur époque : — justement avec ce qu’ils ont de meilleurs, avec ce qu’eux seuls savent faire ils ruinent beaucoup d’êtres faibles, incertains, qui sont encore dans le devenir et le vouloir — et c’est par cela qu’ils sont nuisibles. Le cas peut même se présenter où, somme toute, ils ne font que nuire, puisque ce qu’ils ont de meilleur n’est absorbé, en quelque sorte dégusté, que par ceux qui y perdent leur raison et leur ambition, comme sous l’influence d’une boisson forte : ils sont mis dans un tel état d’ivresse que leurs membres se briseront sur tous les faux chemins où les conduira leur ivresse.

29.

Ceux qui ajoutent un mensonge. — Lorsqu’en France on commença à combattre l’unité d’Aristote et, par conséquent, aussi à la défendre, on put voir de nouveau ce que l’on voit souvent, mais toujours avec beaucoup de déplaisir : — on se mentit à soi-même pour trouver les raisons qui font subsister ces lois, rien que pour ne pas avouer que l’on s’était habitué à leur domination et que l’on ne voulait plus entendre parler d’autre chose. Et c’est ainsi que l’on agit dans toute morale, dans toute religion régnantes, et l’on a toujours agi ainsi : les intentions que l’on met derrière l’habitude sont toujours ajoutées mensongèrement lorsque quelqu’un commence à nier l’habitude et à demander les raisons et les intentions. C’est là que se trouve la grande mauvaise foi des conservateurs de toutes les époques : — ils ajoutent des mensonges.

30.

Comédie des hommes célèbres. — Les hommes célèbres qui ont besoin de leur gloire, comme par exemple tous les politiciens, ne choisissent plus leurs amis et leurs alliés sans arrière-pensée : de celui-ci ils veulent un peu de l’éclat et du reflet de sa vertu, de celui-là la crainte qu’inspirent certaines qualités douteuses que chacun lui connaît. À un autre ils volent sa réputation de paresseux, de fainéant, puisqu’il est utile à leur but de passer par moments pour inattentif et indolent : — ils cachent ainsi qu’ils sont aux aguets ; tantôt ils ont besoin auprès d’eux du fantaisiste, tantôt du chercheur, tantôt du pédant, en quelque sorte comme la présence de leur propre personne, mais il arrive tout aussi souvent qu’ils n’ont plus besoin de tous ceux-là ! Et ainsi dépérissent sans cesse leurs entourages et leurs aspects extérieurs, tandis que tout semble vouloir se pousser dans cet entourage et vouloir lui donner du « caractère » ; en cela ils ressemblent aux grandes villes. Leur réputation se transforme sans cesse tout comme leur caractère, car leurs moyens changeants exigent ce changement et poussent en avant tantôt l’une tantôt l’autre de leurs qualités réelles ou supposées, pour les mettre en scène : leurs amis et leurs alliés font partie de ces qualités de scène. Par contre il faut que ce qu’ils veulent demeure d’autant plus ferme, comme édifié en bronze et rayonnant au loin, — et cela aussi a parfois besoin de sa comédie et de son jeu de scène.

31.

Commerce et noblesse. — La vente et l’achat paraissent maintenant vulgaires, tout comme l’art de lire et d’écrire ; chacun y est exercé, même lorsqu’il n’est pas commerçant, et il s’exerce encore chaque jour dans cette matière : tout comme autrefois, à l’âge des hommes plus sauvages, chacun était chasseur et s’exerçait jour pour jour dans l’art de la chasse. À cette époque-là la chasse était vulgaire : mais tout comme celle-ci finit par devenir un privilège des puissants et des nobles et perdit ainsi son caractère journalier et vulgaire, par le fait qu’elle cessa d’être nécessaire pour se changer en objet de plaisir et de luxe : — il pourrait en advenir une fois de même de l’achat et de la vente. On peut imaginer des conditions de la société où l’on ne vend ni n’achète et où la nécessité de cet art se perd peu à peu complètement ; peut-être qu’alors il y aura des individus moins soumis aux lois de la condition générale qui se permettront l’achat et la vente comme un luxe du sentiment. Alors seulement le commerce prendrait de la distinction et les nobles s’en occuperaient peut-être tout aussi volontiers qu’ils s’occupent jusqu’à présent de guerre et de politique : tandis qu’au contraire il se pourrait que les évaluations de la politique fussent complètement transformées. Maintenant déjà la politique cesse d’être le métier du gentilhomme : et il serait possible qu’on la trouvât un jour tellement vulgaire qu’on la rangerait, comme toute littérature de partis et de journaux, sous la rubrique « prostitution de l’esprit ».

