Le Gai Savoir/Plaisanterie, ruse et vengeance

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Le Gai Savoir (« La gaya scienza »)
Traduction par Henri Albert.
Paris, Société du Mercure de France, Paris (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 8p. --32).


PLAISANTERIE, RUSE ET VENGEANCE
PROLOGUE EN VERS


l.

INVITATION

Goûtez donc mes mets, mangeurs !
Demain vous les trouverez meilleurs,
Excellents après-demain !
S’il vous en faut davantage — alors
Sept choses anciennes, pour sept nouvelles,
Vous donneront le courage.


2.

MON BONHEUR

Depuis que je suis fatigué de chercher
J’ai appris à trouver.
Depuis qu’un vent s’est opposé à moi
Je navigue avec tous les vents.


3.

INTRÉPIDITÉ

Où que tu sois, creuse profondément !
À tes pieds se trouve la source !
Laisse crier les obscurantistes :
« En bas est toujours — l’enfer ! »


4.

COLLOQUE

A. Ai-je été malade ? suis-je guéri ?
  Et qui donc fut mon médecin ?
  Comment ai-je pu oublier tout cela !
B. Ce n’est que maintenant que je te crois guéri.
  Car celui qui a oublié se porte bien.


5.

AUX VERTUEUX

Nos vertus, elles aussi, doivent s’élever d’un pied léger :
Pareilles aux vers d’Homère, il faut qu’elles viennent et partent.


6.

SAGESSE DU MONDE

Ne reste pas sur terrain plat !
Ne monte pas trop haut !
Le monde est le plus beau,
Vu à mi-hauteur.


7.

VADEMECUM — VADETECUM

Mon allure et mon langage t’attirent,
Tu viens sur mes pas, tu veux me suivre ?
Suis-toi toi-même fidèlement : —
Et tu me suivras, moi ! — Tout doux ! Tout doux !


8.

LORS DU TROISIÈME CHANGEMENT DE PEAU

Déjà ma peau se craquelle et se gerce,

Déjà mon désir de serpent,
Malgré la terre absorbée,
Convoite de la terre nouvelle ;
Déjà je rampe, parmi les pierres et l’herbe,
Affamé, sur ma piste tortueuse,
Pour manger, ce que j’ai toujours mangé,
La nourriture du serpent, la terre !


9.

MES ROSES

Oui ! mon bonheur — veut rendre heureux !
Tout bonheur veut rendre heureux !
Voulez-vous cueillir mes roses ?

Il faut vous baisser, vous cacher,
Parmi les ronces, les rochers,
Souvent vous lécher les doigts !

Car mon bonheur est moqueur !
Car mon bonheur est perfide ! —
Voulez-vous cueillir mes roses ?


10.

LE DÉDAIGNEUX

Puisque je répands au hasard
Vous me traitez de dédaigneux.
Celui qui boit dans les gobelets trop pleins
Les laisse déborder au hasard —
Ne pensez pas plus mal du vin.


11.

LE PROVERBE PARLE

Sévère et doux, grossier et fin
Familier et étrange, malpropre et pur,

Rendez-vous des fous et des sages :
Je suis, je veux être tout cela,
En même temps colombe, serpent et cochon.


12.

À UN AMI DE LA LUMIÈRE

Si tu ne veux pas que tes yeux et tes sens faiblissent
Cours après le soleil — à l’ombre !


13.

POUR LES DANSEURS

Glace lisse,
Un paradis,
Pour celui qui sait bien danser.


14.

LE BRAVE

Plutôt une inimitié de bon bois,
Qu’une amitié faite de bois recollés !


15.

ROUILLE

Il faut la rouille aussi : l’arme aiguë ne suffit pas !
Autrement on dira toujours de toi : « il est trop jeune » !


16.

VERS LES HAUTEURS

« Comment gravirais-je le mieux la montagne ? »
Monte toujours et n’y pense pas !


17.

SENTENCE DE L’HOMME FORT

Ne demande jamais ! À quoi bon gémir !
Prends, je t’en prie, prends toujours !


18.

ÂMES ÉTROITES

Je hais les âmes étroites :
Il n’y a là rien de bon et presque rien de mauvais.


19.

