Les hirondelles ! Je viens de voir passer les hirondelles, mon ingénieur… Elles se sont perchées un instant autour de la lanterne, sur la barre d’appui, et se sont mises à me dévisager curieusement, intriguées sans doute de cette rencontre inopinée d’un homme en cage, à cent cinquante pieds au-dessus des eaux. Par crainte de les effaroucher, j’ai posé la plume et me suis tenu complètement coi. Je puis la reprendre, à présent qu’elles sont parties…
Qui eût dit que j’éprouverais jamais pareil soulagement à sentir s’espacer entre Adèle et moi des lieues et des lieues de pays ? Tout en feignant d’écouter le verbiage de mon conducteur, je n’étais occupé que de compter les poteaux télégraphiques, de les regarder avidement surgir des lointains, puis décroître, puis disparaître.
À Pont-Croix, je priai Jonathan de m’accompagner chez un homme d’affaires connu dans toute la région sous le sobriquet, à double entente, de « Saigneur du Cap ». J’exhibai à ce personnage un livret de caisse d’épargne, inscrit au nom de Goulven-Pierre-François Dénès, quartier-maître de timonerie.
Il en feuilleta les pages écornées, lut à voix haute :
— Six cent quarante-sept francs quatre-vingt-cinq centimes.
C’était le dernier débris qui subsistât de mes patientes économies de matelot.
— Très bien, poursuivit l’usurier, je suis prêt à vous remettre en échange un demi-billet de mille, contre procuration sur timbre.
Je me contentai de répondre :
— Faisons vite.
Et en route pour Quimper. Nous y arrivâmes sur les trois heures de relevée. À l’auberge du Chapeau-Rouge, où le maître de Kérudavel avait coutume de descendre, je m’informai de l’adresse d’un quincaillier.
On me donna un garçonnet pour me conduire.
Un vieux, à figure glabre de sacristain, me reçut dans une boutique basse, quasi souterraine, et qui semblait se prolonger à perte de vue comme une galerie de catacombe.
— Une serrure de sûreté ?… Comment donc !… Je suis dépositaire des deux meilleures marques… Vous faut-il la « Fichet » ou la « Bricard » ?
Il étala sur le comptoir des spécimens de l’un et de l’autre type.
Je les essayai tous et, lorsque enfin mon choix se fut fixé :
— Alors, insinuai-je, vous me garantissez qu’une porte fermée avec ça ?…
Il eut un rire mince et strident de crécelle :
— Est aussi fortement scellée qu’une pierre de tombe, oui, mon bonhomme.
Je payai sans marchander et m’enfuis précipitamment.
Toute la soirée, je marchai par la ville, au hasard. De temps en temps, je tâtais la poche intérieure de ma veste, pour m’assurer que la précieuse serrure ne s’en était point échappée.
Je passai et repassai ainsi dans les mêmes quartiers jusqu’à dix et douze fois. Toutes les rues semblaient faire exprès de me ramener vers la cathédrale. À la fin, harassé, je décidai d’aller m’asseoir sous le porche. Des mendiantes étaient là, qui jacassaient. Une d’elles, une naine à béquilles, vint à moi en implorant « un petit sou ». Je tirai de mon gousset une pièce blanche. La pauvresse refusait d’en croire ses yeux.
— Quel saint devrai-je invoquer pour vous ? me demanda-t-elle en breton, toute rayonnante.
— L’Ankou[1], ma fille, répondis-je, c’est le seul qui puisse quelque chose en ma faveur.
Elle eut quelque tentation de me rendre mon argent. Je l’entendis qui disait aux autres :
— Il a le parler d’un Léonard et pourtant il tient les propos d’un hérétique.
Une des loqueteuses opina :
— C’est peut-être un protestant !
On commençait à me regarder de travers dans le groupe. Je repris mes vagabondages de juif-errant. Sur le trottoir d’une rue déserte, bordée de hautes façades sévères où pas une devanture de magasin ne brillait, un homme qui courait me bouscula. C’était un allumeur de réverbères.
