Le Gouvernement des Tsars et la société russe/02

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Le Gouvernement des Tsars et la société russe
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 12 (p. 1035-1064).
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LE


GOUVERNEMENT DES TSARS


ET


LA SOCIETE RUSSE




II.


LA RUSSIE SOUS LES ROMANOF.[1]





On a vu le pouvoir des tsars se développer et grandir à la faveur d’un ensemble de conditions physiques et morales qui ont créé à la Russie une position tristement exceptionnelle dans le monde. À dater de l’avènement des Romanof, à dater du règne de Pierre le Grand surtout, ce pouvoir se constitue, non plus seulement vis-à-vis de la Russie, mais vis-à-vis de l’Europe ; il pratique avec une audace et une énergie croissantes sa double politique, dont le but peut être formulé en deux mots : — à l’intérieur, autorité absolue ; à l’extérieur, domination universelle. L’œuvre de Pierre le Grand contient en germe toutes les tentatives menaçantes qui ont appelé de nos jours l’Europe à une lutte formidable ; mais on y pourra saisir aussi l’origine de difficultés intérieures que Pierre n’avait pas prévues, et dont il était réservé à ses successeurs de mesurer l’étendue. Définir cette œuvre, montrer comment la pensée de Pierre a été appliquée jusqu’au milieu de ce siècle, continuer en un mot jusqu’à notre temps le récit historique déjà commencé, ce sera faciliter l’intelligence d’une dernière partie de cette étude, où l’on essaiera de préciser la situation faite aujourd’hui à l’Europe et à la Russie même par l’application persistante du système des tsars.

Pierre Ier avait eu, on le sait, un précurseur, Ivan IV. Il y a une analogie singulière entre ces deux hommes, chez qui les passions barbares et les grandes qualités politiques se prêtent un mutuel appui. Les vues de Pierre, comme celles d’Ivan, dépassaient les frontières de l’empire, et si l’Europe n’était à ses yeux dans le présent qu’une école de civilisation pour son pays, dans l’avenir elle lui apparaissait comme un théâtre pour ses conquêtes. En fondant Saint-Pétersbourg (1707), il appelait l’Europe à lui par le commerce, mais il s’annonçait aussi à elle comme conquérant. Par une espèce d’intuition, Ivan IV avait déblayé le terrain et préparé les voies à l’établissement colossal dont Pierre Ier traçait le plan et posait les bases. Le danger pour l’Europe avait été créé par Ivan ; Pierre en formula la menace : ses successeurs, faibles ou forts, eurent à continuer l’œuvre.

Qu’on écoute un moment Pierre, lui-même. En 1714, il venait de vaincre les Suédois en Finlande et sur la Baltique ; il avait pris les îles d’Aland. On le vit faire une entrée triomphale à Saint-Pétersbourg et réunir autour de lui les délégués des diverses classes de son empire. « Mes frères, leur dit-il avec une joie orgueilleuse, qui de vous il y a trente ans eût pensé que vous construiriez un jour avec moi des vaisseaux sur la Baltique, que nous élèverions une ville dans cette contrée conquise par nos travaux et notre valeur, et qu’il naîtrait du sang russe tant de combattans victorieux, d’habiles navigateurs ? Qui eût pensé que nous inspirerions tant de respect aux puissances étrangères, que tant de gloire enfin nous était réservée ? Nous voyons dans l’histoire que les sciences choisirent autrefois la Grèce pour asile, que, chassées de ces belles contrées par les révolutions des âges, elles se répandirent dans l’Italie, et de là dans toutes les contrées de l’Europe. Par la négligence de nos ancêtres, elles s’arrêtèrent en Pologne, et ne purent parvenir jusqu’à nous. Les Allemands et les Polonais ont été plongés dans ces mêmes ténèbres d’ignorance où nous avons langui jusqu’à ces derniers temps. C’est par les soins de leurs souverains que leurs yeux se sont ouverts : ils ont hérité des sciences et des arts de la Grèce. Enfin notre tour est venu, si vous me secondez dans mes entreprises et si vous joignez les travaux à l’obéissance. »