32.

Disciples que l’on ne souhaitait point. — Que dois-je faire de ces deux jeunes gens, s’écria avec humeur un philosophe qui « corrompait » la jeunesse, comme Socrate l’avait corrompue autrefois. — Ce sont des disciples qui m’arrivent mal à propos. Celui-ci ne sait pas dire « non » et cet autre répond à toutes choses « entre les deux ». En admettant qu’ils saisissent ma doctrine, le premier souffrirait trop, car mes idées exigent une âme guerrière, un désir de faire mal, un plaisir de la négation, une enveloppe dure — il succomberait à ses plaies ouvertes et à ses plaies intérieures. Et l’autre, de toutes les causes qu’il défend, s’accommoderait une partie moyenne pour en faire quelque chose de médiocre, — je souhaite un pareil disciple à mon ennemi.

33.

Au dehors des salles de cours. — « Pour vous démontrer que l’homme fait au fond partie des animaux d’un bon naturel, je vous ferai souvenir de sa longue crédulité. Maintenant seulement, très tard et après une énorme victoire sur soi-même, il est devenu un animal méfiant, — oui ! l’homme est maintenant plus méchant que jamais. » — Je ne comprends pas cela : pourquoi l’homme serait-il maintenant plus méfiant et plus méchant ? — « Puisqu’il a maintenant une science, — puisqu’il a besoin d’une science ! » —

34.

Historia abscondita. — Tout grand homme possède une force rétroactive : à cause de lui toute l’histoire est remise sur la balance, et mille secrets du passé sortent de leur cachette — pour être éclairés par son soleil. Il n’est pas du tout possible de prévoir tout ce qui sera encore de l’histoire. Le passé peut-être demeure encore tout à fait inexploré ! Il est encore besoin de beaucoup de forces rétroactives.

35.

Hérésie et sorcellerie. — Penser autrement que ce n’est l’usage — c’est beaucoup moins l’effet d’une meilleure intelligence que l’effet de penchants forts et méchants, de penchants séparateurs, isolants, hautains, moqueurs, perfides. L’hérésie est la contre-partie de la sorcellerie, elle est tout aussi peu quelque chose d’innocent ou même de vénérable en soi. Les hérétiques et les sorciers sont deux catégories d’hommes méchants : ils ont ceci en commun que, non seulement ils sont méchants, mais qu’ils se sentent aussi méchants. Leur désir insurmontable c’est de causer un dommage à ce qui règne (hommes ou opinions). La Réforme, une espèce de redoublement de l’esprit du Moyen âge, à une époque où le Moyen âge n’avait plus pour lui la bonne conscience, les produisit tous deux en abondance.


36.

Dernières paroles. — On se souvient peut-être que l’empereur Auguste, cet homme terrible qui se possédait et qui savait se taire, tout aussi bien qu’un sage comme Socrate, devint indiscret à l’égard de lui-même par ses dernières paroles : il laissa pour la première fois tomber son masque lorsqu’il donna à entendre qu’il avait porté un masque et joué la comédie, — il avait joué à la perfection le père de la patrie et la sagesse sur le trône, jusqu’à donner la complète illusion ! Plaudite, amici, comœdia finita est ! — La pensée de Néron mourant : qualis artifex pereo ! fut aussi la pensée d’Auguste mourant : Vanité d’histrion ! Loquacité d’histrion ! Et c’est bien la contre-partie de Socrate mourant ! — Mais Tibère mourut en silence, lui qui fut le plus tourmenté de ceux qui se tourmentèrent eux-mêmes, — celui-ci fut vrai et ne fut point un comédien ! Qu’est-ce qui a bien pu lui passer par la tête à sa dernière heure ! Peut-être ceci : « La vie — c’est là une longue mort. Quel fou j’ai été de raccourcir tant d’existences ! Étais-je fait, moi, pour être un bienfaiteur ? J’aurais dû leur donner la vie éternelle : ainsi j’aurais pu les voir mourir éternellement. J’aurais de si bons yeux pour cela : qualis spectator pereo ! » Lorsque, après une longue agonie, il sembla reprendre des forces, on jugea bon de l’étouffer avec des oreillers, — il mourut ainsi d’une double mort.

