Le Galant doublé/Acte I

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Le Galant doublé
Poèmes dramatiquesBordeletTome 3 (p. 3-20).
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ACTE I



Scène première.


D. FERNAND, GUZMAN.
D. FERNAND

Ah, Guzman !

GUZMAN.

Ah, Guzman !Ah, Monsieur !

D. FERNAND

Ah, Guzman !Ah, Monsieur !Je te vois à Madrid.

GUZMAN.

Ce voyage long-temps m’a chagriné l’esprit,

Et j’avois belle peur de ne le pouvoir faire.

D. FERNAND.

Quoi, Guzman, tu doutois du crédit de mon pere ?

GUZMAN.

Je ne doutois de rien, mais, dans la vérité
Dom César étoit mort, & j’étois arrêté.

D. FERNAND.

Pour huit jours de prison tu t’en dûs croire quitte.

GUZMAN.

La prison est toujours un malencontreux gîte ;
Et m’y voyant entré, je m’étois attendu
À n’en sortir jamais que pour être pendu.
Dans ces occasions, pour chétif qu’il puisse être,
Un valet quelquefois peut payer pour son maître.
Comme après le coup fait vous étiez évadé,
On n’accusoit que moi d’avoir homicidé.
J’étois là fortement demeuré pour les gages.

D. FERNAND.

Enfin ?

GUZMAN.

Enfin ?Enfin l’argent a de grands avantages ;
Et c’est par sa vertu qu’on est tombé d’accord,
Que sans nuire aux vivans, le mort resteroit mort.
Mais depuis plus d’un mois que parti de Séville,
Vous avez ici dû prendre en propre une fille,
Tout étant entre vous par lettres concerté,
Puis-je vous demander où vous avez été ?

D. FERNAND.

Ici. Pourquoi douter d’une chose si claire ?

GUZMAN.

Pour vous avoir en vain cherché chez le beau-pere.

D. FERNAND.

Chez Dom Diégue ?

GUZMAN.

Chez Dom Diegue ?Oui, Monsieur.

D. FERNAND.

Chez Dom Diégue ?Oui, Monsieur.Ah ! Guzman, qu’as-tu fait ?

GUZMAN.

Ma foi, c’est un brave homme, & j’en suis satisfait ;
La station est douce, on y boit d’importance.

D. FERNAND.

Il m’attend comme gendre ?

GUZMAN.

Il m’attend comme gendre ?Avec impatience,
Et trouve tout en vous tellement à son gré,
Qu’il voudroit dès demain vous avoir engendré.
Votre retardement le tient bien en cervelle.

D. FERNAND.

Par toi de mon départ il a sû la nouvelle ?

GUZMAN.

Il sait jusqu’au sujet qui vous l’a fait hâter.

D. FERNAND.

Sa fille, tu l’as vûe, il n’en faut point douter ?

GUZMAN.

Arrivé d’hier au soir, je n’ai vû que le pere,
Et ne sachant sans vous que résoudre ni faire,
Sorti sans en rien dire avant qu’il fût levé,
J’ai voulu voir la ville, & je vous ai trouvé.
Mais de grace, Monsieur, quelle rare aventure
Vous fait fuir le beau-pere, & l’épouse future ?
Vous sentez-vous impropre au matrimonium ?

D. FERNAND.

Guzman, je laisse agir mon inclination,
Et si de doux objets ont tenté ma franchise…

GUZMAN.

Prenez garde, Monsieur, à cette marchandise.
L’air de Cour rabat bien du haut prix qui s’y met,
On ne la livre pas telle qu’on l’y promet,
Et beaucoup attrapés par un maintien modeste,
Pensent prendre en plein drap, qui n’achetent qu’un reste.

D. FERNAND.

Non, non, mon cœur n’est point novice dans ce choix,
Et pour deux aujourd’hui brûle tout à la fois.

GUZMAN.

Autres que Léonor votre épouse ?

D. FERNAND.

Autres que Léonor votre épouse ?Autres qu’elle.
On me la fait aimable, on me dit qu’elle est belle,
Mais son pere & le mien en ont en vain ma foi,
Ils choisissoient pour eux, je veux choisir pour moi.

GUZMAN.

Bon, mais puisqu’à la fois deux ont l’heur de vous plaire,
Et que la confrerie est un mal nécessaire,
Prenez-les toutes deux en qualité d’époux,
L’une pour vos amis, l’autre sera pour vous.

