Le Gouvernement des Tsars et la société russe/01

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Le Gouvernement des Tsars et la société russe
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 12 (p. 865-894).
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LE


GOUVERNEMENT DES TSARS


ET


LA SOCIETE RUSSE




LA RUSSIE JUSQU'A L'AVENEMENT DES ROMANOF.





Louichi za gravitsa !
C’est mieux par-delà la frontière. (Locution russe.)


Les Russes accusent volontiers d’ignorance et de légèreté tout étranger qui essaie de juger leur pays. « La Russie est, disent-ils, et nous ne faisons que citer textuellement un fonctionnaire russe[1], la Russie est un pays très difficile à connaître et à juger. Il faut y avoir vécu et l’avoir longtemps étudié pour bien saisir les causes de chaque fait qui se présente à l’œil de l’observateur et les conséquences qu’on en peut déduire. La rapide croissance de cet empire, l’origine de sa grandeur, les élémens dont il se compose, ont créé un état de choses tout à fait particulier, propre à ce pays… Après avoir secoué le joug des Tartares, la Russie est entrée dans la carrière de la civilisation avec un immense amas de ressources et de forces vitales qu’il s’agissait de développer. Le pouvoir absolu, qui en était une conséquence et une condition essentielle d’existence…, est devenu, par la force des choses, le moteur de tout progrès. »

Il y a dans ce peu de mots, comme dans tout ce qui émane de la Russie officielle, un singulier mélange de vérités et d’erreurs, celles-là étant destinées, par une tactique plus habile que loyale, à protéger celles-ci. Au moment d’émettre à notre tour une opinion sur un pays dont il semble si malaisé d’apprécier la situation et les intérêts, nous croyons utile de répondre d’avance à l’objection qui vient d’être ainsi formulée, en commençant par distinguer dans cette objection même ce qui est fondé de ce qui nous parait faux.

Oui, les Russes sont dans leur droit lorsqu’ils récusent les jugemens des étrangers qui se sont bornés à recueillir sur leur pays des faits de détails, des récits anecdotiques, des souvenirs de voyage, sans contrôler ou compléter leurs observations par des vues d’ensemble tirées de l’histoire, de la vie nationale, de la nature et des mœurs russes ; mais quand ils s’appuient sur les conditions particulières où se trouve l’empire des tsars pour justifier sans restriction le système qui le régit ; quand, au lieu d’affirmer que le pouvoir absolu a pu être momentanément utile à la Russie, ils en font une condition essentielle de son existence et de sa civilisation, la préoccupation de la vérité cède alors visiblement la place à des préjugés nationaux ou à des calculs personnels. La situation exceptionnelle que les Russes revendiquent n’autorise pas une telle dérogation aux lois de la saine logique et de la morale universelle. De telles assertions supposent chez ceux qui les émettent un singulier dédain de ceux auxquels on les adresse. Il est trop commode d’invoquer pour le système autocratique, ici qu’il est appliqué en Russie, le bénéfice de circonstances particulières qu’il semblerait interdit à l’étranger d’apprécier, — et peut-être suffit-il d’indiquer une telle prétention pour en faire justice.

De toute cette orgueilleuse argumentation que reste-t-il ? — Un seul point nous parait établi : c’est que la vie russe dans ses diverses manifestations est dominée par un ensemble de traditions et d’intérêts très différens des intérêts, des traditions du reste de l’Europe. Aussi, pour y bien comprendre le rôle du pouvoir absolu, importe-t-il de se placer au point de vue de ces nécessités historiques et locales. Eh bien ! c’est de ce point de vue même que nous voudrions interroger le système politique et l’organisation sociale de la Russie. Nous nous soumettrons aux exigences des publicistes russes, nous demanderons à l’histoire de leur pays, aux conditions de son climat et de son état social, aux observations que plusieurs voyages et de longs séjours en Russie nous ont permis de recueillir, les élémens d’une opinion sur ce système autocratique, dont la cause s’agite en ce moment même devant l’Europe, et que des juges intéressés présentent comme la condition essentielle d’existence de l’empire des tsars. Les questions qu’il s’agit de résoudre peuvent être formulées en peu de mots. Est-il vrai que la concentration du pouvoir en Russie, éminemment utile aux XVe et XVIe siècles, quand il s’agissait de repousser l’invasion étrangère, soit plus tard devenue trop absolue, en détruisant, pour se fonder, tous les fruits, tous les élémens d’une civilisation antérieure très réelle, en faisant de la liberté civile le prix de l’indépendance nationale ? Est-il vrai que ce système ne soit pas moins menaçant pour l’Europe que fatal à la Russie, puisqu’après avoir produit à l’intérieur le servage, il a rendu nécessaires à l’extérieur la conquête et la guerre incessante ? Tels sont les deux points d’une enquête qu’il est plus que jamais opportun d’essayer au moment où la double tendance du système autocratique s’accuse de plus en plus, sous le coup même des événemens qui en condamnent le mieux les excès. Une telle étude doit naturellement se diviser en deux parties. Les origines du système des tsars nous feront pénétrer d’abord dans l’ensemble des conditions physiques et morales qui ont pesé sur le développement de la nation russe, puis dans les phases diverses de son histoire. Les applications récentes de ce système nous amèneront ensuite à traiter les grandes questions qu’il soulève en Russie et hors de Russie, au point de vue des populations gouvernées par les tsars, comme au point de vue des sociétés de l’Occident. Changement de conduite politique à l’intérieur comme au dehors, telle est la conclusion qui ressortira avec une pleine évidence d’une série de faits irrécusables.


I. – LE CLIMAT ET LES INSTITUTIONS.

Vis-à-vis de l’Europe, le système russe n’en est plus à cacher ses prétentions. Il y a cependant quelque intérêt à montrer comment elles se sont développées peu à peu, en se servant des forces que leur offraient la nature du sol et les circonstances historiques pour se diriger finalement dans un sens contraire à l’ancienne civilisation du pays.

C’est à la suite d’une longue et pénible lutte entre la race slave et les populations de l’Asie que s’est révélée en Russie la funeste tendance dont les manifestations n’ont pas cessé de se poursuivre sous nos yeux. Elle correspond à la première division qui éclata dans le monde slave entre la Russie et la Pologne, après l’expulsion des Tartares. Jusqu’à ce moment, les peuples occidentaux avaient pu contempler avec une sorte d’intérêt cette race qui, aux extrémités de l’Europe, se voyait condamnée à lutter sans relâche contre les rigueurs du climat et les attaques de voisins belliqueux et sauvages. Dans cette lutte, le triomphe n’était pas toujours resté aux Slaves. On avait vu les populations de la Russie, en présence des dernières hordes asiatiques qui se portaient sur l’Europe par le nord, n’arrêter cette invasion menaçante qu’en lui servant de pâture. Pendant plusieurs siècles, leurs souffrances avaient été cruelles ; mais enfin les barbares s’étant divisés, la race slave avait eu un glorieux réveil ; elle était parvenue à les refouler en Asie. Cette victoire remportée sur la barbarie semblait lui marquer désormais son rôle et lui tracer la voie où pouvaient la suivre les sympathies des nations civilisées. Elle eut malheureusement un résultat tout contraire. Rendue à elle-même, la race slave trouva dans son propre sein des germes de division qui devaient décider de son avenir. Dans ce monde rendu à l’indépendance, deux élémens qui s’étaient mis pendant la lutte s’accusèrent et se prononcèrent de plus en plus après le succès. Il y eut la Russie d’une part, la Pologne de l’autre ; il y eut le rit grec et le rit latin. Les Russes restèrent toujours un peu tartares ; les Polonais se croisèrent plutôt avec les races germanique et Scandinave. De là l’origine d’un conflit qui s’envenima et s’étendit durant plusieurs siècles. On sait comment ce conflit se termina, comment la Pologne, plus civilisée que sa rivale, succomba, prise à revers par les puissances allemandes, qu’aveuglait une funeste avidité. Ainsi s’accomplit un partage scandaleux, dans lequel la nation russe s’adjugea la meilleure part, en se réservant de recouvrer par la suite ce qu’elle n’entendait céder que temporairement à ses alliés.

Évidemment c’est du démembrement de la Pologne que date l’influence de la Russie en Occident ; c’est là qu’il faut chercher l’origine de cette audacieuse prétention à une prépotence absolue dont l’aveu et la menace ont enfin averti l’Europe. C’est cette absorption de la Pologne, conquête de la politique plus encore que des armes russes, qui détourna l’empire moscovite de son action légitime sur le nord de l’Asie, et qui, dirigeant sa principale ambition vers l’Occident, l’amena bientôt à considérer le Sund et les Dardanelles comme des issues de lacs russes, dont toutes les côtes et les affluens devaient naturellement lui appartenir. Dès lors la Russie ne s’occupa que de la réalisation de ce plan ; elle prétendit recommencer vers l’occident l’œuvre qu’elle avait accomplie à l’orient, en refoulant les Tartares de position en position, de Kazan, d’Astrakan et de la Crimée en Asie. Toutefois, si les hordes tartares avaient été repoussées en définitive, c’est qu’elles étaient très inférieures en civilisation aux Russes. À l’occident, la situation n’était plus la même, et l’ambition russe rencontrait sur son chemin une civilisation très supérieure.

Le partage de la Pologne n’engageait pas seulement d’ailleurs la Russie dans une voie de lutte contre l’Europe occidentale, il la mettait de plus en désaccord avec le rôle qui semblait résulter pour cet empire de son origine même. C’est ce désaccord qu’il faut signaler à l’attention des Russes ; c’est par leur histoire qu’il faut condamner leur politique. La Russie a eu ses momens d’héroïsme, elle a été appelée à servir la civilisation et à faire des choses vraiment grandes, lorsqu’elle résistait à l’invasion tartare et la refoulait en Asie ; lorsqu’elle colonisait et exploitait la Sibérie, ouvrant une nouvelle route vers la Chine ; lorsqu’elle resserrait et amortissait la puissance turque, encore violente et menaçante pour la chrétienté ; lorsque son activité s’appliquait à peupler et fertiliser de vastes contrées incultes, à fonder des villes et à créer des ports sur des mers inconnues ; lorsqu’enfin elle agissait comme l’avant-garde de l’Europe civilisée contre la barbarie asiatique. De telles œuvres étaient conformes au génie de la nation aussi bien qu’aux intérêts du monde. On pouvait alors ne pas lui demander compte de son degré de culture intellectuelle, de la lenteur de ses progrès dans les arts et dans les sciences. La Russie obéissait à la loi naturelle de son développement ; elle pratiquait, on peut le dire, sa vraie politique. Aucun rapport n’existe entre cette application féconde et légitime des forces dont elle dispose et le système de lutte contre l’Occident qui a si tristement prévalu. Ce système a aussi son histoire ; on l’a vu retarder le progrès social dans les provinces de la Baltique, conquises sur l’ordre teutonique et sur la Suède ; on l’a vu peser sur la Pologne et opprimer récemment encore, à titre de protectorat, les provinces danubiennes. Si la Russie persistait dans ce système, elle n’aurait plus qu’à chercher dans la force brutale son principe unique, son unique moyen d’influence : elle se ferait l’avant-garde de l’Asie barbare contre l’Europe civilisée ; elle prendrait le rôle de ses anciens maîtres les Tartares. Telle est la conséquence qu’amènerait l’application persistante du système autocratique dans les rapports de la Russie avec l’Europe ; mais, pour que cette conséquence fût réalisable, il importerait que la Russie trouvât une garantie de succès dans une supériorité réelle sur les états devenus ses adversaires. Cette supériorité existe-t-elle ? Ceci nous amène à rechercher quelles sont les conditions intérieures de la Russie, comparée au reste de l’Europe, et ce que le système des tsars a fait pour améliorer ou modifier ces conditions.

