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Le Gentilhomme pauvre/4

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Le Gentilhomme pauvre
Traduction par Léon Wocquier.
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 79-90).
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IV


IV


Le surlendemain du départ de son oncle, Gustave se rendit au Grinselhof. Il fut reçu par le père et la fille avec la même affabilité, passa avec eux la plus grande partie de l’après-dînée, et revint à la tombée du soir, le cœur plein d’heureux souvenirs, à son château d’Echelpoel.

Il n’osa pas d’abord se faire annoncer trop souvent au Grinselhof, soit par un sentiment de convenance, soit par crainte d’être à charge au gentilhomme ; mais, dès la seconde semaine, la cordiale amitié de monsieur de Vlierbecke avait dissipé ces scrupules.

Le jeune homme ne résista pas plus longtemps au penchant qui l’entraînait vers Lénora, et ne laissa plus s’écouler un jour sans en passer l’après-dînée au Grinselhof. Là, les heures fuyaient rapidement pour lui. Il parcourait avec Lénora et son père les sentiers ombreux du jardin, — assistait aux leçons que le gentilhomme donnait à sa fille sur les sciences et les arts, — écoutait avec ravissement la belle voix de la jeune fille quand elle faisait parfois retentir le feuillage de ses chansons, — entretenait avec tous deux une conversation toujours pleine d’intérêt, — ou, assis à l’ombre du catalpa, rêvait un avenir de bonheur en contemplant d’un œil plein d’amour celle qui, selon la prière qui montait incessamment de son cœur vers Dieu, devait être un jour sa fiancée.

Si le noble et charmant visage de la jeune fille avait séduit Gustave dès la première fois qu’il l’avait vue dans le cimetière, maintenant qu’il connaissait aussi la beauté de son âme, son amour était devenu si ardent et si exclusif, que le monde entier lui paraissait terne et mort dès que Lénora n’était pas là pour jeter sur tout, par sa seule présence, la lumière et la vie.

La plus pure inspiration religieuse et poétique ne pouvait évoquer pour lui d’ange plus beau que sa bien-aimée. Et, en vérité, bien qu’elle fût douée de toutes les grâces corporelles que le Créateur doit avoir départies à la première femme, dans son sein battait un cœur dont la pureté de cristal n’avait jamais été ternie par la moindre ombre, et d’où les sentiments les plus généreux jaillissaient comme une source limpide à la moindre émotion.

Gustave ne s’était jamais encore trouvé seul avec Lénora ; lorsqu’il était là, elle ne quittait pas la chambre où elle se tenait d’ordinaire avec son père, à moins que ce dernier exprimât le désir de faire une promenade en plein air ; jamais, d’autre part, le jeune homme n’avait eu l’idée de dissimuler son émotion devant monsieur de Vlierbecke, non plus que de dire à Lénora combien elle était chère à son cœur. Il eût été inutile d’expliquer par des paroles ce qui se passait dans l’âme de chacun d’eux : l’amour, l’amitié, le respect rayonnaient librement et sans contrainte de tous les yeux ; ces trois âmes vivaient dans une même aspiration, étroitement unies par un même lien, confondues dans un même sentiment d’affection et d’espoir.

Bien que Gustave nourrît une profonde vénération pour le père de Lénora et l’aimât véritablement comme le plus tendre fils, une circonstance venait cependant parfois ébranler cette vénération. Ce qu’il avait entendu dire en dehors du Grinselhof de l’inconcevable avarice de M. de Vlierbecke était devenu pour lui une incontestable vérité. Jamais le gentilhomme ne lui avait offert un verre de vin ou de bière, bien moins encore l’avait-il engagé à prendre part au souper ; et souvent Gustave avait remarqué avec tristesse combien de peine on se donnait pour lui dissimuler cette économie sans pareille.

L’avarice est une passion qui ne peut inspirer que l’aversion et le mépris, parce qu’on comprend naturellement que ce vice, en prenant possession de l’âme de l’homme, en arrache tout sentiment de générosité et la remplit d’une froide cupidité. Aussi Gustave dut-il lutter longtemps contre ce sentiment instinctif pour détourner son attention de ce défaut de M. de Vlierbecke et se tenir pour convaincu que c’était un caprice de son esprit, un seul travers de son cœur, travers qui d’ailleurs ne lui avait rien fait perdre de la noblesse native de son caractère.