D. FERNAND.

Au lieu de badiner, écoute. La poursuite
Dont pour César tué j’appréhendois la suite,
Ayant hâté d’un mois mon voyage à la Cour,
Me fit perdre d’abord tout souci de l’amour.
Ainsi jusqu’au succès que j’en devois attendre,
J’oubliai qu’à Madrid je venois comme gendre ;
Et sans que chez Dom Diégue aucun l’ait pû savoir,
Dom Juan est celui qui m’a sû recevoir.
Me logeant, il ne fait que me rendre en la ville
Ce que tu sais chez nous qu’il reçut à Séville ;
Et j’ai l’heur qu’à Madrid n’étant jamais venu,
Il est le seul encor de qui j’y sois connu.

GUZMAN.

Vous l’êtes du beau-pere ?

D. FERNAND.

Vous l’êtes du beau-pere ?Il a mauvaise vûe,
Je l’ai déjà deux fois rencontré par la rue ;
Mais comme j’y prens garde, & qu’il me croit fort loin,
Cet embarras à fuir me donne peu de soin.
Cependant, Dom Juan m’a fait voir une dame,
Pour qui mon cœur soudain s’est senti tout de flamme.
Jamais des traits plus vifs, jamais des yeux plus doux
N’avoient porté sur lui de si dangereux coups.
L’air galant, enjoué…

GUZMAN.

L’air galant, enjoué…Son nom est ?

D. FERNAND.

L’air galant, enjoué…Son nom est ?Isabelle.

GUZMAN.

Et vous avez sans doute un libre accès chez elle ?

D. FERNAND.

Jusques-là que tantôt encore elle m’attend.

GUZMAN.

Elle vous aime ?

D. FERNAND.

Elle vous aime ?Assez pour en être content ;
Et comme elle a du bien, & dépend d’elle-même,
Je l’aimerois autant peut-être qu’elle m’aime,
Si par un autre amour, cet amour traversé
Pouvoit continuer comme il a commencé.

GUZMAN.

Avouez à peu près que mon goût est le vôtre,
Tâter un peu de tout, hier l’une, aujourd’hui l’autre ;
Cet amour est d’un genre assez adultérin.

D. FERNAND.

Non, ces deux objets seuls ont droit sur mon destin,
Et toute autre beauté toucheroit peu mon ame.

GUZMAN.

Quelle est cette seconde encore qui vous enflamme ?

D. FERNAND.

J’en ignore le nom comme la qualité.

GUZMAN.

Vous l’aimez seulement par curiosité ?

D. FERNAND.

Ce commerce où mon cœur va plus loin qu’il ne pense,
Est fondé de sa part sur la reconnoissance ;
Aux lieux de promenade elle vient chaque jour
Recevoir les sermens d’un réciproque amour ;
Mais sans se découvrir.

GUZMAN.

Mais sans se découvrir.Monsieur, c’est une gueuse
Qui gagne ses habits au métier de coureuse,

Et qui, poussant le leurre autant qu’elle pourra,
Se titrera Marquise, & vous attrapera.

D. FERNAND.

À la voir seulement tu jugerois mieux d’elle.
De tout ce qu’elle fait la grace est naturelle,
Le port noble & touchant, rien de bas, d’affecté,
Un certain air modeste & plein de liberté,
Je ne sai quoi de doux, l’entretien agréable,
L’esprit vif, délicat, perçant.

GUZMAN.

L’esprit vif, délicat, perçant.C’est-là le diable.
Ces gueuses pour piller la dupe qui leur rit,
Monsieur, vendant le corps, achétent de l’esprit.

D. FERNAND.

Pour m’y voir attrapé je m’y sais trop connoître :
Et ce que tant d’appas dans mon cœur ont fait naître
Pourroit pour celle-ci gagner enfin ma voix,
Si sa famille sûe autorisoit mon choix.
Au plus parfait amour je sens mon ame prête ;
Mais j’ignore qui j’aime, & c’est ce qui m’arrête.

GUZMAN.

La fourbe est bien en régne, & s’en sauve qui peut.



Scène II.

D. FERNAND, JACINTE, GUZMAN.
JACINTE ayant la coëffe abattue.

St.

GUZMAN.