37.

De trois erreurs. — Dans les derniers siècles on a fait avancer la science, soit parce que, avec elle et par elle, on espérait le mieux comprendre la bonté et la sagesse de Dieu — le principal motif dans l’âme des grands Anglais (comme Newton) — soit parce que l’on croyait à l’utilité absolue de la connaissance, surtout au lien le plus intime entre la morale, la science et le bonheur — principal motif dans l’âme des grands Français (comme Voltaire) —, soit parce que l’on croyait posséder et aimer dans la science quelque chose de désintéressé, d’inoffensif, quelque chose qui se suffit à soi-même, quelque chose de tout à fait innocent, à quoi les mauvais instincts de l’homme ne participent nullement — le motif principal dans l’âme de Spinoza, qui, en tant que connaisseur, se sentait divin : — donc pour trois erreurs !

38.

Les explosifs. — Si l’on considère combien la force chez les jeunes gens est immobilisée dans son besoin d’explosion, on ne s’étonnera plus de voir combien ils manquent de finesse et de préférence pour se décider en faveur de telle ou telle cause. Ce qui les attire, c’est le spectacle de l’ardeur qui entoure une cause et, en quelque sorte, le spectacle de la mèche allumée, — et non la cause en elle-même. C’est pourquoi les séducteurs les plus subtils s’entendent à leur faire espérer l’explosion plutôt qu’à les persuader par des raisons : on ne gagne pas avec des arguments ces vrais barils à poudre.

39.

Goût changé. — Le changement du goût général est plus important que celui des opinions ; les opinions, avec toutes les preuves, les réfutations et toute la mascarade intellectuelle ne sont que des symptômes d’un changement de goût et certainement pas, ce pour quoi on les tient encore généralement, les causes de ce changement de goût. Comment se transforme le goût général ? Par le fait que des individus puissants et influents prononcent sans honte leur hoc est ridiculum, hoc est absurdum, c’est-à-dire le jugement de leur goût et de leur dégoût, et qu’ils imposent ce jugement avec tyrannie : — ils imposent ainsi une contrainte à beaucoup de gens, une contrainte qui se change peu à peu en une habitude chez plusieurs et finalement en un besoin de tout le monde. Mais ce fait que les individus ont d’autres sensations et d’autres goûts a généralement sa raison dans la singularité de leur façon de vivre, de se nourrir et de digérer, il est peut-être dû à la présence d’une dose plus ou moins grande de sels inorganiques dans leur sang et dans leur cerveau, en un mot à la propriété de leur caractère physique : mais ils ont le courage d’avouer leurs habitudes physiques et d’en écouter les exigences dans les nuances les plus fines : leurs jugements esthétiques et moraux font partie de ces « fines nuances » du caractère physique.

40.

De l’absence des formes nobles. — Les soldats et leurs chefs ont encore des rapports bien supérieurs à ceux des ouvriers et des patrons. Provisoirement du moins, toute civilisation à base militaire se trouve bien au-dessus de tout ce que l’on appelle civilisation industrielle : cette dernière, dans son état actuel, est la forme d’existence la plus basse qu’il y ait eu jusqu’à présent. Ce sont simplement les lois de la nécessité qui sont ici en vigueur : on veut vivre et l’on est forcé de se vendre, mais on méprise celui qui exploite cette nécessité et qui s’achète, le travailleur. Il est singulier que la soumission à des personnes puissantes, qui inspirent la crainte et même la terreur, à des tyrans et des chefs d’armées produit une impression beaucoup moins pénible que la soumission à des personnes inconnues et sans intérêt, comme le sont toutes les illustrations de l’industrie : dans le patron, l’ouvrier ne voit généralement qu’un homme rusé et exploiteur, un chien qui spécule sur toutes les misères et dont le nom, l’allure, les mœurs, la réputation lui sont tout à fait indifférents. Les fabricants et les grands entrepreneurs du commerce ont probablement beaucoup trop manqué, jusqu’à présent, de toutes ces formes et de ces signes distinctifs de la race supérieure, qui sont nécessaires pour rendre des personnes intéressantes ; s’ils avaient dans leur regard et dans leur geste la distinction de la noblesse héréditaire, il n’existerait peut-être pas de socialisme des masses. Car au fond les masses sont prêtes à l’esclavage sous toutes ses formes, pourvu que celui qui est au-dessus d’eux affirme sans cesse sa supériorité, qu’il légitime le fait qu’il est pour commander — par la noblesse de la forme ! L’homme le plus vulgaire sent que la noblesse ne s’improvise pas, et qu’il lui faut honorer en elle le fruit de longues périodes, — mais l’absence de formes supérieures et la fameuse vulgarité des fabricants, avec leurs mains rouges et grasses, éveille en l’homme vulgaire la pensée que ce n’est que le hasard et la chance qui ont élevés ici l’un au-dessus de l’autre : eh bien ! décide-t-il à part soi, essayons une fois, nous, du hasard et de la chance. Jetons les dés ! — et le socialisme commence.