Si cependant le jeune homme eût su la vérité ! si son regard eût pu pénétrer plus avant dans le cœur du gentilhomme, il eût vu que, sous chaque sourire qui apparaissait sur son visage, se cachait une douleur, que chacun de ces frémissements nerveux qui parfois le saisissaient comme un frisson trahissait l’angoisse de son âme. Il ne savait pas, lui, heureux qu’il était, lui qui ne voyait que le doux regard de Lénora et s’enivrait au calice d’or de l’amour, il ne savait pas que la vie du gentilhomme était un éternel supplice ; que jour et nuit il avait devant lui un terrible avenir, et, la sueur de l’épouvante au front, comptait les heures qui s’écoulaient comme si chaque minute l’eût approché d’une inévitable catastrophe… ; et en effet le notaire ne lui avait-il pas dit : « Encore quatre mois ! encore quatre mois, et la lettre de change échoit… et vos biens seront vendus de par la loi ! »

De ces quatre mois fatals deux déjà étaient écoulés !

Si le gentilhomme semblait encourager l’amour du jeune homme, ce n’était pas seulement par sympathie pour lui. Non ; le drame de sa douloureuse épreuve devait se dénouer dans un temps marqué : sinon, pour lui et pour son enfant, le déshonneur, la mort morale ! Le sort allait décider irrévocablement si de cette lutte de dix années contre l’affreuse misère il sortirait vainqueur, ou si, vaincu, il tomberait dans l’abîme du mépris public.

C’est pourquoi il cachait son indigence avec plus d’obstination que jamais, et bien qu’il veillât comme un ange protecteur sur les jeunes gens, il ne faisait rien néanmoins pour arrêter le rapide essor de leur amour.

Lorsque l’époque du retour de monsieur Denecker approcha, les deux mois de son absence parurent à Gustave s’être envolés comme un doux rêve. Bien qu’il fût à peu près certain que son oncle ne se prononcerait pas contre son inclination, il prévoyait cependant qu’il ne lui permettrait plus de passer autant de temps en dehors des affaires commerciales. La pensée d’être séparé de Lénora pendant des semaines peut-être lui faisait envisager avec anxiété et tristesse le retour de son oncle.

Un jour, il exprimait ses craintes devant Lénora avec une profonde mélancolie et dépeignait la douleur qui remplirait son cœur en son absence. Pour la première fois, il vit couler des larmes des yeux de la jeune fille. Il fut tellement touché de cette preuve d’intime affection, qu’il prit silencieusement la main de Lénora et demeura longtemps assis à côté d’elle sans prononcer une parole. Pendant ce temps, monsieur de Vlierbecke s’efforçait de le réconforter ; mais ses paroles ne parurent pas atteindre le but désiré. Cependant, après s’être longtemps désolé, Gustave se leva tout à coup et prit congé de Lénora, quoique l’heure ordinaire de son départ n’eût pas sonné. La jeune fille lut sur son visage qu’une révolution venait de se produire dans son âme et vit son regard étinceler de courage et de joie ; elle s’efforça de le retenir et d’obtenir l’explication de cette joie subite ; mais il se refusa doucement à satisfaire sa demande, dit que le lendemain seulement elle connaîtrait son secret, et quitta le Grinselhof à pas précipités, comme s’il eût été poursuivi par une pensée qui l’obsédait.

Monsieur de Vlierbecke crut avoir lu dans les yeux du jeune homme ce qui s’était passé dans son cœur. Cette nuit-là, de beaux rêves adoucirent son sommeil.

Le lendemain, lorsque fut venue l’heure où Gustave arrivait d’ordinaire, le cœur du père de Lénora battit d’une attente pleine d’espoir. Bientôt il vit Gustave franchir la porte et se diriger vers la maison.

Le Jeune homme ne portait pas les habits d’étoffe légère qu’il avait d’habitude ; il était à peu près tout vêtu de noir, comme le jour où il était venu pour la première fois au Grinselhof.

Un sourire de joie éclaira le visage du gentilhomme tandis qu’il allait au-devant de lui ; cette toilette recherchée confirmait son espoir et lui disait qu’on venait tenter auprès de lui une démarche solennelle.

Gustave exprima le désir de se trouver seul avec lui pendant quelques instants. Monsieur de Vlierbecke le conduisit dans un salon particulier, lui offrit un siège, s’assit lui-même en face de lui et dit avec un calme apparent, mais d’un ton très-affectueux :

— J’écoute, mon jeune ami !