St.St. Bon jour. Monsieur, est-ce à vous qu’on en veut,
Ou si c’est moi déja que la donzelle tente ?
Voyez.

D. FERNAND.

Voyez.À l’inconnue elle sert de suivante,

Tais-toi. Qu’heureusement je te rencontre ici !
Enfin…

JACINTE.

Enfin…Heureusement je vous rencontre aussi.
À la poste où pour nous vous laissez votre adresse,
Je portois ce billet.

D. FERNAND.

Je portois ce billet.De qui ?

JACINTE.

Je portois ce billet.De qui ?De ma maîtresse.
Lisez-le, Dom Fernand.

GUZMAN, à Jacinte tandis que D. Fernand lit.

Lisez-le, Dom Fernand.Ma chere…

JACINTE.

Lisez-le, Dom Fernand.Ma chere…Assurément.

GUZMAN.

Si le cœur t’en disoit, je suis sans compliment.
Ces détours, ces douceurs, dont un galant s’enyvre,
Autant de bien perdu pour ceux qui savent vivre.
Sans tant verbaliser, l’amour veut de l’effet,
J’en ai toujours de prêt, si tu m’aimes, c’est fait.

JACINTE.

Tu serois pris au mot, si tu n’y prens bien garde.

GUZMAN.

Ma foi, dans ce marché c’est moi seul qui hazarde.
Tu vois clair en m’aimant, si nous en disputons,
Mais je suis obligé de t’aimer à tâtons ;
Avec ton nez bridé de ta coëffe importune,
Ta ténébrosité m’en pourroit bailler d’une ;
Et ton minois, des cœurs modestement filou,
S’il n’est quelque peu singe, est peut-être hibou.

JACINTE.

Il te les faut choisir.

D. FERNAND, après avoir lû.

Il te les faut choisir.Ta maîtresse m’oblige,
Et ne peut me donner d’avis que je néglige.
Mais ne puis-je savoir où tu me dois mener ?

JACINTE.

Ne vous préparez point à me questionner,
Tantôt au lieu marqué prenez soin de vous rendre,
Suivant votre billet je vous y viendrai prendre,
N’attendez rien de plus.

D. FERNAND.

N’attendez rien de plus.Ôte-moi de souci,
De grace…

JACINTE.

De grace…Voulez-vous qu’on me surprenne ici ?
Si quelqu’un m’y connoît, ma maîtresse est perdue.

D. FERNAND.

Mais fais-la moi connoître.

JACINTE.

Mais fais-la moi connoître.Enfin vous l’avez vûe ?

D. FERNAND.

Oui, je sais bien qu’en elle éclatent mille appas.

JACINTE.

En êtes-vous content ?

D. FERNAND.

En êtes-vous content ?Qui ne le seroit pas ?

JACINTE.

Jugez par là du reste, & lui soyez fidéle.

D. FERNAND.

Au moins di-moi son rang.

JACINTE.

Au moins di-moi son rang.Tout est égal en elle,
La beauté, l’air, l’esprit, la qualité, le bien.

GUZMAN.

C’est-à-dire, Monsieur, que le tout n’y vaut rien.

D. FERNAND.

Maraud…

GUZMAN.

Maraud…Vous la croyez à son apprentissage ?

D. FERNAND.

Mais pourquoi se cacher ?

JACINTE.

Mais pourquoi se cacher ?C’est qu’elle est bonne & sage,

Et que l’on voit la fourbe un don si cavalier,
Qu’il faut vous bien connoître avant que de s’y fier.

D. FERNAND.

Non, si ma passion ne va jusqu’à l’extrême,
Si mon cœur n’est atteint…

JACINTE.

Si mon cœur n’est atteint…Chacun en dit de même ;
Pour faire croire un feu qu’ils affectent souvent,
Tous ont le même stile, & la plûpart, du vent.

D. FERNAND.

Mais ta maîtresse enfin, telle qu’elle puisse être,
Se trouvera forcée à se faire connoître ;
Il en faudra venir à l’aveu que j’attens.

JACINTE.

Vous saurez le secret quand il en sera temps,
Et prétendez en vain me voir changer de note,
Je tiens bien le tacet.

GUZMAN.

Je tiens bien le tacet.La peste soit la sotte.
Quel que fût le secret qu’on m’eût pû confier,
Je le dirois soudain de peur de l’oublier.