La Russie diffère notablement du reste de l’Europe : — par son climat, — par la configuration de son territoire, — par la race qui l’occupe, — par sa religion dominante et l’état de son clergé, — par ses institutions sociales et politiques. Il importe de bien constater ces différences et de signaler les conséquences qui en résultent.

Qu’est-ce d’abord que le climat spécial de la Russie ? On peut le définir en peu de mots : sept mois d’hiver, pendant lesquels il est rare que le mercure ne gèle pas ; — en juin des jours de dix-neuf heures, en décembre des jours de cinq heures. On ne trouve pas dans ce pays de charbon fossile ; il faut donc du bois et beaucoup de bois pour chauffer la population. Or, à mesure que celle-ci s’accroît, la consommation du bois augmente, et en même temps ce progrès dans la population nécessite le défrichement. De là un singulier conflit entre deux nécessités essentielles de la vie, le chauffage et l’alimentation. Tandis que les forêts font place à l’homme, celui-ci voit s’amoindrir de plus en plus les moyens de se chauffer, c’est-à-dire de vivre, et le temps n’est pas bien loin où le développement de la population en Russie se trouvera limité par la quantité de charbon que ce pays pourra importer[2]. Ce sera là une démonstration nouvelle et imprévue du principe de Malthus, que « l’espèce humaine se multiplie en raison de ses moyens de subsistance[3]. » Ajoutons que la même cause qui limite le développement de la population entrave aussi son progrès intellectuel. Obligée de multiplier les efforts pour tenir tête aux rigueurs du climat, il lui reste nécessairement moins d’activité à dépenser. On ne peut suppléer à l’absence de chaleur solaire que par l’emploi de moyens exceptionnels, par une sorte de lutte organisée et incessante. Des vêtemens d’une nature particulière sont indispensables pour protéger la vie de l’homme hors de son habitation, et si les fourrures de luxe viennent un jour à manquer sur le globe, par suite de la destruction fort avancée déjà des animaux sauvages, on peut entrevoir le moment où les nobles russes seront obligés d’endosser la peau de mouton comme leurs paysans. L’influence de ce climat, si peu favorable à la culture de l’esprit, crée aussi au travail matériel des conditions singulièrement difficiles. En agriculture, la brièveté de la saison qui produit les récoltes oblige à faire vite, et, dans la plupart des cas, ne permet pas de faire bien, car précipitation obligée signifie perfectionnement impossible. Les ouvriers des manufactures les quittent dès que les travaux des champs les réclament. Le manufacturier ne peut les retenir, quels que soient ses besoins de bras à cette époque. À son tour, l’ouvrier se trouvera sans emploi à l’entrée de l’hiver, si la manufacture n’a que faire de lui en ce moment. Or les usines à moteur hydraulique sont nécessairement arrêtées quand vient l’époque des gelées ; il en est de même pour bien d’autres travaux manufacturiers qui deviennent alors impraticables, ou qu’on ne réussit à continuer qu’en luttant contre d’extrêmes difficultés Les variations excessives dans la durée du jour sont enfin une cause de perturbations multipliées. La Russie est privée du bienfait des saisons transitoires ; elle n’a ni printemps ni automne. Le brusque passage d’un extrême à l’autre y interdit toute régularité, toute suite dans les habitudes. Nous n’insisterons pas plus longtemps sur ces traits bien connus de la nature septentrionale, mais il est évident qu’une population soumise à de telles influences ne pourra jamais sympathiser complètement avec les races qui vivent sous un ciel plus doux. Elle ne comprend pas sans effort leurs mœurs et leurs usages ; comment prétendrait-elle à les dominer ?

La configuration du sol rend plus sensibles encore, en Russie, les variations de température déterminées par la situation géographique. La Russie, en Europe, n’est qu’un immense plateau, légèrement ondulé, dépourvu de montagnes et presque de collines sur toute sa surface. Des Carpathes à l’Oural, de la Finlande à la Crimée, on ne rencontre pas une hauteur[4], pas un obstacle au cours des vents qui viennent du pôle. Ainsi les défrichemens, l’extension de culture ne pourront jamais amener dans ce pays une amélioration du climat, un abaissement de la température moyenne, comme cela est arrivé dans les régions centrale et occidentale de l’Europe. Avant que les glaces du pôle soient, fondues, il y a peu d’espoir de voir en hiver le thermomètre descendre à moins de 42 degrés Réaumur (au-dessous de zéro) dans le nord et le centre de la Russie, à moins de 25 degrés Réaumur dans le midi.

Ce défaut complet de montagnes et de roches, de pierres et de matériaux résistans, a entraîné de bien autres conséquences pour les destinées de l’empire russe. — Ce territoire s’est trouvé ouvert à toutes les invasions hostiles, notamment à celle des Tartares, sans autre moyen de défense que le climat et les distances. L’uniformité du sol a façonné à l’égalité la population qui le couvre. Dès qu’un pouvoir central s’y est établi, elle lui a facilité l’extension graduelle et indéfinie de son influence et de son action. Égalité native, manque de moyens de résistance, centralisation toujours croissante, tous ces élémens de servitude et de despotisme, c’est la configuration du sol qui les a fournis.

Les conditions particulières que nous avons signalées dans le climat et dans le sol, on les retrouve dans le caractère même de la race qui habite la Russie. Ces conditions ne justifient guère mieux ses tendances à la domination universelle. L’esprit d’invention paraît lui manquer, et quand les tsars ont voulu civiliser leurs sujets, c’est à des initiateurs étrangers, c’est aux sociétés occidentales qu’ils se sont adressés. Il y a dans le caractère russe tous les contrastes bizarres qu’on remarque dans les influences extérieures au milieu desquelles il est condamné à se développer. Il est propre aux grandes entreprises, mais inhabile à les continuer ; l’esprit de suite manque aux Russes, et oserons-nous ajouter que dans ce peuple pris en masse règne une légèreté fâcheuse en fait de moralité vulgaire ? Qu’on s’attende ici à toutes les disparates : tel personnage dont la vie n’aura été qu’une série de débauches se signalera un jour par un trait d’abnégation ou d’héroïsme digne d’être cité parmi les plus belles pages de l’histoire ; tel autre dont la vie aura été pure commettra en arrivant à la vieillesse quelque crime énorme digne d’un scélérat endurci. Le développement intellectuel, tel qu’on peut l’étudier dans la classe éclairée, offre les mêmes bizarreries : une singulière aptitude à s’assimiler les qualités étrangères, un esprit vif et superficiel, parfois des élans vigoureux, mais aucune persévérance, aucune profondeur[5]. Il est à remarquer que l’invention de l’imprimerie, ce puissant moteur de l’esprit humain, n’a exercé presque aucune influence en Russie. Partout ailleurs cette invention a énergiquement activé la diffusion des lumières ; en Russie, elle n’a révélé son action par aucun résultat considérable. Dans l’histoire politique, les mêmes singularités se retrouvent. Des instincts héroïques unis à d’incroyables défaillances, de grandes œuvres accomplies, d’horribles cruautés commises, c’est là ce qui distingue deux des règnes les plus mémorables de la Russie, celui d’Ivan IV et celui de Pierre le Grand. C’est dans cette alliance exceptionnelle de qualités et de défauts en apparence incompatibles qu’il faut chercher l’originalité du caractère russe, telle que l’a développée, de concert avec le système absolu, l’influence d’un climat sans analogue dans le monde.

Si l’attention se porte maintenant sur les institutions religieuses de la Russie, ici encore on verra se produire entre le peuple russe et les autres sociétés européennes de profondes différences. « En Russie, dit Joseph de Maistre[6], la religion est toute en dehors et ne s’enfonce point dans les cœurs. Il ne faut pas confondre la puissance de la religion sur l’homme avec l’attachement de l’homme à la religion, deux choses qui n’ont rien de commun. Tel qui volera toute sa vie sans concevoir seulement l’idée de la restitution, ou qui vivra dans l’union la plus coupable en faisant régulièrement ses dévotions, pourra fort bien défendre une image au péril de sa vie et mourir même plutôt que de manger de la viande un jour prohibé. J’appelle puissance de la religion celle qui change et exalte l’homme en le rendant susceptible d’un plus haut degré de vertu, de civilisation et de science. » Puis De Maistre cite ce mot de l’historien Gibbon, qui appelle les Russes les plus ignorans et les plus superstitieux sectaires de la communion grecque.

C’est vers la fin du Xe siècle seulement (en 988) que le christianisme fut introduit en Russie. Les chroniques russes nous apprennent que Vladimir Ier envoya des délégués visiter les diverses églises chrétiennes : à leur retour, ceux-ci conseillèrent le culte grec comme le plus brillant. Le prince se rangea de leur avis, et donna ordre à ses sujets de se rendre à la rivière pour y être baptisés sous peine de mort. Aucun n’y manqua. Le paganisme ne trouva pas de martyrs, les idoles furent brisées et jetées à l’eau. Du jour au lendemain, la population russe était devenue chrétienne. Ce Vladimir, qui avait procédé avec tant de sang-froid à la conversion de ses sujets, compte parmi les saints du calendrier russe. Avant de décréter le christianisme, il avait refusé d’adopter la religion de Mahomet, parce qu’elle proscrit l’ivrognerie, et « les Russes, avait-il dit, ne peuvent vivre sans cela. »

Jusqu’à la chute de l’empire byzantin, le clergé russe, recevant ses inspirations et même ses investitures du patriarche de Constantinople, jouissait vis-à-vis du pouvoir temporel d’une assez grande indépendance. Après la ruine de cet empire, le patriarche de Moscou conserva encore jusqu’à Pierre le Grand une autorité de droit ou de fait qui lui permit souvent de jouer un rôle important dans l’état. Vers le milieu du XVIIe siècle, sous le règne du tsar Alexis, père de Pierre le Grand, un homme d’un esprit éminent et d’un caractère ferme se trouva placé à la tête de l’église russe. Cet homme était Nicon, patriarche de Moscou. Luc réforme qui devait assurer le progrès intellectuel et moral du clergé fut entreprise sous son influence. Malheureusement Nicon échoua devant l’obstination ignorante des prêtres russes, l’hostilité des grands et la faiblesse du tsar, qui l’avait d’abord protégé. Il fut déposé, condamné par un concile et mourut dans l’exil. Nul depuis Nicon n’a tenté de réforme cléricale en Russie.

