Une procession de voiles vient d’émerger des profondeurs du septentrion. Ce sont les barques loguiviennes[1], à n’en pas douter. Elles s’avancent comme une troupe de cygnes noirs. Chaque printemps, elles émigrent de la sorte, des confins du Goëlo, emportant une tribu entière, hommes, femmes, et les enfants qui ne sont pas encore sevrés. Il ne reste au pays que les aïeules, pour garder les maisons vides et les lits défaits. Six mois durant, elles vieillissent là, solitaires, assises sur les seuils, à filer de la laine pour les tricots, en attendant les expatriés.
Voilà des années que les Loguiviens ou, comme on dit ici, les Paimpolais, accomplissent périodiquement cet exode vers les eaux de Sein, riches en homards. Ils prennent à l’île leurs quartiers d’été, s’installent par familles chez l’habitant, qui les exploite le plus qu’il peut et les poignarderait volontiers d’une main, tandis qu’il accepte leur argent de l’autre. Les deux populations logent sous les mêmes toits, sans jamais se mêler ni se fondre. On cite un seul exemple de Paimpolais ayant épousé une Ilienne. La parenté de la jeune femme aussitôt la répudia. Son propre frère avait juré sa mort. Elle dut fuir avec son mari, gagner, sans espoir de retour, les rives du Goëlo, où elle ne tarda pas à dépérir de tristesse, de consomption, de nostalgie. Sa dernière parole fut pour supplier l’homme à qui elle s’était donnée de ramener son cadavre au cimetière de son bourg natal…
Du temps que j’étais au phare de Bodic, nous n’étions séparés de Loguivy que par l’estuaire du Trieux. Le plus souvent, lorsque nous avions à nous rendre à Paimpol, c’est là que le bac nous déposait. Les vieilles nous bonjouraient au passage et nous nous arrêtions presque toujours à causer avec elles. Nous avions même noué des relations. Parfois, on nous invitait, selon l’usage de ces contrées hospitalières, à prendre le café. Nous demandions des nouvelles des absents et si leurs lettres annonçaient une pêche fructueuse. On nous faisait des récits sur Sein. La plupart de ces bonnes femmes y avaient été, mais elles n’en parlaient pas moins comme d’une terre étrange, à demi fantastique, perdue dans l’immensité des espaces, par delà des frontières du monde réel.
Elles la voyaient, à travers la brume de leurs souvenirs, sous l’aspect d’une région maudite. C’était, pour elles, l’île de la désolation, de l’épouvante et de la mort, comme aux époques anciennes, quand les druidesses des Gaules y sacrifiaient à des idoles de pierre sur des autels sanglants.
— Pensez donc ! Pas un arbre, pas une source d’eau vive, pas un chant d’oiseau bocager !… Les vaches, en guise d’herbe, y paissent du goémon. Et quels sauvages, que ces gens de là-bas ! Jadis, aucun prêtre ne voulait demeurer parmi eux. On leur donna pour recteur un matelot qui ne savait que ses patenôtres, avec mission de les christianiser à coups de garcette. Ils pratiquent une religion brutale, une religion fanatique et sans douceur. Ils furent longtemps avant de nous permettre l’accès de leur église : nous n’avions droit d’assister aux offices que du dehors, par l’entre-bâillement des portes. Ce sont tous des pharisiens et des forbans… Puisse votre chance vous préserver d’être jamais envoyé dans ces parages, monsieur Dénès ! Qui voit Ouessant, voit son sang, mais qui voit le Raz n’a plus qu’à dire : Hélas !…
Ces propos des vénérables Loguiviennes nous faisaient sourire, Adèle et moi. Nous les traitions un peu comme des radotages, comme des contes… En combien de réflexions et de commentaires ne s’abîmeront-elles pas, les aïeules du Goëlo, quand les homardiers, retour de la campagne de pêche, répandront dans la petite bourgade marine le bruit de la sombre aventure arrivée à Gorlébella !
— Vous savez bien, Dénès le Léonard, qui fut gardien au phare de Bodic… Vous vous rappelez comme il aimait sa femme, la tant jolie artisane trégorroise, la fille unique au père Lézurec… Qui jamais aurait osé prévoir une telle fin à un ménage si heureux !