Travailler et obéir, voilà ce que Pierre Ier demandait à ses sujets, en leur promettant pour récompense l’héritage de la Grèce et de Rome. On peut citer à côté de ces paroles l’acte singulier qu’on a appelé son testament, et qui, si même on lui refuse une valeur authentique, doit être accepté comme une fidèle expression de la pensée impériale. Préparer l’asservissement du monde par la civilisation russe, telle fut la volonté de Pierre. Son plan de conquête, si gigantesque qu’il fût, était moins chimérique cependant que son plan de civilisation. Il s’agissait d’élever brusquement le peuple le plus arriéré de l’Europe au niveau moral, intellectuel et matériel des peuples les plus avancés, et cela sans le concours d’une aristocratie forte et libre, sans l’appui d’un clergé indépendant, ou plutôt malgré les obstacles élevés par une aristocratie en dissolution et un clergé asservi. Le pouvoir absolu, le despotisme du corps et de la pensée étaient les seuls moyens d’action dont il sut disposer. Quel usage en fit-il, et quels résultats furent ainsi obtenus ? On va le voir.

Pierre commença par créer la chancellerie secrète pour la recherche des crimes d’état, procédant par la délation et la torture, véritable plagiat des inquisitions d’Espagne et de Venise. Il prescrivit la suppression des barbes et changea la coupe des vêtemens. Il appela des artistes, des savans, des ouvriers étrangers, en les soumettant à la discipline russe. Administration, fonctionnaires, tout, jusqu’aux uniformes, dut se modeler sur ce qui existait par-delà la frontière. La hache, le knout et la Sibérie firent justice de toute résistance. Qu’advint-il cependant ? Le sort des masses resta le même, car Pierre n’avait pas songé à l’améliorer. Ni le clergé ni la noblesse ne furent intéressés à favoriser leur progrès moral, et tout se borna ainsi à des réformes matérielles. Pierre ne demandait à la civilisation que de lui façonner des instrumens de domination plus simples et plus commodes. Il voulait un peuple moral, c’est-à-dire obéissant ; riche, c’est-à-dire qui pût payer beaucoup. Que l’on compare à cette étrange entreprise une autre tentative analogue à quelques égards, — celle de Charlemagne, qui avait aussi prétendu conquérir le monde et le civiliser par la seule action du pouvoir central. On comprendra ce qu’il y avait d’impossible dans l’idée de Pierre, en voyant quel fut le sort d’une conception bien plus haute que la sienne. Charlemagne avait été doué d’un des plus puissans génies et d’une des plus formes volontés qui se fussent manifestés parmi les hommes : son règne fut un des plus longs qu’on rencontre dans l’histoire. Le puissant empereur disposait de ressources matérielles immenses ; il obtint l’appui et le concours du pouvoir spirituel le plus actif, de l’institution religieuse la plus influente qui aient jamais dominé les esprits. S’il procéda quelquefois par la violence, il eut néanmoins au plus haut degré le sentiment et les instincts des grands moyens de civilisation, — la religion, la justice, l’instruction. Il ne fut pas seulement conquérant, il fut législateur, administrateur, justicier ; il fonda des tribunaux, des églises, des écoles. Charlemagne échoua cependant. Une impulsion unique lui paraissait suffisante pour assurer l’amélioration matérielle et morale d’une société encore inculte. À l’heure de la mort, il put reconnaître qu’il s’était trompé. C’est à des mains débiles qu’il dut laisser l’excessif pouvoir qu’avaient tenu ses mains puissantes. L’action centrale, privée de son glorieux moteur, s’affaiblit rapidement : elle finit par s’annuler, et il faillit alors suivre une marche contraire à celle de Charlemagne, c’est-à-dire entreprendre en détail ce que le grand empereur avait cru possible d’accomplir d’ensemble. Ce fut là le travail du moyen âge, ce fut l’œuvre de la féodalité, secondée par l’église, et ce fractionnement à l’infini des centres d’action concourut au progrès de la civilisation occidentale depuis l’époque carlovingienne jusqu’à Louis XI et jusqu’à Richelieu.

Cette réaction, qui, en morcelant l’impulsion donnée par Charlemagne, en développa la portée féconde et morale, — cette réaction bienfaisante manqua à la Russie. Pierre le Grand, dont les plans étaient moins praticables que ceux de Charlemagne, eut des successeurs que n’avaient pas avertis les exemples de l’histoire, et qui prétendirent continuer son œuvre, parfois en modifiant sa pensée, plus souvent en l’acceptant tout entière. L’histoire de la Russie depuis Pierre n’est autre que l’histoire même de ces essais de continuation ou de timide modification de son système. Aussi ne ferons-nous que la résumer à grands traits, car c’est la situation où ces dangereux essais ont placé l’empire russe devant l’Europe qu’il importe surtout de caractériser.