À partir du règne de Pierre le Grand, qui se fit patriarche, c’est-à-dire pape, en même temps qu’autocrate, l’église russe perdit tout caractère d’indépendance. Elle devint une sorte d’institution politique, et elle s’est abaissée graduellement jusqu’à n’être plus qu’une branche de l’administration, gouvernée par un fonctionnaire étranger à l’église. Récemment, par exemple, le saint synode ou collège supérieur, duquel dépendent toutes les affaires ecclésiastiques, était présidé par un général de cavalerie[7]. Dans cette condition, le clergé russe ne pouvait que déchoir. N’ayant à professer que l’obéissance, il ne s’est plus soucié de s’instruire, et d’ailleurs on n’a rien fait pour mettre l’instruction à sa portée. Pauvre et recruté dans les classes inférieures d’un rang peu au-dessus des serfs, ignorant, grossier, souvent livré à l’ivrognerie, ce malheureux clergé est tombé dans un état d’abaissement dont il est difficile de donner une idée. La discipline qui le régit est toute militaire, et le prêtre qui en enfreint les prescriptions est parfois envoyé dans un régiment pour y servir comme simple soldat. Le culte dont ce prêtre est le ministre n’admet guère, il faut le dire, que des pratiques extérieures. Le clergé a son rituel et sa liturgie, ses fêtes et ses cérémonies ; il a le droit et l’obligation de prier selon la formule, et aussi de chanter la litanie à pleins poumons ; mais du reste il n’a pas la parole. Le prêtre russe ne prêche pas. Il bénit ses ouailles, les baptise, les marie et les enterre ; il les confesse même et les absout moyennant une rétribution fort modique. Il enseigne aux enfans le catéchisme impérial, qui prescrit l’adoration du tsar. Tout cela lui est permis, lui est même ordonné ; mais le droit de prêcher lui est refusé. Dans toutes les autres églises chrétiennes, la prédication tient une des premières places parmi les fonctions du pasteur : quel plus puissant moyen de moralisation en effet que la transmission du verbe, la propagation de la parole divine ! Ce moyen, la Russie l’ignore ou s’en soucie peu, et par là encore elle se sépare, elle s’isole des autres peuples[8].

Mais une cause d’isolement plus puissante que l’organisation religieuse, c’est l’organisation sociale. L’empereur, la noblesse, les marchands, les serfs, tous ces mots désignent des privilèges et des forces qui n’existent point ailleurs.

L’empereur, le tsar russe réunit en lui tous les droits et tous les pouvoirs, au spirituel comme au temporel ! Autocrate et pape, il est le maître de tout et de tous, biens, corps et âmes. L’idée de la souveraineté en Russie contraste ainsi profondément avec l’idée qu’en a conçue l’Europe moderne.

La noblesse russe ne ressemble point non plus à ce que les autres pays entendent par ce mot. Elle n’a jamais été complètement ni une féodalité, ni une aristocratie. On peut dire qu’aujourd’hui elle n’est plus qu’un grade. Sauf un petit nombre de familles tartares converties et de favoris parvenus, elle se compose des débris d’anciennes maisons princières, divisées et morcelées par l’effet de la loi des apanages, qui est la base de la législation civile en Russie. Dans le reste de l’Europe au contraire, le droit de conquête et le droit d’aînesse ont été les bases de l’établissement féodal. Les privilèges politiques de la noblesse russe sont entièrement annulés, et ses droits civils tellement circonscrits, qu’ils la laissent vis-à-vis de la couronne dans une position peu différente de celle de ses propres serfs vis-à-vis d’elle-même. La noblesse russe, qui jadis désignait et proclamait le tsar, n’est plus qu’un instrument passif entre les mains de l’empereur.

La classe des marchands, qui représente en Russie la bourgeoisie ou classe moyenne, est à l’état de formation et en voie d’acquérir de l’importance par la richesse, produit du travail. Elle est encore divisée en plusieurs catégories, dont la plus élevée jouit déjà de quelques privilèges qui la rapprochent de la noblesse (dans laquelle elle aspire à s’infiltrer), tandis que la plus infime s’élève peu au-dessus de la classe servile, dont elle absorbe les rares affranchis.

Viennent ensuite les serfs. Le servage n’est pas en Russie ce qu’il a été dans l’Europe centrale et occidentale, un résultat de la conquête. Les serfs russes ne sont point les descendans d’une race vaincue et asservie. Ce sont les fils des cultivateurs primitifs du sol, de même race que leurs maîtres, qu’ils appellent pères, même lorsqu’ils en sont le plus maltraités. Ces maîtres eux-mêmes leur donnent le nom de frère, tout en leur commandant les plus rudes travaux ou en les faisant bâtonner. Cette classe infortunée s’est trouvée réduite en servitude par les empiétemens successifs de ceux qui n’étaient d’abord que ses supérieurs ou ses gouvernans. Opprimés de plus en plus à mesure que la classe noble s’affaiblissait politiquement sous l’action envahissante du pouvoir central et s’appauvrissait par l’effet de la loi des successions, les paysans russes ont fini par tomber dans un complet servage vers le temps même où les serfs de l’Occident entrevoyaient leur prochain affranchissement.

Telles sont les différences qui séparent la Russie du milieu social et politique où se sont développées les autres nations de l’Europe. Le climat l’isole et lui impose une lutte incessante contre la nature ; il entrave le développement intellectuel des populations, qui revêt sous ce ciel rigoureux des caractères particuliers. Ses institutions religieuses, politiques ou sociales sont contraires à l’esprit général des sociétés européennes. Faut-il conclure de cet ensemble de faits trop évidens que la Russie soit condamnée à persister dans la voie où l’a engagée le despotisme des tsars, et en lui refusant les titres à la prépondérance qu’elle revendique, lui refusera-t-on aussi les moyens de s’élever à une position meilleure vis-à-vis de l’Europe ? Non, sans doute. Parmi les plus mauvaises conditions faites à la Russie, s’il en est d’immuables, comme celles qui résultent de son climat, il en est d’autres qui tiennent à un système politique et social dont les vices peuvent être corrigés. Montrer les origines de ce système et l’opposer aux institutions primitives de la Russie, ce sera y révéler un esprit étranger aux premiers habitans de cet empire. Connaissant ainsi ce que les prétentions qu’il abrite ont d’injustifiable vis-à-vis de l’Europe comme vis-à-vis de la Russie, on appréciera mieux les chances de succès du gouvernement russe dans la lutte actuelle, le rôle qu’il a pris jusqu’à ce jour, et le rôle qu’il pourrait prendre.


II. – PREMIERES EPOQUES DE L’HISTOIRE DE RUSSIE. – NOVGOROD ET ROURIK.

Au commencement, liberté et civilisation ; à la fin, barbarie et servitude, — telle est l’étrange loi historique dont l’installation du système des tsars sur les ruines des institutions communales de la Russie nous montre l’accomplissement. Le mouvement des états de l’Europe occidentale se produit là en quelque sorte à rebours. Que trouve-t-on d’abord dans ces vastes plaines dont nous avons décrit la configuration et le climat ? Une aristocratie sans droit d’aînesse et sans suzerain, un état sans capitale fixe, une religion sans apôtres, puis au milieu de ces institutions informes et contradictoires, des élémens de liberté qui se heurtent pêle-mêle, et semblent attendre une organisation capable de les protéger. Au lieu de cette organisation, c’est malheureusement la destruction qui arrive, avec une race païenne et barbare qui comprime tout sous sa domination sauvage pendant plus de deux siècles. Enfin l’oppression prolongée provoque dans les diverses classes de la population un élan commun vers l’indépendance, et la conquête du pays par les Tartares a pour résultat de former une nation russe ; mais, le joug étranger enfin secoué, l’unité nationale produit aussitôt la monarchie, et avec celle-ci s’installe sur le trône un système qui n’a cessé depuis lors de se développer dans la voie de l’absolutisme. D’abord tsar, puis empereur, enfin autocrate et pape, le monarque russe réussit à concentrer en lui tous les pouvoirs. En même temps qu’une aristocratie avortée se disloque et se dissout, une féodalité bâtarde s’établit alors, non par l’asservissement d’un ennemi vaincu, mais par la transformation graduelle, abusive, du paysan et même du bourgeois en esclave, sans assistance de la part du clergé ni protection de la part du monarque. Tout le développement historique de la Russie semble n’avoir eu pour but que de former dans ce pays une hiérarchie militaire, que de faire de cette nation une armée dont l’empereur serait le généralissime, la noblesse l’état-major, le peuple les soldats. Du sommet à la base, il n’existe d’autres rapports que ceux de l’obéissance passive. Faut-il s’étonner que tous les hommes éminens qu’on a vus monter au trône des tsars aient eu pour principale préoccupation la conquête ?

À l’origine de cette histoire, on rencontre une république ou commune commerçante, la Grande-Novgorod, dont la fondation, vers le milieu du Ve siècle, ne fut que le rétablissement d’une cité marchande encore plus ancienne, appelée Slavensk[9]. Novgorod échangeait avec les ports libres de la Baltique les produits de l’Asie supérieure contre ceux de l’Europe occidentale. Les bords de la Neva étaient alors des marais impraticables ; c’était par le lac Ladoga que les expéditions du commerce russe atteignaient ce fleuve, d’où elles débouchaient dans le golfe de Finlande. Plus tard, Pierre le Grand compléta et perfectionna cette importante ligne commerciale en fondant Saint-Pétersbourg, qui remplaça Novgorod, et en faisant construire le canal qui joint le Volga directement à la Neva. Dans la direction de l’Asie, les produits européens que le commerce russe recevait en échange de ses envois étaient transportés par le Volga vers la Caspienne.