Et les vieilles, alors, de marmonner, les mains jointes :
— Un homme si tranquille, Jésus-Dieu ! Ce sont, bien sûr, les démons du Raz qui l’auront perdu…
Les démons du Raz ! Je crus, en vérité, sentir sur ma face leur souffle de mort, lorsque, l’Ilienne ayant ouvert avec précaution la poterne de la tour, je m’engouffrai derrière elle dans l’escalier, que les vacillements de son fanal peuplaient de grimaçantes figures d’ombre, comme si toutes les furies des ténèbres, accroupies de marche en marche, se fussent levées à son approche, pour lui faire honneur.
Nous montâmes jusqu’au deuxième étage dans un silence sépulcral.
— Maintenant, commanda-t-elle, ne bougez plus. Vous allez entendre !…
Elle entra seule dans la chambre de Louarn, et braqua d’un geste brusque le rayon de sa lanterne sur un des angles de la pièce. Je perçus un froissement de plumes, un battement d’ailes. C’était l’ara qui se réveillait en sursaut. Ébloui par la lumière subite, il se dandina un instant sur son perchoir, roulant vers la Chevanton tantôt l’un, tantôt l’autre de ses yeux d’or démesurément agrandis. Celle-ci, toujours plongée dans l’obscurité, fit semblant d’appeler à voix basse :
— C’est moi, Hervé !
Le perroquet, aussitôt, eut un cri strident, suivi d’une avalanche de mots entrecoupés :
— Hervé, cousked out ? (Hervé, dors-tu ?) Adèle !… Délaïk !… Délaïk kèz. (Ma petite Adèle ! mon Adèle chérie !)
Incapable d’en écouter davantage, je m’élançai sur l’oiseau.
L’Ilienne m’arrêta net.
— Pas de sottises, monsieur Dénès, à moins que vous ne teniez à tout compromettre et à vous faire arracher les prunelles par surcroît.
L’animal s’était, en effet, ramassé sur lui-même, le cou hérissé, le bec en avant, prêt à fondre.
— Et puis, quoi ! reprit-elle, ne cherchiez-vous pas un témoignage ! Vous n’en pouviez souhaiter aucun qui fût plus certain, s’il est vrai, comme on dit, que les bêtes ignorent le mensonge… D’ailleurs, patientez, monsieur Dénès : il y a mieux.
Elle lâcha mon bras, qu’elle avait saisi, posa le fanal sur la planchette de la cheminée et fit jouer le pêne d’une armoire d’attache scellée dans le mur.
— Ne vous déplaise, chef, reconnaissez-vous ceci ?
Elle déployait devant moi une espèce de longue blouse blanche, en surah des Indes, que j’avais achetée dans un bazar de Smyrne, l’année de nos épousailles. Adèle, en la recevant, avait déclaré : « Je veux que ce soit ma chemise de noces. » Le lendemain de la première nuit, elle l’avait lavée, repassée de ses propres mains et l’avait enfermée dans un tiroir secret, après m’avoir fait jurer de l’en revêtir sur son lit de mort, si elle me précédait dans la tombe. « Jusque-là, qu’elle dorme loin de tout regard, au fond de cette commode, avec le souvenir de ma virginité ! »
Et voici qu’on me l’exhibait tout à coup, profanée par l’adultère, fripée en de sales étreintes, devenue la parure sacrilège de l’impudicité ! Instinctivement, je me voilai du coude le visage ; j’étais blême de douleur et de honte, comme si, cet opprobre, c’était moi qui l’eusse commis, et que j’eusse moi-même livré les mystères de la vie conjugale en pâture à la curiosité publique. La Chevanton répétait, implacable, en secouant le tissu accusateur :
— Le reconnaissez-vous ?
Et, comme je demeurais planté devant elle, la gorge serrée, sans répondre :
— Il ne faut pas qu’il vous reste le plus léger doute, monsieur Dénès… Allons ! Voyez, touchez, sentez !…
Je l’écartai d’un mouvement si brutal qu’elle faillit choir à la renverse sur l’ara qui, ne comprenant rien à cette scène insolite, était descendu de ses barreaux et rôdait dans nos jambes en hurlant d’une voix exaspérée des :
— Paix, cocotte ! Paix !