D. FERNAND.

Tu n’oses donc encor m’éclaircir l’aventure ?

GUZMAN.

Elle est faite, Monsieur, en dépit de nature,
Et le ciel se trompant sans doute, à la façon,
Dans un moule de fille a cru faire un poisson.

JACINTE.

Adieu, brave causeur.

GUZMAN.

Adieu, brave causeur.Adieu, chere muette.



Scène III.

D. FERNAND, GUZMAN.
GUZMAN.

Qui l’en croira, Monsieur, votre fortune est faite ;
Esprit, naissance, bien, attraits, le choix est doux.

D. FERNAND.

Me voici cependant avec deux rendez-vous.
Isabelle tantôt m’attend à la même heure.

GUZMAN.

Des deux occasions choisissez la meilleure,
Allez où votre cœur est le plus attaché.

D. FERNAND.

Pour la dame inconnue il se sent plus touché ;
Mais de peur de surprise, ignorant sa naissance,
Autant que je le puis je le tiens en balance ;
Et comme je ne sai ce qui peut arriver,
Si celle-ci manquoit, l’autre est à conserver.

GUZMAN.

Mais, puisqu’elle vous tient ses affaires secrettes,
Lui deviez-vous sitôt découvrir qui vous étes ?
Sa suivante a d’abord fait ouïr votre nom.

D. FERNAND.

Qu’il soit connu de tous, qu’en devinera-t-on ?
Il est mille Fernands dans une même ville.
Suffit que j’ai caché que je suis de Séville,
Et qu’enfin me disant de Grenade, j’ai pris
Le surnom d’Avalos pour celui de Solis.

GUZMAN.

Par ce nom trop tôt dit, autre embarras à craindre.
Vous aimez Isabelle, ou du moins l’osez feindre ;
Et si cette Inconnue apprend, quelque beau jour,
Qu’un Fernand Grenadin fasse en deux lieux sa cour ?


D. FERNAND.

César de ce péril par sa mort me délivre.
Craignant que jusqu’ici l’on ne me sût poursuivre
Je priai Dom Juan d’abuser ses amis,
Me nommant devant eux partout Dom Dionis,
Sous ce nom, d’Isabelle il m’assura la vûe ;
Et je suis Dom Fernand pour la seule inconnue.
Mais de quelque message on m’en vient régaler,
Sa Suivante s’approche afin de me parler ;
Je la vois qui sourit.

GUZMAN.

Je la vois qui sourit.Quoi, celle d’Isabelle ?
Votre premiere amante ?

D. FERNAND.

Votre premiere amante ?Oui, Guzman.

GUZMAN.

Votre premiere amante ?Oui, Guzman.Qu’elle est belle !
Monsieur, préférons-la.

D. FERNAND.

Monsieur, préférons-la.Tu te trouves tenté ?

GUZMAN.

J’ai de malins instans pour la fragilité,
Et par précaution j’essayerois du remède.



Scène IV.

D. FERNAND, BÉATRIX, GUZMAN.
D. FERNAND.

Aujourd’hui, Beatrix, tout à mes vœux succéde,
Ta rencontre est un bien qui doit m’être si doux…

BÉATRIX.

Pas tant, si je vous viens ôter un rendez-vous.

D. FERNAND.

Que dis-tu ?

BÉATRIX.

Que dis-tu ?Que tantôt ma maîtresse Isabelle
Ne peut, Dom Dionis, vous attendre chez elle ;
Voilà ce que j’allois vous dire de sa part.

D. FERNAND.

J’attendrai son retour, & la verrai plus tard.

BÉATRIX.

Non pas pour aujourd’hui, votre amour va trop vîte.

D. FERNAND.

Au moins à son défaut accepte ma visite ;
Et si tantôt, sans toi, par hazard elle sort…

BÉATRIX.

Il vous plaît de railler.

D. FERNAND.

Il vous plaît de railler.Ah ! C’est me faire tort.
Non, à t’entretenir j’aurai la même joie,
Et je croirai la voir pourvû que je te voie.

BÉATRIX.

Ma foi, je ne sai pas comme vous l’entendez,
Mais je pense valoir ce que vous demandez.
D’aussi bien faits que vous me verroient pour mon compte.

GUZMAN.

Qu’elle en sait !

D. FERNAND.

Qu’elle en sait !Tout de bon, ton esprit me fait honte ;
Et je t’en trouve tant…

BÉATRIX.