Située dans la région culminante[10] d’un pays très peu accidenté et pourvue de belles lignes de communication fluviale et maritime, suppléées en hiver par le transport en traîneau, la commune de Novgorod était appelée, par sa position même, à servir d’intermédiaire commercial entre l’Europe et l’Asie septentrionale. Elle trouva dans l’accomplissement de ce rôle les conditions naturelles de sa prospérité. Sous un régime de liberté né des besoins du commerce, son développement fut rapide, et la population de cette grande commune s’éleva bientôt à 400,000 âmes, chiffre que n’avait atteint à la même époque, aucune des capitales des plus grands états de l’Europe. Puissante par son activité, sa richesse et ses institutions, Novgorod fut longtemps la tête, la capitale de fait de la Russie, tellement supérieure aux états qui l’entouraient, qu’il est resté de ce temps un mot traditionnel singulièrement expressif : « Qui oserait s’attaquer à Dieu et à Novgorod la Grande ? »

La domination de la cité commerçante s’étendit bientôt en réalité de la Lithuanie aux monts Ourals, du Lac-Blanc et du lac de Rostof jusqu’à la Mer-Glaciale, c’est-à-dire vers les contrées et les rivages où l’appelaient les besoins de son commerce. Au centre et à l’ouest de la Russie existaient cependant des états distincts qui ne dépendaient pas politiquement de Novgorod, et qui n’en étaient tributaires que pour leurs échanges. Ces divers états ou fractions de la Russie intérieure furent longtemps régis par des chefs décorés du titre de grands-princes (veliki-kniœze). Leur puissance, restreinte et peu stable, contrastait avec la solide organisation communale de Novgorod. Pour s’expliquer les conditions du pouvoir dans ces petits états, il faut se rappeler ce que nous disions de la configuration du sol, qui a fait de la Russie un pays d’égalité naturelle. Dans un pays plat et dépourvu de montagnes, il ne saurait y avoir de ces positions solides et inexpugnables où s’installe et se consolide une famille souveraine. Les terres en plaine, difficiles à défendre, sont par là même faciles à partager. De là le maintien de cette loi des apanages, c’est-à-dire du partage des successions, qui a constamment régi la famille en Russie. Le droit d’aînesse, principale condition d’existence de la féodalité, a toujours manqué à la noblesse russe, et ce n’est que vers le XVIe siècle qu’il fut introduit dans la famille royale ou tsarienne. Du jour où la loi des apanages fut abolie dans la dynastie régnante, il y eut une monarchie russe. Jusque-là, il y avait eu des Russies ; à dater de ce jour, l’empire de Russie fut fondé. À l’origine toutefois, la domination se morcelait à chaque succession princière, et la principauté se trouvait ainsi divisée en autant de parts qu’il y avait de fils ou d’héritiers dans la famille du chef défunt. De temps en temps, il survenait un prince doué de plus d’énergie, d’ambition ou de vitalité que les autres. Celui-là, par la guerre, là ruse ou la trahison, parvenait à subjuguer ses voisins et à se défaire de ses frères, neveux ou cousins. Alors il réunissait temporairement sous sa domination plusieurs Russies, ou même toutes les Russies ; mais à sa mort il léguait invariablement à chacun de ses fils une part de l’empire à peine formé, et l’œuvre laborieuse d’un long règne, glorieux ou sanglant, se trouvait ainsi détruite ! Le pays était de nouveau morcelé, et de siècle en siècle c’était à recommencer.

Au milieu de ces principautés soumises à tant de causes d’agitation et d’instabilité, la république de Novgorod voyait sa puissance s’accroître et s’affermir, car le pouvoir, tout en changeant de maître, ne s’y morcelait pas, et les territoires acquis demeuraient sous la dépendance d’un gouvernement indivisible, quoique fréquemment renouvelé. Cet état de progrès et de prospérité dura pour Novgorod jusque vers le milieu du IXe siècle (le quatrième depuis sa fondation). À cette époque, soit que le gouvernement de la grande commune se sentit inhabile à maintenir les peuples tributaires asservis et non annexés à la république, soit que la population de cette cité, exclusivement vouée au négoce, se souciât peu d’entretenir des institutions militaires capables de la protéger contre ses belliqueux voisins, — Novgorod crut devoir appeler à son aide (862) un chef nommé Rourik, qui paraît avoir été le plus valeureux entre les princes Varègues-Russes de son temps. Tel est le fait dont s’autorisent les chroniqueurs et historiens pour placer le nom de Rourik en tête de l’histoire de Russie, comme si la république de Novgorod eût, en appelant ce chef à son aide, passé d’une forme de gouvernement à une autre. L’appel fait à Rourik, ainsi qu’à ses frères Sinaf et Trouvor, ouvrait sans doute une nouvelle phase dans l’histoire de la cité marchande, mais elle ne mettait pas fin à l’existence de cette commune, qui, après comme avant l’arrivée du prince varègue, restait une république indépendante.

Rourik et ses frères, considérés comme généraux au service de la république, ne résidèrent pas dans la cité. Ils furent soldés pour s’établir, chacun avec un corps d’armée, sur divers points qu’on regardait comme les plus menacés. Le poste de Rourik était au nord, sur le lac Ladoga, celui de Sinaf à l’est, sur le Lac-Blanc (Biélo-Ozero) ; celui de Trouvor à l’ouest, à Izborst, près de Pskof. Cette organisation, il est vrai, ne se maintint pas longtemps. Rourik, ayant perdu ses frères et concentré le pouvoir militaire entre ses mains, eut hâte d’éluder les conditions du contrat et prétendit s’ériger en maître. Une lutte sanglante s’engagea entre son armée et les citoyens, et cette lutte ne se termina pas à l’avantage de Novgorod. Rourik réussit à s’emparer de la ville, qu’il fortifia et occupa jusqu’à sa mort, qui suivit de près sa victoire. C’est en 862 que Novgorod l’avait appelé, et c’est en 864 que Rourik mourait, laissant les Novgorodiens plus attachés aux institutions qu’il s’était flatté de détruire. Après Rourik, la république ne renonça pas entièrement au système inauguré si tristement par l’arrivée de ce chef, mais elle le pratiqua avec plus de prudence. Elle conserva des chefs militaires, seulement elle les choisit parmi les princes qu’elle jugeait moins hostiles à ses libertés. Leur charge militaire leur était conférée par élection, et n’était pas transmissible héréditairement. La république se réservait tous les droits de souveraineté. À elle appartenait l’autorité administrative et judiciaire, à elle le droit de paix ou de guerre. Les princes n’étaient admis comme chefs à son service qu’après avoir prêté un serment de fidélité, après avoir pris l’engagement formel de conserver ses libertés et privilèges tout en défendant ses possessions. Bien souvent même la république déposa et chassa ceux qui manquèrent à leurs engagemens ou qui se montrèrent impropres à la tâche qu’on leur confiait. Au XIIe siècle, dans une période de cinquante ans seulement (1130-1180), on put compter au moins dix princes de Novgorod qui avaient été successivement choisis dans les grandes familles princières de la Russie, puis expulsés pour diverses causes par la république mécontente de leur conduite. En 1167, il y en eut un Sviatoslaf, fils du prince de Smolensk, qui quitta brusquement Novgorod, déclarant ne plus vouloir la gouverner. La république appela pour le remplacer Roman, fils du prince de Kief, qu’elle chassa à son tour en 1170. Que conclure de tous ces faits, sinon que le prince de Novgorod était un simple chef militaire chargé de la défense du territoire, et que la république ne négligeait aucune occasion de rappeler à ce chef élu par elle l’origine et les conditions de son autorité ?

On a signalé une certaine analogie, au point de vue des institutions politiques et civiles, entre Novgorod et les villes libres de l’Allemagne. Sans parler de la différence qui résulte des nombreuses populations et des vastes territoires soumis à Novgorod, on doit remarquer que le principe de liberté reposait dans la cité russe sur une base beaucoup plus large. Le prince était représenté dans la commune par un lieutenant (namestink) dont les fonctions étaient purement honorifiques. Le pouvoir exécutif appartenait au posadnik (bourgmestre ou maire), soumis annuellement à la réélection. L’administration du bourgmestre était surveillée et contrôlée par une espèce de tribun du peuple (tysiatski), élu aussi chaque année. Un conseil ou sénat, exclusivement composé de bourgeois nommés par voie d’élection, délibérait sur les affaires courantes. Enfin l’assemblée générale du peuple, convoquée sur la place publique par la grosse cloche (vétchévoï kolokol, cloche d’assemblée), statuait sur toutes les affaires importantes, et le plus infime citoyen avait le droit d’y donner son avis. Des élémens bien contraires se mêlaient, on le voit, dans ce gouvernement, qui rappelait à quelques égards certaines républiques de l’antiquité ; mais le principe populaire y avait sa large place, et deux puissans mobiles intervenaient souvent pour rétablir l’ordre et la paix, menacés par les dissensions civiles : nous voulons parler du sentiment religieux, que l’archevêque de Novgorod représentait avec autorité au milieu du peuple dont il était l’élu, aussi bien que les magistrats de la cité, de ce penchant pour le commerce et le travail, si marqué parmi les habitans de Novgorod, toujours préoccupés d’intérêts qui sans doute réclament la liberté, mais s’accommodent mal du désordre[11].

Deux périodes peuvent être distinguées dans l’histoire de Novgorod, celle où sa constitution républicaine est dans toute sa vigueur, celle où des influences ennemies s’abattent sur cette grande commune et amènent sa ruine. La première peut être caractérisée par un exemple significatif qui montrera clairement que Novgorod ne fut jamais une principauté, un apanage des princes russes. Les événemens de la seconde époque, qu’il suffira de résumer, donneront plus d’évidence encore à cette démonstration.

En 1240, la république fut attaquée par les peuples de la Dvina renforcés des troupes du Danemark et de la Suède ; Alexandre, prince de Novgorod, les combattit vaillamment et remporta sur l’armée ennemie une éclatante victoire, près de la Neva. Cette brillante journée valut au prince le surnom de Nevski, et plus tard la canonisation. Malgré le prestige de sa gloire, Alexandre rencontra chez les Novgorodiens un tel esprit de défiance, il eut à subir tant de dégoûts, qu’il se retira près de son père, à Vladimir. C’est là qu’un an plus tard la république, menacée par de nouveaux ennemis, vint chercher l’homme qui l’avait déjà sauvée. Par ordre de son père, Alexandre consentit à reprendre le commandement des troupes, et battit encore les ennemis de Novgorod. C’est au même prince que la commune dut d’être préservée de l’invasion tartare, qui ne pénétra jamais dans son enceinte. À sa mort pourtant (1264), la cité républicaine donna un nouveau témoignage du sentiment jaloux qu’elle portait dans l’exercice de ses droits. Alexandre avait désigné pour lui succéder son fils Dmitri. Le principe d’élection prévalut avec éclat à cette occasion sur le principe héréditaire, et Novgorod, appela pour remplacer Alexandre, son frère Iaroslaf, après qu’il eut souscrit aux conditions suivantes : — « 1° le prince devra s’engager par serment à conserver et respecter tous les droits des citoyens, à réparer toutes les infractions qu’y a faites Alexandre son frère ; 2° il n’emploiera que des citoyens de la république dans les affaires du gouvernement, ne permettra qu’à des citoyens d’acquérir des terres dans le domaine, n’emploiera que des citoyens dans le commerce avec l’Allemagne ; 3° il ne rendra aucun jugement sans l’assistance du posadnik ; ne recevra pas le témoignage des valets contre leurs maîtres ; 4° il n’entreprendra la guerre que du consentement de la république ; 5° il ne s’absentera qu’à des époques ultérieurement fixées pour prendre le plaisir de la chasse ou de la pêche, et il restituera toutes les terres usurpées par son frère. » La lettre qui contenait ces stipulations a été conservée ; elle est signée de l’archevêque, du posadnik, du tysiatski et des principaux citoyens. Le prince accepta et confirma ces conditions par le serment sur la croix. Le serment fut violé cependant ; alors on expulsa le prince. Iaroslaf s’humilia et demanda grâce ; on refusa de l’écouter. Enfin, le métropolite de Kief étant intervenu en sa faveur, on le rappela et on l’admit à prêter de nouveau serment. Telle était à l’époque de la splendeur de Novgorod l’énergie de son gouvernement communal vis-à-vis des princes, qui étaient évidemment les subordonnés de la république plus encore que ses protecteurs.