Je songeai :
« À Gorlébella aussi, en ce moment, ils allument !… Savoir qui est de garde au feu… Chevanton ?… Louarn ? »
Louarn, Chevanton, Gorlébella, à me redire ces noms, il me sembla qu’ils sonnaient en moi comme les mots d’une autre langue, d’une langue jadis pratiquée, mais que j’aurais désapprise. Était-ce assez loin, tout cela, assez évanoui, assez perdu !… Et tout de même je m’étais mis à suivre le coureur, intéressé, en somme, par son manège qui était un peu celui de ma profession, amusé par cette menue flamme qu’il faisait jaillir de bec en bec… Brusquement, je m’arrêtai, comme cloué au sol. Juste en face de moi, de l’autre côté de la rue, un cadre de bois peint venait d’émerger de l’ombre ; il portait :
ET CHAUSSÉES
Je crus lire le Mané, Thécel, Pharès, de l’Écriture. Toute mon âme timorée, mon âme domestiquée de fonctionnaire, se réveilla. S’il allait se montrer, le « Grand Chef » ! S’il allait me reconnaître, m’interroger !
Or, à cet instant même, votre porte s’ouvrait, mon ingénieur. Quelqu’un sortit… c’était vous ! Comme il n’y avait encore d’éclairé que le trottoir où je me tenais, il était tout indiqué que vous le prissiez de préférence. Vous fûtes pour vous y acheminer. Déjà j’entendais votre exclamation :
— Tiens ! Goulven Dénès !… Que faites-vous là ? Qu’est-ce qui vous amène ? Quelle difficulté ?… Quelle requête ?… Contez-moi cela, mon ami.
Que la rencontre se fût en effet produite, et il est certain que dans mon trouble je vous confessais tout. Avec vous, je n’aurais pas eu le sang-froid nécessaire pour mentir. Et alors, c’est vraisemblablement en ces termes que j’aurais conclu :
« — Maintenant que je vous ai divulgué mes projets, je ne suis pas sans me rendre compte que je n’ai plus qu’à y renoncer. Si je ne le faisais de mon plein gré, vous avez, je le sais, mille moyens de m’y contraindre. Ce soin vous sera épargné, je vous en donne ma parole d’honneur. Je ne vous demanderai, en retour, que de m’aider à remplir cet engagement, en m’aidant à disparaître… Oh !… comprenez-moi bien… à disparaître sans bruit, sans scandale, administrativement, en quelque sorte !… Plus loin que Gorlébella, plus loin que l’île de Sein, presque à la limite des eaux françaises, il est, sur un récif solitaire, une tour à moitié inaccessible, dernière vedette du vieux monde au large des mers du couchant. Deux de mes confrères sont condamnés à s’immobiliser là, des saisons entières, comme Siméon le Stylite sur sa colonne, bien au delà des horizons terrestres, hors de l’humanité, hors de la vie. Prisonniers de la mer et forçats du feu, le bagne, au prix de l’existence qui leur est faite, serait doux. Je me suis trouvé naguère en compagnie de l’un d’eux que l’on rapatriait. Ce n’était plus qu’un automate, aux yeux égarés de somnambule, à la démarche hésitante et infirme de cormoran blessé… Le vide qui environne ces gens dévaste aussi leur crâne, stupéfie leur cerveau. Que pourrait-il m’arriver de mieux, mon ingénieur ? Délivrez un de ces malheureux et donnez-moi sa place. Nommez-moi gardien de n’importe quelle catégorie au phare de l’Ar-Mèn. Vous vous serez ainsi débarrassé de moi sans ennuis. Car, si je sollicite d’être expédié là-bas, c’est pour y rester. Vous n’entendrez plus parler de Goulven Dénès autrement que par les rapports de service. Encore ne tarderont-ils pas à vous apprendre que j’aurai été frappé de congestion à mon banc de quart et que, par mesure sanitaire, force aura été de faire faire à mon cadavre le saut du balcon… N’est-ce pas une combinaison très simple, la plus propre à tout arranger ? »
Sans doute ! hormis qu’elle eût laissé vivre et s’aimer en paix et s’appartenir entièrement l’un à l’autre les deux coupables !… Tandis que je m’en serais allé, pourriture flottante, fournir une pitance d’un jour aux marsouins du Raz, eux, là-bas, dans leur Trégor !… Avouez que c’eût été d’une immoralité par trop révoltante, mon ingénieur. Je n’eus pas à commettre cette lâcheté suprême. La logique des choses veillait. Elle fit qu’au moment où vous vous engagiez sur la chaussée, quelqu’un de votre entourage vous héla. Vous aviez, paraît-il, oublié vos gants. Ce fut mon salut. J’avais retrouvé mes jambes : je m’esquivai…
Après, je ne sais plus très bien. Je me rappelle vaguement avoir dégringolé un raidillon, respiré des odeurs mouillées de campagne, longé des quais, franchi un pont, escaladé enfin un flanc de montagne boisée d’où l’on apercevait à peine, dans le bas-fond vaporeux, le clignotement indistinct des lumières de la ville. Une mousse drue faisait tapis au pied des hêtres ; je m’y étendis et, terrassé de fatigue, d’épuisement, d’hébétude physique et morale, je roulai dans le sommeil. Les cimes des arbres, balancées au vent de la nuit, m’enveloppaient comme d’une puissante rumeur de mer. Je rêvai, mon ingénieur, que, par je ne sais quelle opération magique, vous m’aviez obtenu la faveur de recommencer ma vie. J’étais couché dans mon hamac de gabier. Vogue la Melpomène ! Par les sabords entr’ouverts, des souffles entraient, des souffles d’Océan tiède, pâmé sous les ardentes constellations du ciel austral. Ils me caressaient le visage, ils me gonflaient la poitrine. Et c’était comme une ivresse lente, comme un narcotique d’oubli… Dans le hamac le plus rapproché du mien, un camarade achevait de lire une lettre au timbre de France. Il se pencha vers moi, murmura :
— Dis donc, Pater-Noster, voilà qu’on m’écrit qu’elle est morte.