LE SÉDUCTEUR INVOLONTAIRE

Pour passer le temps, il a lancé en l’air une parole vide,
Et pourtant à cause d’elle une femme est tombée.


20.

À CONSIDÉRER

Une double peine est plus facile à porter
Qu’une seule peine : veux-tu t’y hasarder ?


21.

CONTRE LA VANITÉ

Ne t’enfle pas, autrement
La moindre piqûre te fera crever.


22.

HOMME ET FEMME

« Enlève la femme, celle pour qui bat ton cœur ! » —
Ainsi pense l’homme ; la femme n’enlève pas, elle vole.


23.

INTERPRÉTATION

Si je vois clair en moi je me mets dedans,
Je ne puis pas être mon propre interprète.
Mais celui qui s’élève sur sa propre voie
Porte avec lui mon image à la lumière.


24.

MÉDICAMENT POUR LE PESSIMISTE

Tu te plains de ne rien trouver à ton goût ?
Alors, ce sont toujours tes vieilles lubies ?
Je t’entends jurer, tapager, cracher —
J’en perds patience, mon cœur se brise.
Écoute, mon ami, décide-toi librement,
D’avaler un petit crapaud gras,
Vite, et sans y jeter un regard ! —
C’est souverain contre la dyspepsie !


25.

PRIÈRE

Je connais l’esprit de beaucoup d’hommes
Et ne sais pas qui je suis moi-même !
Mon œil est bien trop près de moi —
Je ne suis pas ce que je contemple.
Je saurais m’être plus utile,
Si je me trouvais plus loin de moi.
Pas aussi loin, certes, que mon ennemi !
L’ami le plus proche est déjà trop loin —
Pourtant au milieu entre celui-ci et moi !
Devinez-vous ce que je demande ?


26.

MA DURETÉ

Il faut que je passe sur cent degrés,
Il faut que je monte, je vous entends appeler :
« Tu es dur ! Sommes-nous donc de pierre ? » —
Il faut que je passe sur cent degrés,
Et personne ne voudrait me servir de degré.


27.

LE VOYAGEUR

« Plus de sentier ! Abîme alentour et silence de mort ! »
Tu l’as voulu ! Pourquoi quittais-tu le sentier ?
Hardi ! c’est le moment ! Le regard froid et clair !
Tu es perdu si tu crois au danger.


28.

CONSOLATION POUR LES DÉBUTANTS

Voyez l’enfant, les cochons grognent autour de lui,
Abandonné à lui-même, les orteils repliés !
Il ne sait que pleurer et pleurer encore —
Apprit-il jamais à se tenir droit et à marcher ?
Soyez sans crainte ! Bientôt, je pense,
Vous pourrez voir danser l’enfant !
Dès qu’il saura se tenir sur ses deux pieds
Vous le verrez se mettre sur la tête.


29.

ÉGOÏSME DES ÉTOILES

Si je ne tournais sans cesse autour de moi-même,
Tel une tonne qu’on roule,

Comment supporterais-je sans prendre feu
De courir après le brûlant soleil ?


30.

LE PROCHAIN

Je n’aime pas que mon prochain soit auprès de moi :
Qu’il s’en aille au loin et dans les hauteurs !
Comment ferait-il autrement pour devenir mon étoile ?


31.

LE SAINT MASQUÉ

Pour que ton bonheur ne nous oppresse pas,
Tu te voiles de l’astuce du diable,
De l’esprit du diable, du costume du diable.
Mais en vain ! De ton regard
S’échappe la sainteté.


32.

L’ASSUJETTI

A. Il s’arrête et écoute : qu’est-ce qui a pu le tromper ?
    Qu’a-t-il entendu bourdonner à ses oreilles ?
    Qu’est-ce qui a bien pu l’abattre ainsi ?
B. Comme tous ceux qui ont porté des chaînes,
    Les bruits de chaînes le poursuivent partout.


33.

LE SOLITAIRE

Je déteste autant de suivre que de conduire.
Obéir ? Non ! Et gouverner jamais !
Celui qui n’est pas terrible pour lui, n’inspire la terreur à personne :
Et celui seul qui inspire la terreur peut conduire les autres.