Et je t’en trouve tant…Que vous le baillez doux !
Trêve, Dom Dionis, point de guerre entre nous ;
J’ai peut-être de quoi vous donner votre reste.

D. FERNAND.

Tu tournes tout en jeu ; mais, je te le proteste,
Que mon cœur sent pour toi certaine émotion…

BÉATRIX.

De grace, arrêtez-là la protestation.
Sans me charger encor d’un cœur comme le vôtre,
J’ai tant de protestants qu’ils s’étouffent l’un l’autre ;

Et, dans les vœux divers qu’on me vient adresser,
Je ne sai tantôt plus où les pouvoir placer.

D. FERNAND.

Ta beauté, du plus fier te feroit un esclave.

BÉATRIX.

Je sai ce que je puis, ne faites point le brave,
Et croyez seulement que l’ayant entrepris,
Vous seriez bien adroit si vous ne restiez pris.
Qu’on se défende, ou non, de chercher à me plaire,
Quand j’ai dessein de prendre, on ne m’échappe guere ;
Et j’arrête si bien, qu’en ce droit absolu
Je n’ai perdu jamais que ce que j’ai voulu.

D. FERNAND.

Qui ne t’en croiroit pas ? Tu vaux que l’on t’admire ;
Tout est aimable en toi.

BÉATRIX.

Tout est aimable en toi.Vous pensez vous en rire ;
Mais après tout, peut-être, à m’examiner bien,
À la qualité près, il ne me manque rien.
Quoi que montre d’appas ma maîtresse & la vôtre,
Cette taille & ce port en valent bien quelque autre.
Si je n’ai point les traits si doux, si délicats,
J’ai des je ne sai quoi que la beauté n’a pas,
Le teint, je m’en rapporte, &, pour de la jeunesse,
Je pense que me voir c’est tout.

GUZMAN.

Je pense que me voir c’est tout.La bonne piece !
Si quelqu’un l’entend mieux, je le quitte.

BÉATRIX.

Si quelqu’un m’entend mieux, je le quitte.Jaseur,
Est-ce à toi de parler avec les gens d’honneur ?

GUZMAN.

Si je puis librement dire ce qui m’en semble,
Ton honneur & le mien sont bons à mettre ensemble ;
Et quiconque des deux pourroit n’en faire qu’un,
Feroit encor, je pense, un honneur bien commun.

D. FERNAND.

Tu ne te tairas point, Maraud ?

GUZMAN.

Tu ne te tairas point, Maraud ?Sur ma parole,
La Matoise est, Monsieur, instruite en bonne école ;
Elle vous en dira de toutes les façons,
Et se peut aisément passer de nos leçons.

BÉATRIX.

Oui, je m’abaisserai jusqu’à prendre des tiennes.

GUZMAN.

Ah ! mon ange.

BÉATRIX.

Ah ! mon ange.C’est là que je veux que tu viennes.
J’ai besoin des douceurs d’un galant tel que toi.

D. FERNAND.

Laisse-là ce badin, & ne songe qu’à moi.

BÉATRIX.

Quoi, ne songer qu’à vous ! Et que feroient mille autres
Dont les vœux acceptés ont précédé les vôtres ?
Chaque moment du jour peut à peine fournir
À donner à chacun son rang de souvenir ;
Mais je perds trop de temps. Adieu, je me retire.

D. FERNAND.

Si-tôt ?

BÉATRIX.

Si-tôt ?Achevez donc, qu’avez-vous à me dire ?

D. FERNAND.

Béatrix.

BÉATRIX.

Béatrix.Est-ce tout ? Vous me ferez gronder.
J’ai hâte.

D. FERNAND.

J’ai hâte.Laisse-moi du moins te regarder ;
À te voir seulement mon plaisir est extrême.

BÉATRIX.

Vous ne m’étonnez point, j’y prends plaisir moi-même ;

Et, dans plus d’un miroir, on me voit chaque jour
Aller, de temps en temps, me faire un peu de cour.

D. FERNAND.

Il est doux de s’y voir, quand la copie agrée.

BÉATRIX.

Je ne m’y trouve pas tout à fait déchirée ;
Et j’en prends plus de droit d’aimer l’original.



Scène V.

D. FERNAND, D. JUAN, BÉATRIX, GUZMAN.
D. JUAN.

Seul avec Béatrix ? C’est n’être pas trop mal.