41.

Contre le remords. — Le penseur cherche à trouver telle ou telle explication dans ses propres actes, dans ses recherches et ses interrogations : le succès ou l’insuccès sont pour lui avant tout des réponses. Cependant, se fâcher de ce que quelque chose ne réussisse pas, ou même éprouver des remords — il laisse cela à ceux qui agissent, parce qu’on le leur ordonne, et qui s’attendent à des coups si leur gracieux maître n’est pas satisfait du résultat.

42.

Travail et ennui. — Dans les pays de la civilisation presque tous les hommes se ressemblent maintenant en ceci qu’ils cherchent du travail à cause du salaire ; — pour eux tout le travail est un moyen et non le but lui-même ; c’est pourquoi ils mettent peu de finesse au choix du travail, pourvu qu’il procure un gain abondant. Or il y a des hommes rares qui préfèrent périr plutôt que de travailler, sans que le travail leur procure de la joie : ils sont minutieux et difficiles à satisfaire, ils ne se contentent pas d’un gain abondant, lorsque le travail n’est pas lui-même le gain de tous les gains. De cette espèce d’hommes rares font partie les artistes et les contemplatifs de toute espèce, mais aussi ces désœuvrés qui passent leur vie à la chasse ou bien aux intrigues d’amour et aux aventures. Tous ceux-là cherchent le travail et la peine lorsqu’ils sont mêlés de plaisir, et le travail le plus difficile et le plus dur, si cela est nécessaire. Mais autrement ils sont d’une paresse décidée, quand même cette paresse devrait entraîner l’appauvrissement, le déshonneur, les dangers pour la santé et pour la vie. Ils ne craignent pas autant l’ennui que le travail sans plaisir : il leur faut même beaucoup d’ennui pour que leur travail puisse leur réussir. Pour le penseur et pour l’esprit inventif l’ennui est ce « calme plat » de l’âme qui précède la course heureuse et les vents joyeux ; il leur faut le supporter, en attendre l’effet à part eux : — c’est cela précisément que les natures moindres n’arrivent absolument pas à obtenir d’elles-mêmes ! Chasser l’ennui de n’importe quelle façon, cela est vulgaire, tout comme le travail sans plaisir est vulgaire. Les Asiatiques se distinguent peut-être en cela des Européens qu’ils sont capables d’un repos plus long et plus profond que ceux-ci ; leurs narcotiques même agissent plus lentement et exigent de la patience, à l’encontre de l’insupportable soudaineté de ce poison européen, l’alcool.

43.