— Qui ça ?
— Ma bonne amie, donc !… Adèle, la petite Adèle, la fille à l’ancien de la rue Colvestre.
Je vis alors seulement qu’il avait les traits de Louarn. Il pleurait. Je cherchai des mots d’apitoiement pour le plaindre. Mais tout aussi vite il essuya ses larmes.
— C’est l’heure de la relève, dit-il.
Le sifflet du maître d’équipage retentit… Hélas ! non, c’était le sifflet du premier train d’aube débouchant en gare, mon ingénieur. Je retombais dans le cauchemar, c’est-à-dire dans la réalité.
Quand j’eus dégourdi mes membres, secoué la rosée qui engivrait mes vêtements et rassemblé quelques lambeaux d’idées éparses :
« Ça, me demandai-je, où et comment passer cette journée, ainsi que les douze ou treize autres qui la vont suivre ? »
En quittant la caserne, j’avais visé un double but très précis : d’abord, m’évader d’un logis où je n’étais plus chez moi et rompre avec la présence abhorrée d’une femme qui avait cessé d’être la mienne ; ensuite, gagner Quimper pour y faire l’emplette que vous savez, persuadé à tort ou à raison qu’elle m’offrirait des garanties plus certaines, si je me la procurais au chef-lieu… Quant au voyage en Léon, ce n’avait été, ce ne pouvait être, dans mon intention, qu’un pur prétexte… Revoir, avec mon âme ravagée, mon âme méchante d’aujourd’hui, le grave et religieux pays de mes innocences d’autrefois ? M’entendre appeler du haut de tous les clochers, des marches de tous les calvaires, par le spectre éploré de mes croyances mortes ? Croiser au détour de chaque chemin d’anciennes petites amies de catéchisme, devenues dans l’intervalle épouses chastes et mères fécondes ? Et surtout, oh ! surtout, apporter sous le vénérable toit familial des pensées de haine, m’asseoir à ce foyer si calme et si probe, l’esprit uniquement hanté par des images de vengeance, de massacre et de sang ? Allons donc ! Est-ce que cela était parmi les choses admissibles ! Est-ce que tout mon être n’aurait pas regimbé là contre ! Est-ce que j’y aurais pu songer seulement !
Ce fut pourtant ce qui advint, du moins en partie. Vous y fûtes pour beaucoup, mon ingénieur. Je fis, en effet, réflexion que je risquais trop gros jeu à vouloir séjourner dans une ville où vous aviez votre résidence. Rien qu’à me remémorer l’alerte de la veille, je me sentais blêmir de frayeur. Il fallait se terrer ailleurs, mais où ? mais de quel côté ?
Comme je m’interrogeais, anxieux, je vis au-dessous de moi, dans la vallée, les rails de la voie ferrée s’embraser des premiers feux du matin et se dévider en scintillant, pareils à deux câbles d’or. Des locomotives manœuvraient, crachaient des fumées blanches qui animaient l’espace d’un peuple de figures aériennes. Les plaques tournantes trépidaient avec d’énormes bruits de gongs. Ces spectacles de la vie civilisée, il y avait, me sembla-t-il, des siècles que j’en étais absent. Je m’acheminai inconsciemment vers eux. Avant même que je me fusse rendu un compte exact de ce que je faisais, j’étais à la gare, stationnant près du guichet, parmi le groupe assez restreint des voyageurs en partance.