D. FERNAND.

Venez-vous m’envier le bien que je posséde ?

D. JUAN.

Brûlant pour sa maîtresse, il faut qu’on me la céde.

D. FERNAND.

Gardez qu’à l’obtenir vos efforts ne soient vains.

BÉATRIX.

Hé, de grace, pour moi n’en venez pas aux mains.

D. JUAN.

Tu n’as qu’à décider, je prétens, il s’oppose.

BÉATRIX.

Je pense que pour vous je sens la même chose,
Et crains bien que, restant dans cette égalité,
Aucun des deux jamais n’ait droit de primauté.
Adieu.

GUZMAN.

Adieu.Bon soir, la belle.



Scène VI

D. FERNAND, D. JUAN, GUZMAN.
D. JUAN.

Adieu.Bon soir, la belle.Et Guzman la cajole
Déjà ?

GUZMAN.

Déjà ?Non pas, Monsieur, c’est que je la console ;
Ces belles ont toujours l’esprit déconcerté,
Quand on leur dit adieu, sans parler de beauté ;
Il se faut acquitter du moins de la grimace.

D. JUAN.

Où l’avez-vous trouvée ?

D. FERNAND.

Où l’avez-vous trouvée ?Dans cette même place,
Où soudain il m’a vû changer de rendez-vous.

D. JUAN.

Aimant en deux endroits, ce changement est doux.
C’est recouvrer soudain une faveur perdue.

D. FERNAND.

Je l’avois d’Isabelle, & l’ai de l’Inconnue.
L’une hors du logis doit passer jusqu’au soir ;
Et, sur quelques secrets, l’autre cherche à me voir.

D. JUAN.

Vous brûlez d’éclaircir celui de l’aventure ?

D. FERNAND.

Cette assignation m’en donne bon augure.

D. JUAN.

Oui, mais je vous apporte un sujet de souci,
Votre beau-pere sait que vous êtes ici.

D. FERNAND.

Que je suis arrivé, Dom Juan ?

D. JUAN.

Que je suis arrivé, Dom Juan ?Que vous l’étes.
En vain j’ai cru tenir toutes choses secrettes,
Ayant été dès hier par Guzman averti
Du long-temps qu’il vous sait de Séville parti ;
Et de notre amitié sachant l’étroite chaîne,
Il est venu chez moi me témoigner sa peine.

D. FERNAND.

Vous n’avez point alors tâché de l’abuser ?

D. JUAN.

Après ce qu’il savoit, qu’avois-je à déguiser ?
Votre arrivée ici se pouvoit-elle taire ?

D. FERNAND.

De mon secret sans doute il est fort en colere ?
Qu’aura-t-il cru de moi de ne l’avoir point vû ?

D. JUAN.

Que de votre combat c’est l’effet imprévû,
Et, qu’avant que le voir, vous jugiez nécessaire
D’attendre quelque temps le succès de l’affaire.

D. FERNAND.

Quel malheur !

D. JUAN.

Quel malheur !Cependant j’ai promis qu’aujourd’hui,
Puisque vous étiez libre, il vous verroit chez lui ;
C’est à vous d’y songer, ma parole est donnée.

D. FERNAND.

Quel prétexte choisir pour rompre l’hyménée ?
L’amour me cause ici d’étranges embarras.

D. JUAN.

Je n’entreprendrai point d’en combattre l’appas ;
Mais voyez Léonor, elle est sage, elle est belle,
Et ce que vous aimez vaut peut-être moins qu’elle.

D. FERNAND.

Ah ! Ne m’en parlez point, Léonor me déplaît.

D. JUAN.

Sans la voir, sur son nom vous en donnez l’arrêt ?

D. FERNAND.

Je ne la puis souffrir.

GUZMAN.

Je ne la puis souffrir.La pauvre délaissée !
Monsieur, si par hazard elle étoit fort pressée,
Et qu’à vous en défaire on vous vît empêché,
Pour vous faire plaisir, je prendrai le marché.

D. JUAN.

Guzman a le goût bon.

D. FERNAND.

Guzman a le goût bon.Il faut voir l’inconnue
En l’état où je suis, tout dépend de sa vûe,
Son destin éclairci pourra régler le mien.

D. JUAN.

Voyez-la, mais enfin ne précipitez rien.