Comment fut renversé ce puissant édifice communal ? Ce fut vers la fin du XVe siècle que le grand-prince de Moscou, Ivan III, s’avisa d’appeler Novgorod son patrimoine (1470). Sur ce seul mot, la cité se souleva et offrit au roi de Pologne de se placer sous sa protection. Trois armées, dont l’une était commandée par Ivan lui-même, marchèrent sur Novgorod. L’armée de la république, s’élevant à trente mille hommes de cavalerie, fut vaincue dans deux batailles, et Novgorod se soumit. Le vainqueur se montra modéré : il se contenta d’exiger la reconnaissance de ses droits et fixa un tribut annuel, mais ne toucha point aux anciennes libertés. À peine remise de cette secousse, Novgorod vit son existence de nouveau menacée. C’était en 1475, toujours sous le règne d’Ivan III. Un envoyé de la république à sa cour lui avait donné par flatterie ou par inadvertance le titre de gosoudar (seigneur souverain). Cette parole fut prise au sérieux par Ivan, qui dépêcha aussitôt, avec l’imprudent député, un secrétaire d’état vers Novgorod, pour savoir des représentans de la commune à quelles conditions celle-ci le reconnaissait pour son seigneur. Novgorod se souleva derechef, toujours dans l’espoir d’être secourue par la Pologne. L’envoyé d’Ivan fut chassé ; celui qui avait prononcé le mot fatal gosoudar fut massacré. Malheureusement, la résistance contre Ivan ne put se prolonger, et Novgorod sévit, avant d’avoir pu trouver un nouveau protecteur, à la merci d’un chef intraitable. Ivan exigea que la commune lui fût soumise au même titre que le reste de la Russie, ce qui prouve bien que jusqu’alors il n’en était pas ainsi. Pour transformer ainsi la constitution de Novgorod, il fallut enlever et déporter les principaux citoyens, même ceux qui n’avaient pas pris part à la sédition. Les biens des plus riches furent confisqués ; d’autres en grand nombre furent obligés d’échanger leurs terres contre celles qui leur furent assignées dans les environs de Moscou et durent y transporter leurs familles. Enfin des patriciens, des marchands, des citoyens aisés, successivement arrachés à leurs foyers, furent transportés aux extrémités de la Russie. Plus de mille familles furent ainsi enlevées de Novgorod en une seule année, et remplacées par de petits nobles et des marchands de Moscou et d’autres villes. La cloche d’assemblée fut aussi transportée à Moscou. Ivan III traita en un mot Novgorod comme, quelques siècles plus tard, le tsar Nicolas devait traiter la Pologne.

Cette première exécution ne suffit pas cependant, et même dans son agonie la commune ainsi humiliée parut encore redoutable à ses vainqueurs. L’esprit de liberté ne cessait pas d’animer la population de Novgorod : il éclatait tantôt par des manifestations de place publique, tantôt par de véritables insurrections. Un siècle plus tard (1570), Ivan le Terrible jugea que le moment était venu de porter le dernier coup à Novgorod. Les habitans avaient été de nouveau accusés de conspirer avec le roi de Pologne ; la destruction totale de la ville fut aussitôt résolue. Le tsar entra sur le territoire de Novgorod, ravageant tout sur son passage, massacrant les populations sans distinction d’âge ni de sexe, et incendiant les bourgs et les villages. Il parut dans la ville soumise et terrifiée. Les magistrats et les principaux habitans furent conduits par son ordre dans une enceinte construite exprès. Alors son fils et lui, montés sur des chevaux vigoureux et la lance à la main, se précipitèrent sur ces malheureux et commencèrent le carnage ; quand ils étaient fatigués, leurs soldats continuaient le massacre. Le tsar fit ensuite briser les glaces du Volkhof (on était en hiver), et les citoyens furent plongés par centaines dans la rivière. Il en périssait ainsi de cinq à six cents par jour, et cela dura cinq semaines. Enfin, se trouvant assez vengé, Ivan prit congé des habitans, les invitant à être sages et se recommandant à leurs prières. Depuis cette expédition, Novgorod ne cessa de dépérir et descendit bientôt à l’état de bourgade.

Ainsi tomba Novgorod, dont l’histoire contraste si singulièrement avec celle de la société asservie au milieu de laquelle cette grande cité représenta pendant onze siècles (du Ve au XVIe) la liberté et la civilisation. C’est un phénomène remarquable assurément que cette prospérité industrielle se développant, à la faveur d’institutions libérales, en plein moyen âge, et s’arrêtant à l’époque même où la renaissance jetait ses lumières sur le reste de l’Europe. Après la chute de Novgorod, aucun élément de résistance et de liberté n’existait plus en Russie, et pendant trois siècles, le seul fait qu’allait offrir l’histoire de cet empire était l’affermissement du despotisme des tsars. On a vu comment la liberté communale avait pris naissance en Russie, et comment elle était morte ; c’est le tsarisme dont il faut maintenant retracer l’origine et raconter le redoutable développement.


III. – KIEF ET LES GUERRES DE LA STEPPE. – VLADIMIR ET L’INVASION TARTARE. – MOSCOU ET LE TSARISME.

Pendant que le travail et la liberté consolidaient au nord-est de la Russie la prospérité de Novgorod, une autre ville au sud-ouest du pays devenait en quelque sorte le siège principal des forces militaires et des tendances despotiques : c’était Kief, sur le Dnieper (l’ancien Borysthène). Occupant un monticule abrupt, dont le noyau est un grès semblable à la pierre, et dominant le cours d’un grand fleuve, Kief avait aux yeux des princes russes un grand avantage sur la plupart des villes voisines : c’est qu’elle pouvait être fortifiée. Aussi pendant plusieurs siècles fut-elle la résidence princière par excellence. Fondée ou envahie par les Slaves, cette ville était au moins aussi ancienne que Novgorod. À l’époque où Rourik était appelé par la cité républicaine, deux de ses lieutenans s’installaient à Kief au même titre que leur prince à Novgorod. Après avoir défendu la cité du Dnieper contre les incursions des Khozares, peuples sauvages de la steppe, comme Rourik lui-même avait défendu Novgorod contre les Scandinaves, les deux lieutenans s’adjugeaient la souveraineté pour prix du service rendu. À la mort de Rourik, ils étaient forcés toutefois d’abandonner le pouvoir à Oleg, successeur du prince de Novgorod, qui, renonçant à résider dans l’indocile commune, et franchissant avec son armée une distance de plus de trois cents lieues, vint occuper Kief au nom du fils de Rourik, son pupille, et l’érigea en capitale. À dater de cette époque, Kief devint le siège de la dynastie de Rourik, le point de mire de toutes les ambitions des princes russes, comme des convoitises de leurs voisins de Pologne et de Hongrie. Telle fut sa destinée pendant trois siècles.

Une des raisons qui attiraient les grands-princes à Kief, c’était, chose remarquable, la préoccupation qui aujourd’hui encore a fait éclater la guerre entre la Russie et l’Occident. Dès cette époque reculée, les princes russes avaient les yeux fixés sur Constantinople et sur l’empire grec. La position méridionale de Kief répondait à des vues que manifestèrent souvent des expéditions dirigées sur Byzance, soit par la Mer-Noire, soit à travers les provinces danubiennes. Une seule différence existe entre ces tentatives d’envahissement et les entreprises plus récentes : c’est qu’autrefois les Russes païens attaquaient Constantinople au nom d’une religion ennemie du christianisme, tandis qu’aujourd’hui leur prétention est de l’envahir en chrétiens orthodoxes pour en chasser l’islamisme. Le prétexte religieux a changé, le but est le même.

Un autre avantage de la situation de Kief, c’était que les Russes, en longeant les Carpathes, pouvaient communiquer de ce point avec l’Allemagne méridionale ; ces communications semblaient promettre d’importans résultats. Si Kief eût pu garder son rôle de capitale militaire de la Russie, peut-être ce pays, après la chute de l’empire grec, subissant les influences de l’Allemagne et de la Pologne, eût-il fini par s’unir tout entier à l’église latine. Les destinées de la Russie eussent alors complètement changé. Il y aurait eu fusion avec la Pologne, et la Russie, mise en rapport avec l’Occident dès son premier âge, se serait plus promptement modelée sur une civilisation plus avancée.

Malheureusement, vers le milieu du XIIIe siècle, des obstacles inattendus s’opposèrent à ce développement si désirable de Kief. Cette ville touchait à la steppe, à l’immense plaine, alors inculte, qui s’étend à l’est depuis le Dnieper et le Dniester jusqu’au Volga, et au midi jusqu’à la Mer-Noire. Cette contrée, connue aujourd’hui sous le nom de Russie méridionale, et qui fut jadis le pays des Scythes, resta occupée pendant une longue suite de siècles par des populations barbares, nomades et vivant de rapines, venues d’Asie par la Caspienne ou la Crimée, soit à la suite, soit en éclaireurs des diverses invasions que l’Orient précipitait sur l’Occident. Déjà les Khozares n’avaient pu être repoussés par les habitans de Kief que grâce à l’intervention des princes russes. Les Khozares étaient une de ces peuplades de la steppe dont la guerre et le pillage se partageaient la vie errante. Les princes de Kief détruisirent les Khozares ; mais d’autres ennemis apparurent à leur place. Ce furent les Petchénègues, de la race des Huns, qui n’avaient occupé jusque-là que le pays situé entre le Volga et le Don, et qui se répandirent bientôt dans la steppe jusqu’au Dnieper, pour se livrer, comme les Khozares, au pillage et à la dévastation sur les terres de la Russie centrale et de Kief. Ces nouveau-venus n’occupèrent même pas durant un demi-siècle les campemens d’où ils avaient chassé les Khozares ; ils furent à leur tour (au milieu du XIe siècle) expulsés ou absorbés par les Polovtsis, qui arrivaient des bords de la Mer-Noire et de la mer d’Azof. Cette dernière peuplade était plus nombreuse que la précédente, et il semble qu’au milieu d’un ramassis de diverses races l’élément slave y ait dominé. Les Polovtsis devinrent très redoutables aux Russes de la frontière méridionale ; ils passèrent fréquemment le Dnieper, ravagèrent les possessions de Kief et incendièrent plusieurs fois la ville même, souvent battus, châtiés jusque dans leurs campemens et repoussés à grande distance, mais toujours revenant à la charge et ne se rebutant jamais, toujours ramenés par l’ardeur du pillage et l’instinct féroce de la dévastation.