Je déteste déjà de me conduire moi-même !
J’aime, comme les animaux des forêts et des mers,
À me perdre pour un bon moment,
À m’accroupir ; rêveur, dans des déserts charmants,
À me rappeler enfin, moi-même, du lointain,
À me séduire moi-même — vers moi-même.


34.

SENECA ET HOC GENUS OMNE

Ils écrivent et écrivent toujours leur insupportable
Et sage larifari
Comme s’il s’agissait de primum scribere,
Deinde philosophari.


35.

GLACE

Oui parfois je fais de la glace :
Elle est utile pour digérer !
Si tu avais beaucoup à digérer,
Ah ! comme tu aimerais ma glace !


36.

ÉCRIT POUR LA JEUNESSE

L’alpha et l’omega de ma sagesse
M’est apparu : qu’ai-je entendu ?…
Maintenant cela résonne tout autrement,
Je n’entends plus que Ah ! et Oh !
Vieilles scies de ma jeunesse.


37.

ATTENTION !

Il ne fait pas bon voyager maintenant dans cette contrée ;
Et si tu as de l’esprit sois doublement sur tes gardes !
On t’attire et on t’aime, jusqu’à ce que l’on te déchire.
Esprits exaltés — : ils manquent toujours d’esprit !


38.

L’HOMME PIEUX PARLE

Dieu nous aime parce qu’il nous a créés ! —
« L’homme a créé Dieu ! » — C’est votre réponse subtile.
Et il n’aimerait pas ce qu’il a créé ?
Parce qu’il l’a créé il devrait le nier ?
Ça boite, ça porte le sabot du diable.


39.

EN ÉTÉ

Nous devrons manger notre pain
À la sueur de notre front ?
Il vaut mieux ne rien manger lorsqu’on est en sueur,
D’après le sage conseil des médecins.
Sous la canicule, que nous manque-t-il ?
Que veut ce signe enflammé ?
À la sueur de notre front
Nous devons boire notre vin.


40.

SANS ENVIE

Son regard est sans envie et vous l’honorez pour cela ?
Il se soucie peu de vos honneurs ;

Il a l’œil de l’aigle pour le lointain,
Il ne vous voit pas ! — il ne voit que des étoiles !


41.

HÉRACLITISME

Tout bonheur sur la terre,
Amis, est dans la lutte !
Oui, pour devenir amis
Il faut la fumée de la poudre !
Trois fois les amis sont unis :
Frères devant la misère,
Égaux devant l’ennemi,
Libres — devant la mort !


42.

PRINCIPE DES TROP SUBTILS

Plutôt marcher sur la pointe des pieds
Qu’à quatre pattes !
Plutôt passer à travers le trou de la serrure,
Que par les portes ouvertes !


43.

CONSEIL

Tu aspires à la gloire ?
Écoute donc un conseil :
Renonce à temps, librement,
À l’honneur !


44.

À FOND

Un chercheur, moi ! — Garde-toi de ce mot ! —

Je suis lourd seulement — de tant de livres !
Je ne fais que tomber sans cesse
Pour tomber, enfin, jusqu’au fond !


45.

POUR TOUJOURS

« Je viens aujourd’hui parce que cela me plaît » —
Ainsi pense chacun qui vient pour toujours.
Que lui importe ce que dit le monde :
« Tu viens trop tôt ! Tu viens trop tard ! »


46.

JUGEMENTS DES HOMMES FATIGUÉS

Tous les épuisés maudissent le soleil :
Pour eux la valeur des arbres — c’est l’ombre !


47.

DESCENTE

« Il baisse, il tombe » — vous écriez-vous moqueurs ;
La vérité c’est qu’il descend vers vous !

Son trop grand bonheur a été son malheur,
Sa trop grande lumière suit votre obscurité.


48.

CONTRE LES LOIS

À partir d’aujourd’hui je suspens
À mon cou la montre qui marque les heures :
À partir d’aujourd’hui cessent le cours des étoiles.
Du soleil, le chant du coq, les ombres ;
Et tout ce que le temps a jamais proclamé,

Est maintenant muet, sourd et aveugle : —
Pour moi toute nature se tait,
Au tic tac de la loi et de l’heure.


49.