Gustave garda quelque temps le silence comme pour recueillir ses idées. Puis il dit d’une voix émue, mais cependant décidée :

— Monsieur de Vlierbecke, J’ose tenter auprès de vous une importante démarche ; votre extrême bonté me donne seule le courage nécessaire pour la faire, et quelle que soit la réponse que vous ferez à ma demande, j’espère que vous voudrez bien excuser ma témérité. Il ne vous aura pas échappé. Monsieur, que dès la première fois où j’eus le bonheur de voir Lénora un irrésistible penchant m’entraîna vers elle ; elle m’apparaissait comme un ange ; elle est demeurée telle pour moi depuis. Peut-être avant de laisser prendre à ce sentiment un si grand empire sur mon cœur eussé-je dû vous demander votre assentiment ; mais je croyais voir dans votre prévenante amitié pour moi que vous aviez lu au fond de mon cœur…

Le jeune homme se tut et attendit de la bouche du gentilhomme quelques mots d’encouragement ; celui-ci le regardait avec un sourire calme, mais qui n’exprimait pas toutefois jusqu’à quel point les ouvertures du jeune homme lui agréaient. Un signe de la main, comme s’il eût voulu dire : Continuez ! fut son seul mouvement.

Gustave sentit toute sa résolution l’abandonner ; mais bientôt, surmontant ses craintes, il reprit courage et dit avec exaltation :

— Oui, j’ai aimé Lénora dès la première fois où son regard s’est arrêté sur moi ; mais si une étincelle d’amour a surgi alors dans mon cœur, depuis elle s’est changée en une flamme qui me tuera, si on veut l’éteindre. Vous croyez, Monsieur, que sa beauté a seule éveillé mon amour ? Assurément elle suffirait à charmer le plus insensible des hommes ; mais j’ai découvert dans le cœur de mon angélique amie un trésor bien plus précieux. Sa vertu, la pureté immaculée de son âme, ses sentiments à la fois doux et magnanimes, en un mot tous les dons que Dieu lui a si libéralement départis, voilà ce qui m’a conduit de l’amour à l’admiration, de l’admiration à l’adoration. Ah ! pourquoi donc vous le cacher plus longtemps ! Non, sans Lénora je ne puis plus vivre ; la seule pensée d’être séparé d’elle m’accable de tristesse et me fait trembler. J’ai besoin de la voir tous les jours, à toute heure ; d’entendre sa voix, de puiser le bonheur dans son doux regard. Je ne sais, monsieur de Vlierbecke, quelle sera votre décision ; mais si elle est contraire à mon amour, croyez-le, mon cœur sera brisé pour jamais. Si votre arrêt devait me séparer de ma chère et bien-aimée Lénora, ce serait pour moi un coup mortel, et je prendrais la vie en horreur !

Gustave avait prononcé ces mots avec une profonde émotion et une grande énergie ; monsieur de Vlierbecke lui prit la main avec compassion, et lui dit d’une voix douce :

— Ne vous troublez pas tant, mon jeune ami ; je sais que vous aimez Lénora, et même qu’elle n’est pas insensible à votre amour ; – mais qu’avez-vous à me demander ?

Le jeune homme répondit en baissant les yeux :

— Si je doute encore de votre consentement après toutes les marques d’affection que vous m’avez données, c’est pour une raison qui me fait craindre que vous ne me jugiez pas digne du bonheur que j’implore.

Je n’ai pas d’arbre généalogique dont les racines s’enfoncent dans le passé ; les hauts faits de mes ancêtres ne brillent pas dans l’histoire de la patrie ; le sang qui coule dans mes veines est roturier…

— Croyez-vous donc, Gustave, que j’ignorasse cela le jour où vous êtes venu chez moi pour la première fois ? Votre cœur, du moins, est noble et généreux : sans cela vous eussé-je aimé comme mon propre fils ?

— Ainsi, s’écria Gustave avec une joyeuse espérance, ainsi vous ne me refuseriez pas la main de Lénora, si mon oncle donnait son assentiment à cette union ?

— Non, répondit le gentilhomme, je ne vous la refuserais pas ; c’est même avec une véritable joie que je vous confierais le bonheur de mon unique enfant ; mais il existe un obstacle que vous ne connaissez pas…

— Un obstacle ? dit le Jeune homme avec un soupir et en pâlissant visiblement ; un obstacle entre moi et Lénora ?

— (Contenez votre amour pour un instant, reprit monsieur de Vlierbecke, et écoutez sans préoccupation l’explication que je vais vous donner. Vous croyez, Gustave, que le Grinselhof et les biens qui en dépendent sont ma propriété ? Vous vous trompez ; nous ne possédons rien. Nous sommes plus pauvres que le paysan qui habite cette ferme devant la porte…

Le jeune homme regarda quelques instants son interlocuteur avec surprise et doute ; mais bientôt sur son visage se peignit un sourire d’incrédulité qui fit rougir et trembler le gentilhomme. Celui-ci reprit avec un accent plein de tristesse :

— Ah ! je vois dans vos yeux que vous n’ajoutez pas foi à mes paroles. Pour vous aussi je suis un avare, un homme qui cache son or, qui laisse manquer du nécessaire lui et son enfant pour amasser des trésors, et sacrifie tout à l’abjecte passion de l’argent ? Un ladre que l’on craint et que l’on méprise ?