Ce dangereux voisinage et ces attaques incessantes d’un ennemi insaisissable décidèrent enfin les princes russes à abandonner la résidence de Kief et à transportée leur capitale à deux cent cinquante lieues de là, dans la direction de l’est, à Vladimir, sur la Kliasma, petit affluent du Volga supérieur, — position agréable, mais peu forte, et qui ne put opposer qu’une courte résistance à l’attaque des Tartares, dont l’invasion, facilitée par cette translation imprudente, survint deux siècles plus tard. Ce changement de résidence, accompli en 1157, et qui devait soustraire les Russes aux atteintes des tribus de la steppe, les plaça ainsi sans défense sous les coups immédiats d’un ennemi beaucoup plus redoutable.

À la longue période qu’avaient remplie les luttes contre les Khozares et les Polovtsis[12] allait succéder une ère plus triste encore, celle de la domination tartare en Russie. L’installation de ce nouveau pouvoir est un des faits les plus considérables des annales de cet empire : si l’invasion étrangère y détermina en effet le mouvement d’où devait sortir l’unité nationale, elle laissa en même temps dans le caractère du peuple russe des traces profondes qui ne sont pas encore effacées.

Les premiers Tartares parurent en Russie ; au commencement du XIIIe siècle. Conduits par Batou-Khan, petit-lils de Gengis-Khan, ils se répandirent d’abord dans la steppe, région ouverte à toutes les invasions ; mais, ayant rencontré quelque résistance du côté de Kief, ils se lancèrent bientôt vers la nouvelle capitale, Vladimir, qui ne sut pas se défendre et fut saccagée de fond en comble. La femme du grand-prince, deux de ses fils, ses filles, l’archevêque, et tout ce que la ville contenait de personnages illustres, furent brûlés avec la cathédrale, où ils s’étaient réfugiés. Le reste de la Russie passa bientôt sous le joug. La lutte fut courte, mais terrible : le massacre et le viol, le pillage et l’incendie inaugurèrent partout l’installation des conquérans tartares. Ni les princes ni les populations ne surent se concerter, et, ainsi divisés, ils furent successivement écrasés avec une rapidité inconcevable. Quelques traits de courage héroïque prouvent toutefois que, plus unies, les populations russes auraient pu se défendre et peut-être repousser l’invasion. Une petite ville de la dépendance de Novgorod, Torjok, résista avec toute l’énergie du désespoir. Elle succomba, et toute sa population fut massacrée ; mais devant ses murs de bois elle avait arrêté pendant quinze jours toute l’armée de Batou-Khan. Une autre petite ville, appelée Koselsk, se défendit pendant sept semaines contre toutes les forces et les machines de guerre du chef barbare. Au moment de voir la ville prise, la garnison sortit en masse, fit éprouver des pertes énormes à l’ennemi, et périt dans un dernier combat, ne laissant au vainqueur que des vieillards, des femmes et des enfans. Alors comme aujourd’hui, les Russes savaient porter dans la défense de leurs murailles cette sauvage fermeté dont un récent exemple étonnait naguère le monde.

Ce ne furent là toutefois que des exceptions. Le plus souvent, à l’approche des Tartares, les princes prenaient la fuite ; les populations s’enfermaient dans les églises, ou bien venaient au-devant du vainquent, croix et bannières en tête, espérant désarmer sa colère ; mais les Mongols foulaient aux pieds de leurs chevaux les croix et les bannières, les populations étaient massacrées et les villes livrées aux flammes. En moins de vingt ans, la Russie entière fut soumise. Novgorod seule ne fut pas envahie, mais elle paya le tribut sous forme de don volontaire[13].

Alors se produisit un phénomène dont on chercherait vainement l’analogue dans l’histoire de l’Europe occidentale. L’ère nouvelle où entra la Russie à la suite de la conquête des Tartares se partage en deux périodes : — l’une de soumission, l’autre de réaction. Or, pendant la première, qui dura près de deux siècles, on peut dire que le sentiment de l’indépendance cessa entièrement de se révéler chez toutes les populations russes placées en dehors de Novgorod. Six ans après l’incendie de sa ville de Vladimir (1243), le grand-prince allait porter ses hommages à la Grande-Horde, aux pieds du petit-fils de Gengis-Khan. Batou-Khan avait fixé sa résidence au bord du Volga, sur un point intermédiaire entre Kasan et Astrakan. C’est là que lui et ses successeurs reçurent désormais le tribut prélevé sur leurs peuples de Russie, qu’ils accueillirent les protestations d’obéissance des grands-princes ; c’est là que furent jugés et mis à mort ceux qui ne se montraient pas assez soumis. Au besoin, les khans arrangeaient les différends des chefs russes, et réglaient l’ordre de la succession princière. Ils daignaient même quelquefois accorder à l’un d’entre eux leurs sœurs ou leurs filles en mariage, mêlant ainsi le sang de Rourik à celui de Gengis-Khan. Ce fut une véritable suzeraineté, mais la plus tyrannique et la plus insolente qu’un peuple eût jamais subie.

Rien d’étrange comme la facilité avec laquelle la nation russe, pendant la première période de la domination tartare, se plia au joug des hordes conquérantes. Peu à peu un singulier travail de fusion commença de s’accomplir, fusion du génie slave et du génie mongol, des instincts d’une société chrétienne en voie de formation et des sauvages aspirations d’une race barbare. De bons rapports s’établirent entre les khans, d’abord païens, ensuite mahométans, et le haut clergé orthodoxe, qui demeura exempt de toute taxe ou tribut, à la condition de prier régulièrement pour le khan et sa famille. Les alliances matrimoniales, rares dans le principe, devinrent assez fréquentes entre les deux races. Où devait s’arrêter ce rapprochement ? et ne pouvait-on pas craindre que, la fusion devenant complète, les grands princes ne tombassent quelque jour au rang de pachas tartares ? Tel semble être, pendant la première période qui suivit l’invasion mongole, l’avenir de la Russie.

Heureusement pour la civilisation chrétienne il n’en fut pas ainsi. Des divisions intestines marquèrent dans la domination tartare le début d’une seconde époque, dont le terme devait être l’affranchissement de la Russie. L’état du Kaptchak (ou des Tartares de la Grande-Horde) ne tarda pas à se morceler. Ainsi divisés, les Tartares osèrent affronter vers la fin du XIVe siècle le grand dévastateur Tamerlan. Ils allèrent le provoquer jusque dans la Perse, et eurent à se repentir de leur audace. Tamerlan battit les Tartares, envahit leur territoire, et, une fois lancé dans cette direction, menaça un moment Moscou même ; mais l’intercession de la sainte Vierge, disent les chroniques russes, le détourna de marcher sur cette ville. Tamerlan se contenta donc de ruiner l’état du Kaptchak, et d’abandonner les Tartares au travail de destruction que le morcellement de leur domination avait déjà commencé.

Bientôt, en regard de la décadence du pouvoir mongol, on vit se prononcer un mouvement de la nation opprimée et tributaire vers l’indépendance. Les grands-princes russes profitèrent des divisions de leurs maîtres, d’abord pour s’affranchir du tribut, puis pour se rendre indépendans, enfin pour les refouler du Volga vers la Mer-Noire et la Caspienne. La fin du XVIe siècle (1584) trouva les Russes déjà maîtres de Kazan, d’Astrakan, et menaçant le khan de Crimée.

Outre les divisions des Tartares, d’autres circonstances avaient préparé ces événemens. Les souffrances éprouvées sous une domination implacable avaient fait naître enfin parmi les Russes un sentiment commun, une sorte d’esprit de nationalité qui devait tôt ou tard porter ses fruits. Les anciennes rivalités s’effaçaient sous l’impression du malheur de tous. Il se formait une nation russe. Un changement de résidence des grands-princes venait de donner à la Russie une vraie capitale. Après avoir erré pendant plusieurs siècles de Novgorod à Kief, de Kief à Vladimir, ces princes s’étaient transportés de Vladimir saccagée à Moscou naissante (1328). Ainsi le siège du pouvoir, après avoir oscillé d’une extrémité à l’autre du pays, s’était définitivement fixé au centre. La ville de Moscou s’éleva donc entre les méandres d’une petite rivière qui lui avait donné son nom, sur un groupe de collines dont la principale supporte aujourd’hui le Kremlin. Cette forteresse, d’abord protégée seulement par une enceinte de bois, fut plus tard reconstruite en briques et flanquée de tours assez élevées. C’est là que naquit la monarchie russe, protégeant d’une part le réveil de l’indépendance nationale, de l’autre anéantissant toute liberté civile. La guerre au dehors, l’oppression à l’intérieur du pays, ici fut le milieu où la Russie allait désormais grandir, et on peut dire que de ce jour le danger qui tient en ce moment encore l’Europe en armes commença pour les sociétés de l’Occident[14].

Les grands-princes de Moscou, ainsi devenus les chefs d’une nation indépendante, virent bientôt s’écrouler l’empire grec et les Turcs s’installer à Constantinople, que les Russes appelaient alors Tsargrad (la ville royale). Ils tendirent dès lors à s’approprier le titre des césars déchus. Ils firent même plus, et Ivan III (1462-1505) épousa une princesse du sang impérial. À la mort du dernier Paléologue, il ajouta à ses armoiries l’aigle noire- à deux têtes, et se posa en héritier de l’empire d’Orient. Ce qui était plus sérieux, il abolit complètement la loi des apanages dans sa famille, et se proclama souverain de toutes les Russies. Du reste, en établissant le droit d’aînesse dans sa maison, il se garda de l’introduire dans la classe hostile des boyards ou nobles, descendans des princes apanagés.