Ce que révèlent les lois. — On se méprend grossièrement en étudiant la pénalité d’un peuple comme si elle était l’expression de son caractère ; les lois ne révèlent pas ce qu’est un peuple, mais seulement ce qui lui paraît étrange, bizarre, monstrueux, étranger. La loi se rapporte aux exceptions de la moralité des mœurs ; et les punitions les plus dures frappent ce qui est conforme aux mœurs du peuple voisin. C’est ainsi que, chez les Wahabis, il n’y a que deux péchés mortels : avoir un autre dieu que celui des Wahabis et — fumer (ils désignent cela comme « la plus honteuse manière de boisson »). « Et qu’est-ce qui en est du meurtre et de l’adultère ? » — interrogea avec étonnement l’Anglais à qui l’on rapportait ces choses. « Eh bien ! Dieu est plein de grâce et de miséricorde ! » — répondit le vieux chef. — De même il y avait chez les anciens Romains une croyance qu’une femme ne pouvait se rendre coupable d’un péché mortel que de deux façons : d’une part en commettant adultère et d’autre part — en buvant du vin. Le vieux Caton prétendait que l’on n’avait créé l’usage de s’embrasser entre parents que pour contrôler les femmes sur ce point ; un baiser signifiait : sent-elle le vin ? Et l’on a véritablement puni de mort les femmes que l’on surprenait en train de boire du vin : et ce n’était certainement pas parce que les femmes, sous l’influence du vin, oubliaient parfois toute velléité de dire « non » ; les Romains craignaient surtout l’influence du souffle orgiaque et dionysien qui passait encore de temps en temps sur les femmes du midi de l’Europe, alors que le vin était une nouveauté, comme une monstrueuse manifestation antinationale qui renversait la base du sentiment romain ; c’était pour eux comme une trahison de Rome, comme une assimilation de l’étranger.

44.

Les motifs que l’on croit. — Malgré l’importance qu’il peut y avoir à connaître les vrais motifs qui ont guidé jusqu’à présent les actions humaines, peut-être est-il plus important encore, pour celui qui cherche la connaissance, de savoir quelle croyance s’est attachée à tel ou tel motif, je veux dire, de connaître ce que l’humanité a supposé et imaginé jusqu’à présent comme étant le véritable levier de ses actes. Car le bonheur et la misère intérieure des hommes leur sont échus en partage selon leur croyance en tel ou tel motif, — et non pas par ce qui fut le motif véritable ! Ce dernier n’a qu’un intérêt secondaire.

45.

Épicure. — Oui, je suis fier de voir le caractère d’Épicure d’une façon peut-être différente de celle de tout le monde, et de jouir de l’antiquité, comme d’un bonheur d’après-midi, chaque fois que je lis ou entends quelque chose de lui ; — je vois son œil errer sur de vastes mers blanchâtres, sur des falaises où repose le soleil, tandis que de grands et de petits animaux s’éjouent sous ses rayons, sûrs et tranquilles comme cette clarté et ces yeux mêmes. Un pareil bonheur n’a pu être inventé que par quelqu’un qui souffrait sans cesse, c’est le bonheur d’un œil qui a vu s’apaiser sous son regard la mer de l’existence, et qui maintenant ne peut pas se lasser de regarder la surface de cette mer, son épiderme multicolore, tendre et frissonnant : il n’y eut jamais auparavant pareille modestie de la volupté.

46.

Notre étonnement. — Il y a un bonheur profond et radical dans le fait que la science découvre des choses qui tiennent bon et qui sont la cause de découvertes toujours nouvelles : — car, certes ! il pourrait en être autrement. Nous sommes si intimement persuadés de l’incertitude et de la fantaisie de nos jugements et de l’éternelle transformation des lois et des idées humaines que notre étonnement est grand de voir combien les résultats de la science tiennent bon ! Autrefois on ne savait rien de cette instabilité de toutes choses humaines, la moralité des mœurs maintenait la croyance que toute la vie intérieure de l’homme était fixée avec d’éternels crampons à la nécessité d’airain : — peut-être éprouvait-on alors une semblable volupté d’étonnement lorsqu’on se faisait raconter des fables et des histoires de fées. Le merveilleux faisait tant de bien à ces hommes qui devaient se fatiguer parfois de la règle et de l’éternité. Perdre une fois pied ! Planer ! Errer ! Être fou ! — cela faisait partie du paradis et des ivresses d’autrefois : tandis que notre béatitude ressemble à celle du naufragé qui est descendu à terre et qui se place avec les deux pieds sur la vieille terre ferme — étonné de ne pas la sentir vaciller.

47.