— Oh ! pardonnez-moi, monsieur de Vlierbecke, s’écria Gustave avec anxiété ; ma vénération pour vous est sans bornes…

— Ne vous effrayez pas de mes paroles, dit le gentilhomme d’une voix plus calme ; je ne vous accuse pas, Gustave ; seulement votre sourire me prouve que J’ai réussi vis-à-vis de vous aussi à cacher mon indigence sous l’apparence d’une exécrable avarice. Il est inutile que je vous donne maintenant de plus amples explications là-dessus. Ce que je vous dis est la vérité : je ne possède rien, rien ! Retournez à votre château sans voir Lénora ; examinez mûrement, et avec une entière tranquillité d’esprit, s’il n’y a pas de motifs qui doivent vous faire changer de résolution ; laissez la nuit passer sur vos réflexions, et si demain Lénora, pauvre, vous est restée chère, si vous pensez encore pouvoir être heureux avec elle et être sûr de la rendre heureuse, demandez le consentement de votre oncle. Voici ma main : puissiez-vous un jour la presser comme la main d’un père, mon vœu le plus fervent serait accompli !

Le ton solennel et posé de ces paroles convainquit le jeune homme qu’on lui disait la vérité, quel que fût l’étonnement que lui causât cette révélation inattendue. Mais une expression de joyeux enthousiasme ne tarda pas à illuminer ses traits.

— Si j’aimerai Lénora pauvre ? s’écria-t-il. Ô mon Dieu ! la recevoir pour épouse, lui être uni par le lien d’un amour éternel, vivre auprès d’elle et trouver à tout instant le bonheur dans son doux regard, dans sa voix enchanteresse ! Savoir que j’ai le devoir de la protéger et que mon travail fait son bonheur ! Ah ! palais ou chaumière, richesse ou pauvreté, tout m’est indifférent, pourvu que sa présence anime le lieu où je me trouverai ! La nuit ne m’apportera aucun conseil… Ah ! monsieur de Vlierbecke, si j’obtiens de votre générosité la main de Lénora, je vous remercierai à genoux de l’inestimable trésor que vous m’accordez !

— Soit ! répondit le gentilhomme, la vivacité des inclinations, la constance des sentiments, sont naturelles à votre caractère jeune et ardent ; mais votre oncle ?

— Mon oncle ! murmura Gustave avec un visible chagrin. C’est vrai, j’ai besoin de son assentiment. Tout ce que je possède ou posséderai jamais au monde dépend de son affection pour moi ; je suis un orphelin, fils de son frère. Il m’a adopté pour son fils et m’a comblé de bienfaits. Il a le droit de décider de mon sort ; je dois lui obéir…

— Et lui qui est négociant et estime probablement très-haut l’argent, parce qu’il a appris ce qu’on peut en faire, dira-t-il aussi : Pauvreté ou richesse, palais ou chaumière, peu importe ?

— Ah ! je n’en sais rien, monsieur de Vlierbecke, dit Gustave avec un triste soupir ; mais il est si bon pour moi, si extraordinairement bon, que j’ai bien des raisons d’espérer son consentement. Il revient demain ; en l’embrassant à son retour, je lui parlerai de mon projet, je lui dirai que mon repos, mon bonheur, ma vie, dépendent de son assentiment. Il estime, il aime infiniment Lénora, et paraissait même m’encourager à prétendre à sa main. Assurément votre révélation le surprendra beaucoup, mais mes prières le vaincront. Croyez-le !

Le gentilhomme se leva pour mettre fin à l’entretien et ajouta :

— Eh bien, demandez le consentement de votre oncle, et si votre espoir se réalise, qu’il vienne traiter avec moi de cette union. Quelle que soit d’ailleurs l’issue de cette affaire, Gustave, vous vous êtes comporté vis-à-vis de nous en loyal et délicat jeune homme ; mon estime et mon amitié vous restent acquises. Allons, quittez le Grinselhof, sans voir Lénora cette fois ; elle ne doit plus paraître devant vous jusqu’à ce que ceci ait reçu une solution. Je lui dirai moi-même ce qu’il convient qu’elle en sache.

Demi-content, demi-triste, le cœur plein de joie et d’anxiété en même temps, Gustave prit congé du père de Lénora.