On était à la veille d’un des règnes qui ont exercé le plus d’influence sur les destinées de la Russie, celui d’Ivan IV, le Terrible, qui le premier se proclama tsar. Les derniers coups portés à la puissance tartare et à celle des boyards, la destruction de Novgorod, la création d’une garde armée de mousquets, les strélitz, tels furent les actes qui attestèrent sous Ivan IV les tendances désormais bien marquées du pouvoir royal. La Russie vit donc s’accomplir une révolution dans le sens despotique à l’époque même où la renaissance remplissait l’Occident de lumières et lui ouvrait une ère de liberté. Arrêtons un moment notre attention sur ce contraste avant de suivre de plus près le pouvoir des tsars dans la période d’envahissemens où l’introduisait Ivan IV. D’un côté, c’est la science qui se propage, c’est l’imprimerie qui fournit aux masses un nouveau moyen de s’éclairer ; Luther élève sa grande voix ; un nouveau monde a été découvert et offre un champ infini à l’activité européenne ; la féodalité croule, l’affranchissement des peuples se prépare. De l’autre sont les Slaves, guerroyant sur le Volga ou dans la steppe, disputant des déserts et des glaces à la plus inférieure des nations musulmanes, laissant étouffer dans Novgorod tout ce qu’ils avaient jamais possédé de vitalité généreuse, et sacrifiant leurs libertés civiles après avoir reconquis leur indépendance nationale. De quel côté pourtant sont les rêves de suprématie, de domination universelle ? Du côté de ceux qui peuvent le moins justifier une telle ambition, qui n’ont à revendiquer aucune grande découverte, aucun grand service rendu à l’humanité ! Un tel rapprochement ne dispense-t-il pas de tout commentaire ?

Ivan IV Vasilievitch, le Jean Basilidès de Voltaire, que les écrivains russes appellent courtoisement le Sévère ou le Menaçant, a été appelé avec plus de vérité par son peuple Ivan le Terrible. Plus cruel que Tibère et Néron, non-seulement il aimait à répandre le sang, mais il se plaisait à torturer lui-même ses victimes. Cet homme impitoyable avait cependant quelque chose du génie politique de Louis XI et de Richelieu. Le jour de la victoire de Kazan, dans sa tente dressée sur le champ de bataille, il fit aux boyards qui le félicitaient cette réponse significative : » Enfin Dieu m’a fortifie contre vous ! » En effet, la guerre finie à l’est, au nord et à l’ouest, il s’occupa des affaires intérieures. On sait comment il détruisit Novgorod. Il lui restait à dompter les boyards, et quinze ans de son règne furent consacrés à cette œuvre. Il décima ou extermina les plus grandes familles, abattant les plus hautes têtes, n’épargnant ni les vieillards, ni les enfans, ni les femmes, massacrant les victimes même au pied de l’autel, et, quoique dévot, portant sa main audacieuse jusque sur le métropolite de Moscou. « Peut-être, dit un écrivain russe de l’époque d’Ivan, le prince Kourbskoï, les mœurs de la nation exigeaient-elles un semblable gouvernement ! »

Ce qu’on ne peut refuser à Ivan IV, c’est une intelligence supérieure et un ardent patriotisme. Arrivé au trône dès l’âge de quatre ans, il avait cruellement souffert pendant sa minorité[15] : il s’était promis de délivrer son pays des derniers restes de la domination tartare, et il tint parole. Le système des tsars trouva en lui la première de ces personnifications qui se manifestèrent fréquemment après l’avènement des Romanof. Les boyards furent renversés comme un obstacle à la centralisation du pouvoir. Novgorod fut détruite, non-seulement comme foyer d’opposition, mais comme un centre d’où l’influence polonaise menaçait d’agir contre la Russie. Tartares, Suédois, Lithuaniens, Polonais, tous les ennemis de l’empire naissant trouvèrent Ivan prêt à les combattre. En même temps des savans, des artistes étaient appelés par ce prince intelligent pour initier les populations russes aux secrets des civilisations plus avancées. La Russie, sous ce joug de fer, fut préparée à une vie nouvelle. Le terrible tsar laissa son pays épuisé, mais considérablement accru en territoire et en force militaire.

Le règne d’Ivan fut suivi d’une période orageuse, dont tout l’intérêt se résume dans la lutte de la Russie et de la Pologne. Ivan IV avait tué de sa propre main son fils aîné dans un accès de sauvage colère, et non de propos délibéré, comme le fit plus tard Pierre le Grand. Ce crime devait avoir pour sa dynastie de funestes conséquences. Il lui fallut léguer le trône à son autre fils, Féodor, tellement incapable, qu’Ivan se vit obligé, en mourant, de le placer sous la tutelle de trois boyards. Ceux-ci se souvinrent de la guerre que leur avait faite le père de Féodor, et on vit bientôt s’éteindre avec ce prince imbécile, confié à de tels protecteurs, la dynastie de Rourik, qui avait pendant plus de sept siècles représenté le pouvoir absolu en Russie. Les Polonais jugèrent le moment venu de soumettre leurs anciens ennemis, et les plus cruelles épreuves inaugurèrent l’ère de combats et de troubles que devait clore l’élection du premier Romanof.

Sigismond III occupait le trône de Pologne au moment où s’éteignait la dynastie de Rourik. C’est sous la conduite de ce prince et avec l’assistance des Cosaques encore indépendans que les Polonais pénétrèrent en Russie. Ils s’emparèrent de Moscou, qu’ils traitèrent à la façon des Tartares, et se firent bientôt un parti nombreux, surtout parmi les boyards moscovites. Cette caste, qui à tout prendre formait l’élite de la nation russe et constituait le seul contre-poids du pouvoir souverain, apparaît à toutes les époques de l’histoire de Russie sous un aspect vraiment indéfinissable : ambitieuse jusqu’à la révolte ou à la trahison, énergique parfois jusqu’à l’héroïsme, puis servile jusqu’à la bassesse. Sous la domination tartare, on voit les boyards tantôt appuyer la rébellion d’un prince mécontent, tantôt l’aller dénoncer à la Grande-Horde et le livrer aux vengeances du khan. À l’époque de l’invasion polonaise, à peine la ville de Moscou est-elle aux mains de l’ennemi, ils envoient une députation au roi Sigismond pour offrir la couronne de Russie à son fils Vladislas, et le métropolite Philarète, l’ancêtre des Romanof, figure dans cette ambassade. Il est vrai que, n’ayant pu s’entendre avec les Polonais sur la question religieuse, les principaux membres de la députation furent retenus prisonniers. Les autres, plus dociles, retournèrent à Moscou pour favoriser par leurs intrigues l’établissement de la domination polonaise. Sigisniond se voyait entouré, dans son camp devant Smolensk, de seigneurs russes qui sollicitaient honteusement ses largesses. Le territoire russe était partagé, avant d’être conquis, à ces hommes qui se disputaient devant le chef d’une invasion étrangère les dépouilles de leur patrie[16]. Le sentiment national s’était complètement éteint dans cette caste, qui devait étonner ses compatriotes par tous les contrastes. Alors même que les boyards prétendaient résister aux troupes de Sigismond, ils ne trouvaient rien de mieux que de lui opposer une autre puissance étrangère. Ils demandaient à Charles IX de Suède un de ses fils, pour le couronner au lieu du fils de Sigismond. L’affaire se traitait à Novgorod, asservie et déchue depuis les terribles coups que lui avait portés Ivan IV. Les Suédois assiégeaient Novgorod, commandés par un Français, Pont de La Gardie ; mais pendant les négociations celui-ci trouva plus simple de surprendre la ville, gouvernée par deux boyards, et de s’en emparer. Le chef militaire, le boyard Boutourline, voyant l’ennemi dans la place, se garda bien de combattre : il courut avec quelques compagnons d’aventure au quartier marchand, pilla les boutiques, et s’enfuit. L’autre boyard s’empressa de capituler.

La Russie semblait, en présence de l’invasion polonaise, frappée de cet abattement étrange qui l’avait livrée deux siècles auparavant à la domination tartare. Cette fois encore cependant, un glorieux réveil succéda à une période d’affaissement sans exemple. Au moment même où la Russie semblait tombée le plus bas, elle touchait à l’époque la plus belle de son histoire. Un petit bourgeois de Nijni-Novgorod (sur le Volga), Cosme Minine, boucher de profession, prit l’initiative de la résistance à l’ennemi vainqueur. Un vaste soulèvement s’organisa. La Russie avait en quelque sorte trouvé sa Jeanne d’Arc. Cosme Minine avait déjà porté les armes pour la défense du pays, et frémissait de le voir à deux doigts de sa perte. Il assemble ses parens, ses amis : aucun sacrifice ne devait coûter aux Russes, disait-il, pour payer des troupes et mettre à leur tête un habile général. Son appel patriotique est favorablement accueilli par ses concitoyens. Minine se rend aussitôt près du prince Pojarski, chef patriote qui, à peine remis de ses blessures reçues au massacre de Moscou, accepta la proposition du boucher de Nijni-Novgorod. Il lève une armée qui se grossit rapidement à mesure que Minine procure les fonds nécessaires pour la bien payer. Les Polonais et leurs partisans, prévoyant la portée de cette insurrection, veulent forcer le patriarche Hermogène d’écrire à Pojarski pour le détourner de son entreprise. Le pontife s’y refuse avec indignation, s’écriant : Qui donc sauvera la Russie ? C’est alors qu’on le fit mourir. Mais déjà Pojarski, accueilli partout comme un sauveur, marche de victoire en victoire. Les nobles accourent sous ses drapeaux, les marchands lui apportent de riches contributions. Le boucher Minine combat aux côtés du prince. Les Polonais sont battus devant Moscou ; les boyards traîtres à leur patrie, qui se sont renfermés dans cette capitale, sont forcés de se rendre, et bientôt l’armée polonaise elle-même, en pleine déroute, évacue la Russie.

C’est là certes un beau mouvement, mais un acte plus remarquable encore peut-être vint attester combien avait retrouvé de puissance en ce moment parmi les Russes le sentiment de l’indépendance nationale. La Russie était affranchie, il s’agissait de lui donner un gouvernement, et qui choisirait le souverain ? La nation même, représentée par des états-généraux convoqués à Moscou. Les grands rassemblés dans cette ville firent annoncer dans tout l’empire que la patrie était délivrée de l’oppression des étrangers. Les états se réunirent dans la capitale pour procéder à l’élection d’un tsar. L’assemblée était composée des boyards, des voïvodes, des nobles et enfans-boyards des villes (ces diverses classes représentant la haute et la petite noblesse), puis des marchands, des bourgeois et des propriétaires de biens-fonds. Le nombre, de ces députés n’était pas fixé, et les villes avaient le droit de choisir et d’envoyer tous ceux qui leur semblaient mériter leur confiance[17]. Telle est l’assemblée qui en 1613 élut tsar le jeune Michel Romanof, le chef de la dynastie actuellement régnante, qui, parmi les premiers faits mémorables de son histoire, compte l’avènement d’un prince appelé au trône par le suffrage de ses concitoyens.