De la répression des passions. — Si l’on s’interdit continuement l’expression des passions comme quelque chose qu’il faut laisser au « vulgaire », aux natures plus grossières, bourgeoises et paysannes, — si l’on veut donc, non réfréner les passions elles-mêmes, mais seulement leur langage et leurs gestes : on atteint néanmoins, en même temps, ce que l’on ne veut pas atteindre, la répression des passions elles-mêmes, du moins leur affaiblissement et leur transformation : — comme il en est advenu, exemple instructif ! de la cour de Louis XIV et de tout ce qui en dépendait. L’époque suivante, élevée à mettre un frein aux formes extérieures, avait perdu les passions elles-mêmes et pris par contre une allure élégante, superficielle, badine, — époque tellement atteinte de l’incapacité d’être malhonnête, que même une offense n’était acceptée et rendue qu’avec des paroles courtoises. Peut-être notre époque offre-t-elle une singulière contre-partie de cela : je vois partout, dans la vie et au théâtre, et non pour le moins dans tout ce que l’on écrit, le sentiment du bien-être que causent toutes les irruptions grossières, tous les gestes vulgaires de la passion : on exige maintenant une certaine convention du caractère passionné — mais à aucun prix on ne voudrait la passion elle-même ! Malgré cela on finira par l’atteindre et nos descendants posséderont une sauvagerie véritable, et non pas seulement la sauvagerie et la grossièreté des manières.

48.

Connaissance de la misère. — Peut-être les hommes, tout aussi bien que les époques, ne sont-ils séparés les uns des autres, par rien autant que par les degrés différents de connaissance de la misère qu’ils ont : misère de l’âme tout aussi bien que misère du corps. Pour ce qui en est de ces dernières misères, nous autres hommes d’aujourd’hui, malgré nos faiblesses et nos infirmités, à cause de notre manque d’expériences sérieuses, sommes peut-être tous devenus des ignorants et des fantaisistes : en comparaison d’une époque de la crainte — l’époque la plus longue de l’humanité — où l’individu avait à se protéger lui-même de la violence, et était forcé, à cause de cela, à être violent lui-même. Alors l’homme traversait une dure école de souffrances physiques et de privations, et trouvait, dans une certaine cruauté à l’égard de soi-même, dans un exercice volontaire de la douleur, un moyen nécessaire à sa conservation ; alors on élevait son entourage à supporter la douleur, alors on aimait provoquer la douleur, et l’on voyait les autres frappés de ce qu’il y a de plus terrible dans ce genre, sans avoir d’autre sentiment que celui de sa propre sécurité. Mais pour ce qui est de la misère de l’âme, j’examine maintenant chaque homme pour me rendre compte s’il la connaît par expérience ou par description ; s’il croit nécessaire de simuler cette connaissance, par exemple comme une marque de bonne éducation, ou bien si, au fond de son âme, il ne croit pas du tout aux grandes douleurs de l’âme et si, lorsqu’on les nomme en sa présence, il se passe en lui quelque chose d’analogue à ce qui arrive lorsque l’on parle de souffrances physiques — il pense alors de suite à ses maux de dents et d’estomac. Il me semble qu’il en est ainsi chez la plupart des gens. Or, de cet universel manque d’exercice dans la douleur sous les deux espèces, et de l’aspect peu fréquent d’un homme qui souffre, il résulte une conséquence importante : on déteste maintenant la douleur, bien plus que ne faisaient les hommes anciens, on dit d’elle plus de mal que jamais, on trouve même presque insupportable l’existence d’une douleur, ne fût-ce que comme idée, et à l’existence tout entière, on en fait une question de conscience et un reproche. La naissance de philosophies pessimistes n’est absolument pas l’indice de grandes et terribles misères ; mais ces mises en question de la valeur de vie en général se produisent en des temps où l’affinement et l’allègement de l’existence trouvent déjà trop sanglantes et trop malignes les inévitables piqûres de mouches de l’âme et du corps, et voudraient faire apparaître, dans la pénurie de véritables expériences douloureuses, l’imagination du supplice comme une souffrance d’espèce supérieure. — Il y aurait bien un remède contre les philosophies pessimistes et la trop grande sensibilité qui me semble être la véritable « misère du présent » : — mais peut-être ce remède paraîtrait-il trop cruel et serait-il lui-même compté parmi les symptômes sur lesquels on se base pour prétendre maintenant que « l’existence est quelque chose de mauvais ». Eh bien ! le remède contre la « misère » s’appelle : misère.

49.