La distribution des billets commença.
Une vieille paysanne, en coiffe plate de Plounéour-Ménèz, me précédait. Elle dénoua le coin de son mouchoir de poche, y prit quelques menues pièces d’argent et dit à l’employé, d’une voix peureuse :
— Landerné, mar plich[2]…
— Hein ? fit l’homme avec rudesse.
La vieille me regarda, une supplication dans les yeux. Je déposai un louis sur le comptoir de cuivre.
— Landerneau !… criai-je. Deux troisièmes !
On ne contrarie pas le hasard. La bonne femme qui, à son insu, venait d’en être pour moi l’instrument, ne permit pas que je montasse dans un autre compartiment que le sien. Comme la naine du porche de Saint-Corentin, elle était toute confuse de ma libéralité et s’entêtait, avec une obstination de Bretonne, à vouloir me rembourser le prix de sa place.
— C’est que, sans vous offenser, vous n’avez pas l’air d’un riche, vous non plus.
Pour calmer ses scrupules, je lui sortis, du geste insouciant d’un matelot qui rentrerait de campagne, une poignée d’or et de billets de banque mêlés à du billon.
— Vous arrivez des Amériques, peut-être ? me demanda-t-elle ingénument.
Elle avait un fils qui s’était embauché pour l’Argentine, sur la foi d’un prospectus d’émigration, et elle en était sans nouvelles, depuis quelque cinq ans, mais elle ne désespérait pas de le voir reparaître, un jour ou l’autre, vêtu comme un « gentilhomme », avec des coffres chargés de lingots.
Tout en me contant cette histoire, elle s’était mise à défaire un panier d’osier peint en noir, installé près d’elle sur la banquette. Elle en tira successivement du pain, du lard fumé, un peu de beurre dans une coupelle de buis, une fouace, enfin, un de ces lourds gâteaux de pâte grossière qui se débitent, par les rues de Quimper, les jours de marché.
— Vous accepterez du moins de partager ma nourriture, dit-elle, puisque vous en avez, comme moi, pour jusqu’à Landerneau ?
Ce n’était pas l’envie qui me manquait de goûter à ces provisions dont la frugalité même exhalait un je ne sais quoi d’honnête et d’appétissant. Il y avait près de vingt-quatre heures que je n’avais ni mangé, ni bu, et mon estomac d’homme robuste, accoutumé à l’air aiguisé du large, n’était pas sans crier énergiquement la faim. Mais le supplice que j’avais imaginé pour me venger des deux autres, je tenais à l’expérimenter d’abord sur ma propre personne : j’avais résolu d’éprouver par moi-même si cette torture du jeûne était bien ce que je souhaitais qu’elle fût, et aussi de vérifier, dans la mesure du possible, le temps qu’il fallait pour que son œuvre s’accomplît. J’assurai donc la pauvre vieille que je m’étais abondamment lesté la panse avant de me mettre en route.
— Soit, fit-elle ; mais vous ne refuserez pas de prendre cette fouace. Cela s’emporte. Vous la croquerez, quand il vous plaira.
Elle avait commencé de l’introduire de force dans la poche de ma veste. Je la laissai faire, pour ne la point contrister.
Nous nous séparâmes à Landerneau, sur le parvis planté d’ormes, devant la gare. Elle avait les cils humides, la chère mamm-goz[3], et elle se répandait en paroles de bénédiction, à la manière des humbles aïeules de Bretagne. Attendri moi-même, je lui demandai :
— Allez-vous quelquefois dans le Nord, du côté des paroisses de la grève, et connaissez-vous Plounéventèr ?
— Plounéventèr ? Comment donc ! Il ne se passe point d’année que je ne fasse le pèlerinage de saint Derrien.
— Eh bien ! la prochaine fois, informez-vous de Naïc Dénès, des Dénès de Kerdannou ?
— Et qu’est-ce que je lui dirai ?
— Voilà… vous lui direz de ma part…
Mon cœur éclatait. Dans un élan d’émotion dont je ne fus pas maître, je saisis la vieille aux épaules et la pressai sur ma poitrine.
— Vous lui direz que vous êtes la dernière femme qui ait été embrassée par son fils, par son fils Goulven !…
Et je la plantai là, tout effarée.