En quatre bonds j’eus dégringolé les marches de l’escalier de pierre. J’avais besoin de me purifier les poumons au grand air de la nuit : je volai d’une course, à travers les landiers, jusqu’aux roches de l’extrême Pointe, et là, couché sur le dos parmi le romarin, les bras en croix sous ma tête, avec, au-dessus de moi, le ruissellement infini de la Voie lactée, j’achevai de me préciser à moi-même, méthodiquement, mathématiquement en quelque sorte, tout le détail du plan de vengeance conçu à Kérudavel et dont j’avais, dans ma conversation avec ma femme, posé les premiers jalons. Jamais je ne m’étais senti la pensée aussi énergiquement lucide. Il semblait que la vie de mon cœur broyé se fût réfugiée dans mon cerveau et qu’elle en décuplât les puissances. J’étais presque confondu de voir avec quelle aisance, quelle solidité, tous les fils de ma combinaison se tramaient et se nouaient comme de soi.
Il m’en vint une espèce d’exaltation héroïque, l’orgueil de l’homme qui non seulement n’est plus le jouet des événements, mais, au contraire, les tient à sa merci.
En me relevant, j’aperçus par delà les courants du Raz, tout pailletés d’un scintillement d’astres, l’œil vert de Gorlébella qui me regardait.
— Salut à toi, m’écriai-je dans un accès d’enthousiasme farouche, salut à toi, nocturne émeraude des mers du ponant, gardienne incorruptible du feu, image vivante de Vesta ! Tu sais si je t’ai consciencieusement servie. Parmi les hommes attachés à ton culte, il n’en est pas un qui t’ait donné des gages plus forts de constance et de fidélité. Je ne crois pas que tu aies à me reprocher une seule défaillance. Deux années durant, et bien qu’en proie aux pires obsessions de l’amour, j’ai monté autour de toi une faction sacrée. Tu m’es témoin que jamais le sommeil ne m’a surpris à mon poste. Tout mon honneur, je le mettais à ce que ta flamme brûlât haut et clair et qu’elle resplendît au loin, dans l’espace, multipliée par le rayonnement des prismes, comme la veilleuse des eaux immenses, comme la lampe de l’infini… Si j’ai bien mérité de toi, le moment est proche où tu vas pouvoir m’en récompenser. Te l’ai-je assez murmuré, le nom de cette Adèle à qui tu m’arrachais huit mois sur douze ! Te l’ai-je assez murmuré, dis-moi, le jour, en astiquant tes délicats rouages, la nuit, pieusement assis à mon banc de quart, ainsi qu’un cénobite dans sa stalle de chêne, devant le maître-autel ! Confidente de mes souvenirs passionnés et de mes larmes, tu as vu de quel cœur je l’idolâtrais. Tandis que j’entretenais ta pure lumière sur les eaux, c’était comme si j’eusse attisé en moi-même l’ardeur dévorante dont cette femme m’avait embrasé. Elle, cependant… Mais que t’importe ! Apprends seulement ceci : comme tu fus associée à mon amour, tu vas l’être à ma haine. L’œuvre de justice et de châtiment, c’est à toi que je la réserve. La Trégorroise au front romanesque a souvent exprimé le vœu de dormir, bercée par les grandes voix du Raz, à l’abri de tes murs inébranlables : elle y dormira !… Elle y dormira, côte à côte avec son complice, d’un sommeil plus profond que les abîmes qui t’environnent, et tu flamboieras au-dessus de leur couche, tel qu’un cierge d’hymen, le plus beau qui se puisse rêver à des noces humaines, fût-ce à des noces d’éternité !…
L’œil vert clignota, comme en signe d’acquiescement, puis se voila d’une paupière d’ombre, enfin s’éteignit. Je n’attendis pas que l’œil rouge commençât de poindre, et, agitant une dernière fois mon bonnet de peau dans la direction du phare :
— À bientôt, vieille Gorlébella !… Mes compliments au Louarn, jusqu’à ce que je lui serve le festin promis !
Je regagnai la caserne en contournant le mur septentrional de l’enceinte, afin de rentrer par la grille de façade. Précaution, d’ailleurs, superflue. Adèle continuait de reposer, la tête au mur, l’épaule droite noyée sous une lourde cascade de cheveux. M’allongerais-je auprès d’elle ? La prudence le voulait, et aussi je ne sais quelle impulsion malsaine contre laquelle se tendaient en vain toutes les énergies de ma haine et de mon dégoût.
Une irrésistible attirance m’appelait vers ce corps souillé qui fut Adèle et que je me demandais maintenant de quel nom nommer.