La générosité et ce qui lui ressemble. — Les phénomènes paradoxaux, tels que la froideur soudaine dans l’attitude d’un homme sentimental ; tels que l’humour du mélancolique, tels que, avant tout, la générosité, en tant que renoncement soudain à la vengeance ou à la satisfaction de l’envie — se présentent chez les hommes qui possèdent une puissante force centrifuge, chez les hommes qui sont pris d’une soudaine satiété et d’un dégoût subit. Leurs satisfactions sont si rapides et si violentes qu’elles sont immédiatement suivies d’antipathie, de répugnance et de fuite dans le goût opposé : dans ces contrastes se résolvent les crises du sentiment, chez l’un par une froideur subite, chez l’autre par un accès d’hilarité, chez un troisième par les larmes et le sacrifice de soi. L’homme généreux — du moins l’espèce d’hommes généreux qui a toujours fait le plus d’impression — me paraît être l’homme d’une extrême soif de vengeance qui voit, tout proche de lui, la possibilité d’un assouvissement et qui, vidant la coupe jusqu’à sa dernière goutte, se satisfait déjà en imagination, de sorte qu’un énorme et rapide dégoût suit cette débauche ; — il s’élève alors « au-dessus de lui-même », comme on dit, il pardonne à son ennemi, il le bénit même et le vénère. Avec cette violation de son moi, avec cette raillerie de son instinct de vengeance, tout à l’heure encore si puissant, il ne fait que céder à un nouvel instinct qui vient de se manifester puissamment en lui (le dégoût), et cela avec la même débauche impatiente qu’il avait mise tout à l’heure à prélever dans son imagination, à épuiser, en quelque sorte, la joie de la vengeance. Il y a dans la générosité le même degré d’égoïsme que dans la vengeance, mais cet égoïsme est d’une autre qualité.

50.

L’argument de l’isolement. — Le reproche de la conscience, même chez les plus consciencieux, est faible à côté du sentiment : « Telle et telle chose est contraire aux bonnes mœurs de ta société. » Un regard froid, une bouche crispée, chez ceux parmi lesquels et pour lesquels on a été élevé, inspirera la crainte même au plus fort. Que craint-on là en somme ? L’isolement ! car c’est là un argument qui détruit même les meilleurs arguments en faveur d’une personne ou d’une chose ! — C’est ainsi que l’instinct du troupeau parle en nous.

51.

Véracité. — Je loue toute espèce de scepticisme auquel il m’est permis de répondre : « Essayons toujours ! » Mais je ne veux plus entendre parler de toutes les choses et de toutes les questions qui ne permettent pas l’expérience. Ce sont là les bornes de ma « véracité » : car ici la bravoure a perdu son droit.

52.

Ce que les autres savent de nous. — Ce que nous savons de nous-mêmes et ce que nous avons gardé dans la mémoire, pour le bonheur de notre vie, n’est pas si décisif qu’on le croit. Il arrive un jour que ce que les autres savent sur nous (ou croient savoir) se jette sur nous — et maintenant nous reconnaissons que c’est là ce qu’il y a de plus puissant. On s’en tire mieux avec sa mauvaise conscience qu’avec sa mauvaise réputation.

53.

Où le bien commence. — Où la faible force visuelle de l’œil n’est plus en état de voir, à cause de son extrême finesse, comme tel le mauvais instinct, l’homme place le royaume du bien ; et le sentiment d’avoir maintenant passé dans ce royaume provoque la vibration de tous les instincts qui étaient menacés et limités par les instincts mauvais, tels que le sentiment de sécurité, de bien-être, de bienveillance. Donc : plus l’œil est obtus, plus est grand le domaine du bien ! De là l’éternelle sérénité du peuple et des enfants ! De là l’abattement des grands esprits, leur humeur noire, voisine de la mauvaise conscience !

54.

La conscience de l’apparence. — Quelle place admirable j’occupe en face de l’existence tout entière, avec ma connaissance, comme cela me paraît nouveau et en même temps épouvantable et ironique ! J’ai découvert pour moi que la vieille humanité, la vieille animalité, oui même tous les temps primitifs et le passé de toute existence sensible, continuent à vivre en moi, à écrire, à aimer, à haïr, à conclure, — je me suis réveillé soudain au milieu de ce rêve, mais seulement pour avoir conscience que je rêvais tout à l’heure et qu’il faut que je continue à rêver, pour ne pas périr : tout comme il faut que le somnambule continue à rêver pour ne pas s’affaisser. Qu’est désormais pour moi l’« apparence » ? Ce n’est certainement pas l’opposé d’un « être » quelconque — que puis-je énoncer de cet être, si ce n’est les attributs de son apparence ? Ce n’est certes pas un masque inanimé que l’on pourrait mettre, et peut-être même enlever, à un X inconnu ! L’apparence est pour moi la vie et l’action elle-même qui, dans son ironie de soi-même, va jusqu’à me faire sentir qu’il y a là apparence et feu-follet et danse des elfes et rien autre chose — que, parmi ces rêveurs, moi aussi, moi « qui cherche la connaissance », je danse le pas de tout le monde, que le connaisseur est un moyen pour prolonger la danse terrestre, et qu’en raison de cela il fait partie des maîtres de cérémonie de la vie, et que la sublime conséquence et le lien de toutes les connaissances est et sera peut-être le moyen suprême pour maintenir la généralité de la rêverie, l’entente de tous ces rêveurs entre eux et, par cela même, la durée du rêve.