L’élection du tsar Michel Romanof est le dernier acte de liberté qui ait été exercé en Russie. À partir de cette époque, le pouvoir que nous avons suivi à travers toutes les périodes de sa laborieuse formation est désormais constitué. Il a trouvé sa voie, il n’en déviera plus. L’autocratie va succéder à ce mélange de despotisme et d’indépendance qui avait caractérisé jusqu’alors les institutions russes. C’est Pierre le Grand qui accomplira la grande transformation préparée par l’avènement de Michel Romanof ; c’est lui qui formulera la double politique des tsars vis-à-vis de la Russie et vis-à-vis de l’Europe. Il nous reste à juger dans ses applications récentes le système dont les premiers temps de l’histoire russe nous ont montré la loi d’existence et de développement.

Aug. Picard
  1. M. Tegoborski, répondant dans cette Revue même à M. Léon Faucher ; voyez la livraison du 15 novembre 1854.
  2. Lorsque Saint-Pétersbourg fut fondée, les bois de construction et de chauffage, qui y étaient amenés par la Neva, provenaient des bords les plus voisins de ce fleuve ou des rives du lac Ladoga. En 1826, le général du génie Destrème m’assurait qu’à cette époque déjà l’approvisionnement de bois de la capitale lui arrivait des affluens secondaires de la Neva et du lac ; bientôt, ajoutait-il, les bords de ces affluens se trouveraient dépouillés, et il faudrait recourir à des moyens de transport par terre qui accroîtraient les frais et élèveraient peut-être les prix dans une proportion énorme.
  3. En indiquant cet obstacle qui s’oppose au développement de la population en Russie, je suppose, bien entendu, cette population renfermée dans ses frontières naturelles. Les conditions de ce développement varient d’ailleurs en Russie même. Dans les régions du Dnieper et du Volga, où la population est très clairsemée et la terre cultivable surabondante, l’accroissement annuel est de 2 a 3 pour 100, et continuera tant qu’il y aura disproportion entre l’étendue des terres à céréales et le chiffre des habitans. Dans le nord de la Russie, où les hommes sont déjà plus serrés, où le climat est d’ailleurs moins favorable, la progression est beaucoup moins rapide, et ira toujours en se ralentissant.
  4. On a décoré du nom de Suisse russe le groupe des collines de Valdaï. Parsemées de blocs erratiques, ces collines s’élèvent entre Novgorod et Saint- Pétersbourg dans la région qui parait être le point de partage des eaux de la Russie européenne. Il est inutile d’ajouter que ces hauteurs insignifiantes ne justifient nullement l’ambitieuse dénomination que leur donne la vanité nationale.
  5. Les Russes ont eu des poètes éminens, quoique visiblement dominés par le mouvement des littératures étrangères. Ce qui leur fait surtout défaut, c’est la capacité scientifique. La vie intellectuelle ne réside réellement pas dans l’élément russe proprement dit, mais dans une population à demi étrangère de mœurs ou d’origine. Nous avons nous-même parcouru la Russie dans tous les sens, ayant toujours eu l’occasion de converser en allemand ou en français plutôt qu’en russe. Le seul savant mathématicien qu’ait produit la Russie, Ostrogradsky, n’était pas un Russe, mais un Petit-Russien ou sang mêlé.
  6. Du Pape, tome II, livre III.
  7. Le général Protasof, que le grand-duc Michel saluait en plaisantant du titre de votre sainteté.
  8. Quand l’intérêt politique l’exige, le prêtre russe adresse par ordre des allocutions aux paysans on aux soldats, comme on l’a vu dans la guerre actuelle. Il fait alors pour l’empereur ce qu’il ne fait pas pour Dieu.
  9. Le nom de Nov-gorod sighifie ville neuve.
  10. Au point de partage des eaux.
  11. Un fait cité par Lévèque dans son Histoire de Russie montre à quoi degré de civilisation l’état de Novgorod était arrivé an commencement du XIIIe siècle. « En 1228, Iaroslaf, prince de Novgorod, demandait aux citoyens de Pieskof (ou Pskof, ville libre, annexe de Novgorod) leur secours contre la ville de Riga, nouvellement fondée, et qu’il voulait détruire. Les habitans de Pskof étaient en relations de commerce avec le peuple qu’on menaçait. Ils liront au prince cette réponse que le patriarche Nicon a conservée dans sa chronique : « Tu es prudent, tu sais que tous les hommes sont frères ; chrétiens et infidèles, nous ne sommes qu’une même famille. Il ne faut pas faire la guerre à ceux qui ne partagent pas notre croyance, ni prendre sur nous de punir leurs erreurs. Il est bien plus sage de vivre en paix avec eux : alors ils chériront notre douceur et nos vertus, ils en seront touchés, et de l’amitié qu’ils concevront pour nous ils passeront à l’amour de notre religion. » Ce langage fit impression sur les citoyens de Novgorod, qui refusèrent de se prêter aux vues ambitieuses de leur prince. » Cela se passait au temps où la guerre des Albigeois désolait une partie de la France, et où les papes excitaient l’Europe à s’armer contre l’empereur Frédéric II, accusé d’hérésie.
  12. Il ne fut plus question de ces Polovtsis après l’invasion tartare. Les conquérans de la Russie refoulèrent les peuplades de la steppe en même temps qu’ils asservissaient les habitans du pays. Cependant, si le nom des Polovtsis a disparu de l’histoire, on est fondé à croire que les populations aujourd’hui désignées sous le nom de Cosaques ne sont autres que les restes de cette nation belliqueuse et pillarde, dont elles occupent le territoire. Les bourgs et villages des Cosaques sont encore appelés stanitsa, mot qui signifiait campement chez les Polovtsis, et qui a gardé sa signification ancienne. Les mœurs et l’organisation militaire sont à peu près les mêmes chez les deux peuplés. Le nom de cosaque ou caïsak fut donné aux peuples de la steppe par les Tartares : il signifie vagabonds et a ainsi le même sens que la mot polotsis (coureurs des plaines). L’appellation de caïsak désigne d’ailleurs chez les Tartares divers groupes nomades de leur propre race, — les Kirghis-Caïsaks par exemple, hordes tartares qui campent au-delà de l’Oural. Mélange ou résidu de tous les nomades de la steppe, païens ou chrétiens, les Cosaques forment un trait d’union entre le Russe et le pur Tartare.
  13. En 1258, Novgorod même se refusait à payer le tribut et à subir le dénombrement des bachas ou collecteurs tartares. L’insurrection avait à sa tête un fils du grand-prince Alexandre surnommé Nevski, en souvenir d’une victoire remportée sur les Suédois près de la Néva. Alexandre accourut aussitôt, dispersa les insurgés que commandait son fils, s’efforça d’apaiser les républicains rebelles, obtint des bachas tartares qu’ils renonceraient au dénombrement de la population, et compléta le présent volontaire de la cité en y ajoutant des sommes considérables puisées dans son propre trésor. On parvint ainsi à rétablir l’ordre. On pouvait justifier dans une certaine mesure cet empressement à détourner de Novgorod la colère des Tartares ; mais le saint alla plus loin : il poursuivit et chassa de ses états celui de ses fils qui avait pris part à l’insurrection ; puis il infligea des châtimens cruels aux insurgés eux-mêmes, faisant couper aux uns le nez et les oreilles, aux autres les pieds et les mains. Pour un saint, c’était pousser un peu loin le zèle dans l’intérêt d’un maître païen ; pour un homme de guerre, c’était montrer un dévouement bien étrange à l’oppresseur de sa nation. Ainsi, dès cette époque, on remarquait chez les hommes les plus éminens de la nation russe ce mélange de grandeur et d’abaissement, d’instincts héroïques et serviles, qui depuis l’invasion tartare surtout laissa tant de traces dans son histoire.
  14. Une autre force de la Russie naissante contre ses anciens dominateurs fut la poudre à canon. L’invention de ce puissant moyen de destruction y pénétra vers 1475.
  15. Pendant la minorité d’Ivan IV, les boyards mirent au pillage le pouvoir et les finances du jeune prince. Leur insolence le disputait à leur cupidité. On voyait, suivant une lettre d’Ivan IV rapportée par un historien russe, le prince Kourbskoï, « Vassili Chouiski nonchalamment assis sur un banc, le coude et presque tout le corps appuyés sur le lit qui avait appartenu au dernier souverain, étendre insolemment les jambes et les tenir posées sur les genoux de son prince. » Plus tard Ivan IV, devenu Terrible, fit main-basse sur cette caste superbe, et les boyards auxquels il consentait à laisser la vie, en se contentant de leur faire administrer le knout sous ses yeux pour la moindre faute, se prosternaient à ses pieds après leur supplice : « Vivez, lui criaient-ils, et régnez heureusement, grand prince qui honorez de vos bontés vos fidèles sujets, et daignez les punir pour les rendre meilleurs ! »
  16. Seul, le patriarche de Moscou refusa, sous le poignard du boyard Soltikof, de signer une lettre par laquelle Sigismond était de nouveau sollicité de donner, sans conditions cette fois, son fils pour maître à la Russie. L’idée de voir une chapelle latine s’élever dans le palais des tsars affermit dans sa résistance le malheureux pontife, qu’on relégua dans une prison où on le laissa mourir de faim, car on n’aurait pas osé verser le sang d’un prêtre.
  17. La classe des paysans ne figure pas dans cette assemblée. C’est qu’elle était tombée dans le servage à la suite des révolutions politiques qui avaient sans cesse concouru à l’agrandissement du pouvoir absolu. Dans les premiers temps, il n’y avait d’autres esclaves en Russie que les prisonniers faits à la guerre. Il y eut plus tard, d’après le code de Vladimir II dit Monomaque, deux sortes de servitudes. L’esclavage plein comprenai les prisonniers de guerre ; les engngemens par contrat entraînaient une servitude temporaire qui ne pouvait en aucun cas excéder la vie du maître. Jusqu’en 1592, les paysans, sans être serfs, n’avaient point de part à la propriété foncière. La terre appartenait aux seigneurs. Les paysans donnaient à ceux-ci leur travail contre la jouissance d’une portion du sol, qu’ils employaient un jour de la semaine à cultiver, laissant au maître le reste de leur temps. Ils étaient libres toutefois de quitter la terre où ils travaillaient pour aller chercher ailleurs l’emploi de leurs bras. En 1592, le terrible règne d’Ivan IV avait passé sur la Russie. Un simple oukase de Féodor (fils d’Ivan, régnant sous la tutelle de Boris Godounof) attacha le paysan à la glèbe en lui interdisant de changer de maître et de terre. Dès-lors le servage fut établi, et des millions d’hommes devinrent la propriété de quelques-uns.