— La sentir, la frôler seulement… une fois encore, rien qu’une fois !…
Je me déshabillai avec une hâte fébrile et me glissai dans les draps. Mon contact, sans la réveiller tout à fait, la fit tressaillir. Elle se renversa de mon côté, écarta de la main des mèches errantes sur son visage et balbutia d’une voix de rêve :
— Comme tu as froid, mon ami !
J’avais, effectivement, les membres glacés. Elle, en revanche, sa chair dégageait une chaleur douce qui, peu à peu, m’envahissait, m’enveloppait, me pénétrait de ses frémissants effluves. Comme je ne bougeais, ni ne répondais, elle murmura encore quelques sons inintelligibles, et se rendormit.
Je demeurai appuyé sur le coude, à écouter son souffle tranquille, aussi ténu qu’un souffle d’enfant. Ses lèvres, qu’elle gardait toujours un peu béantes dans le sommeil, s’entr’ouvraient comme le fascinant calice noir de quelque fleur empoisonnée.
Elles exhalaient vers moi, avec le parfum de son haleine, toute la capiteuse odeur de sa jeunesse mûrissante et de sa pleine beauté… Comment la tentation ne me fût-elle pas venue d’aspirer sur ces lèvres, tant adorées naguère, le philtre, d’autant plus savoureux peut-être qu’il était plus corrompu, de nos inoubliables ivresses d’antan ?
— Eh ! oui, prends-la donc ! me criaient mes sens affolés, prends-la furieusement, bestialement, comme une proie de plaisir, comme une fille ! Assouvis sur elle ton exécration et qu’elle défaille sous ton étreinte jusqu’à mourir !
Mourir… Ce mot suffit à me rendre à moi-même. Je songeai à la mort qui planait, en effet, sur elle, sans quelle s’en doutât. Et je m’étonnai soudain, à la pensée qu’elle ne soupçonnait rien, qu’elle ne devinait rien, et qu’elle se tenait là, pelotonnée contre l’homme qui allait être son bourreau, endormie d’un sommeil si confiant, si calme ! Par une sorte de pudeur, je m’éloignai d’elle. Puis, me représentant à l’avance l’effroyable grimace de terreur et de désespoir qui défigurerait cette tête charmante, quand elle saurait, je ne pus me défendre de la plaindre et de déplorer très sincèrement, je vous assure, que les jeux inexplicables de la destinée eussent marqué pour une fin aussi barbare la gracieuse demoiselle des Trois-Rois, la jolie Adèle Lézurec.
Oh ! les grêles sonneries des moûtiers, dans le soir !… Oh ! les fumées odorantes des cires, ondulant jusqu’à la voûte assombrie de la cathédrale, mêlées à des vapeurs d’encens !… Et vous, chemins, verts chemins de Saint-Yves, si propices à la prière et si indulgents à l’amour, où sont, hélas ! les serments échangés sous vos ramures, devant la paix religieuse des choses, dans la solennité du crépuscule qui tombait ?
Voici que, détaché du présent, mon esprit remontait la pente de ma vie ancienne, bercé au bruissement de feuilles sèches que faisaient dans ma mémoire les souvenirs du passé. Je crois même que j’étais sur le point de m’assoupir, lorsque des coups redoublés retentirent à la porte. Une voix rude grogna :
— Quand vous voudrez, monsieur Dénès ?…
— C’est bon, maître Jonathan ! Dans un quart d’heure, je suis votre homme.
Adèle aussi s’était redressée en sursaut.
— Qu’est-ce qu’il y a donc ? demanda-t-elle, en tournant vers moi de grands yeux vagues, encore ennuagés de sommeil.
— Il y a que je pars, rappelle-toi, ma chérie.
— C’est vrai… j’avais oublié… Tes hardes sont là, sur la chaise… Désires-tu que je me lève ?
— Ça, non. Je veux que tu te rendormes vite, au contraire.
Elle resta toutefois sur son séant, jusqu’à ce que je fusse entièrement vêtu. Quand je m’approchai pour prendre congé, elle m’enlaça le cou de ses bras nus et, sa bouche suspendue à la mienne, chuchota :
— Cherche un peu quel rêve je faisais, quand ce rustre de Jonathan a heurté ?
— Et si je ne trouve pas ?…
— Tant pis. Va-t’en, vilain !… Ce sera pour quand tu reviendras… Kénavô[2] !
Et elle se laissa choir sur l’oreiller, toute rose dans la mer de ses cheveux sombres. Je n’attendis même pas d’être dehors pour essuyer du revers de la manche son immonde baiser.