55.

La dernière noblesse de sentiment. — Qu’est-ce qui rend donc « noble » ? Ce n’est certainement pas de faire des sacrifices ; le voluptueux le plus féroce fait des sacrifices. Ce n’est certainement pas d’obéir à une passion ; il y a des passions méprisables. Ce n’est certainement pas de faire quelque chose pour les autres, sans égoïsme ; peut-être la conséquence de l’égoïsme est-elle la plus forte, justement chez les plus nobles. — Mais c’est le fait que la passion qui s’empare de l’homme noble est une passion particulière, sans qu’il le sache ; c’est l’emploi d’une mesure rare et singulière et presque une folie ; c’est la sensation de chaleur dans les choses que d’autres sentent froides au toucher ; c’est la divination de valeurs pour lesquelles une balance n’a pas encore été inventée ; c’est le sacrifice sur des autels voués à des dieux inconnus ; c’est la bravoure sans le désir des honneurs ; c’est un contentement de soi qui déborde et qui prodigue son abondance aux hommes et aux choses. Jusqu’à présent, cela a donc été la rareté et l’ignorance de cette rareté qui rendait noble. Que l’on considère cependant que, par cette ligne de conduite, tout ce qui était ordinaire, prochain, indispensable, bref tout ce qui servait le plus à conserver l’espèce, en général la règle dans l’humanité de jusqu’à présent, a été jugé avec injustice et calomnié dans son ensemble, en faveur de l’exception. Se faire l’avocat de la règle — cela pourrait peut-être devenir la dernière forme et la dernière finesse, par quoi la noblesse de sentiment se manifeste sur la terre.

56.

Le désir de souffrance. — Quand je songe au désir de faire quelque chose, tel qu’il chatouille et stimule sans cesse des milliers de jeunes Européens qui tous ne peuvent supporter ni l’ennui, ni eux-mêmes, — je me rends compte qu’il doit y avoir en eux un désir de souffrir d’une façon quelconque afin de tirer de leur souffrance une raison probante pour agir. La misère est nécessaire ! De là les cris des politiciens, de là les nombreuses « calamités publiques » de toutes les classes imaginables, calamités fausses, inventées, exagérées, et l’aveugle empressement à y croire. Ce jeune monde exige que du dehors vienne, ou devienne visible, non pas le bonheur — mais le malheur ; et leur imagination s’occupe déjà d’avance à en faire un monstre, pour pouvoir ensuite lutter avec ce monstre. Si ces êtres avides de misère sentaient en eux la force de faire du bien, en eux-mêmes, pour eux-mêmes, ils s’entendraient aussi à se créer, en eux-mêmes, une misère propre et personnelle. Leurs sensations pourraient alors être plus subtiles, et leurs satisfactions résonner comme de bonne musique ; tandis que maintenant ils remplissent le monde de leur cri de détresse et, par conséquent, trop souvent, en premier lieu de leur sentiment de détresse ! Ils ne savent rien faire d’eux-mêmes — c’est pourquoi ils crayonnent au mur la misère des autres : ils ont toujours besoin des autres ! Et toujours de nouveau d’autres autres ! — Pardonnez-moi, mes amis, j’ai osé crayonner au mur mon bonheur.


  1. Allusion à la chanson de Claire dans l’Egmont de Goethe
    « Himmelhoch jauchzend.
    Zum Tode betruebt… » — N.d.T.
  2. Mémoires de Madame de Rémusat, tome I, pages 114-115. Édition de 1880). Nietzsche cite d’après une traduction allemande et intervertit l’ordre des deux phrases. — N. d. T.