LE SAGE PARLE

Étranger au peuple et pourtant utile au peuple,
Je suis mon chemin, tantôt soleil, tantôt nuage —
Et toujours au-dessus de ce peuple !


50.

AVOIR PERDU LA TÊTE

Elle a de l’esprit maintenant — comment s’y est-elle prise ?
— Par elle un homme vient de perdre la raison,
Son esprit était riche avant ce mauvais passe-temps :
Il s’en est allé au diable — non ! chez la femme !


51.

PIEUX SOUHAIT

« Que toutes les clefs
Aillent donc vite se perdre,
Et que dans toutes les serrures
Tourne un passe-partout ! »
Ainsi pense, à tout instant,
Celui qui est lui-même — un passe-partout.


52.

ÉCRIRE AVEC LE PIED

Je n’écris pas qu’avec la main,
Le pied veut sans cesse écrire aussi.

Solide, libre et brave, il veut en être,
Tantôt à travers champs, tantôt sur le papier.


53.

« HUMAIN, TROP HUMAIN », UN LIVRE

Mélancolique, timide, tant que tu regardes en arrière,
Confiant en l’avenir, partout où tu as confiance en toi-même :
Oiseau, dois-je te compter parmi les aigles ?
Es-tu le favori de Minerve, hibou ?


54.

À MON LECTEUR

Bonne mâchoire et bon estomac —
C’est ce que je te souhaite !
Et quand tu auras digéré mon livre,
Tu t’entendras certes avec moi !


55.

LE PEINTRE RÉALISTE

« Fidèle à la nature et complet ! » — Comment s’y prend-il :
Depuis quand la nature se soumet-elle à un tableau ?
Infinie est la plus petite parcelle du monde ! —
Finalement il en peint ce qui lui plaît.
Et qu’est-ce qui lui plait ? Ce qu’il sait peindre !


56.

VANITÉ DE POÈTE

Donnez-moi de la colle, et je trouverai
Moi-même le bois à coller !
Mettre un sens dans quatre rimes insensées —
Ce n’est pas là petite fierté !


57.

LE GOÛT QUI CHOISIT

Si l’on me laissait choisir librement
Je choisirais volontiers une petite place,
Pour moi, au milieu du paradis :
Et plus volontiers encore — devant sa porte !


58.

LE NEZ CROCHU

Le nez s’avance insolent
Dans le monde. La narine se gonfle —
C’est pourquoi, rhinocéros sans corne,
Hautain bonhomme, tu tombes toujours en avant !
Et réunies toujours, on rencontre ces deux choses :
La fierté droite et le nez crochu.


59.

LA PLUME GRIBOUILLE

La plume gribouille : quel enfer !
Suis-je condamné à gribouiller ?
Mais bravement je saisis l’encrier,
Et j’écris à grands flots d’encre.
Quelles belles coulées larges et pleines !
Comme tout ce que je fais me réussit !
L’écriture, il est vrai, manque de clarté —
Qu’importe ! Qui donc lit ce que j’écris ?


60.

HOMMES SUPÉRIEURS

Celui-ci s’élève — il faut le louer !
Mais celui-là vient toujours d’en haut !

Il vit même au-dessus de la louange,
Il est d’en-haut !


61.

LE SCEPTIQUE PARLE

La moitié de ta vie est passée,
L’aiguille tourne, ton âme frissonne !
Longtemps elle a erré déjà,
Elle cherche et n’a pas trouvé — et ici elle hésite ?

La moitié de ta vie est passée :
Elle fut douleur et erreur, d’heure en heure !
Que cherches-tu encore ? Pourquoi ? — —
C’est ce que je cherche — la raison de ma recherche !


62.

ECCE HOMO

Oui, je sais bien d’où je viens !
Inassouvi, comme la flamme,
J’arde pour me consumer.
Ce que je tiens devient lumière,
Charbon ce que je délaisse :
Car je suis flamme assurément !


63.

MORALE D’ÉTOILE

Prédestinée à ton orbite,
Que t’importe, étoile, l’obscurité ?

Roule, bienheureuse, à travers ce temps !
La misère te paraît étrangère et lointaine !

Au monde le plus éloigné tu destines ta clarté ;
La pitié doit être péché pour toi !

Tu n’admets qu’une seule loi : sois pur !