Une réaction contre l’œuvre de Pierre manqua, avons-nous dit, à la Russie. Nous nous trompions : il y eut à l’intérieur de l’empire, cinq ans après sa mort (1730), une tentative qu’on peut appeler de ce nom. Ce fut à l’avènement de l’impératrice Anne. Plusieurs grands de l’empire, et à leur tête les Dolgorouki, tentèrent de ressaisir et même d’étendre leurs anciens privilèges. En appelant au trône cette princesse, alors duchesse de Courlande, ils lui imposèrent un pacte constitutionnel qui restreignait tellement les droits de la couronne au profit d’un haut conseil de l’empire, que si le traité eût été observé, le gouvernement de la Russie fut devenu une oligarchie assez semblable à celle qui perdit la Pologne. D’après ce pacte, l’impératrice ne pouvait faire la paix ni la guerre, établir aucun impôt ni disposer d’aucune charge sans l’agrément du haut conseil. Un gentilhomme ne pouvait être puni que sur jugement régulier. Aucuns biens ne pouvaient être confisqués. L’impératrice n’avait le droit ni de disposer des terres de la couronne, ni de les aliéner ; elle n’avait pas le droit non plus de se choisir un époux ou un successeur. Anne signa tout ce qu’on voulut sans marchander ; mais, à peine arrivée à Moscou et mise en possession de ce trône acquis par transaction, elle sema à l’aide de son chancelier Osterman la division dans le conseil et le sénat. Elle obtint sans peine qu’une députation de la noblesse vint se prononcer contre les Dolgorouki, déclarant que les restrictions imposées à la couronne n’étaient que le fait d’une minorité insignifiante, tandis que l’immense majorité voulait sa souveraine indépendante. Anne s’empressa de déférer à ce vœu et déchira publiquement à Moscou l’acte qu’elle avait signé avant de quitter la Courlande, ce qui lui valut les plus vifs applaudissemens de la haute et petite noblesse, de la bourgeoisie et du peuple lui-même, qui n’y comprenait rien. Les Dolgorouki, principaux fauteurs de cette audacieuse agression contre le pouvoir absolu, furent déportés en Sibérie ; les Galitzin, leurs complices, furent bannis. Plus tard même, l’impératrice, sous l’inspiration d’un favori, le sanguinaire Biren, poussa plus loin la vengeance, et rappela les Dolgorouki pour faire instruire leur procès. Quatre de ces princes périrent écartelés sur la roue, et on décapita les autres.

Depuis la tentative des Dolgorouki jusqu’à la conspiration de 1825, il ne fut plus question de constitution en Russie. La conspiration de 1825 échoua devant le tsar Nicolas, comme la réaction des Dolgorouki avait échoué devant l’impératrice Anne. On n’écartela pas les conspirateurs, mais on en pendit six à Saint-Pétersbourg, et les autres furent ensevelis vivans dans les mines de la Sibérie. Les deux tentatives qu’Anne et Nicolas eurent à réprimer sont les seules attaques dirigées dans l’espace de cent vingt ans contre l’œuvre de Pierre[2]. En 1825, c’était une constitution républicaine qu’on prétendait substituer au système autocratique ; en 1730, c’était un gouvernement aristocratique analogue à celui de la Pologne que quelques Russes éminens rêvaient d’installer dans leur pays. Si leur plan eut réussi, le redoutable développement du pouvoir autocratique eût certainement été entravé, et l’Europe trouverait aujourd’hui la Russie moins menaçante ; mais la masse du peuple russe y eût peu gagné. Il ne s’agissait nullement en effet de rendre à la nation ses anciennes libertés, de faire revivre les institutions de Novgorod la Grande, mais de restituer aux principales familles des privilèges dont elles n’auraient sans doute usé qu’à leur profit, et peut-être même au détriment des classes inférieures. Les destins de la Russie ne permirent pas le succès de cette révolution aristocratique ; l’impulsion donnée par le fondateur de Saint-Pétersbourg était trop puissante cinq ans après sa mort pour ne pas arrêter au début même le mouvement de réaction dont l’ambition de la noblesse était la source principale

Jusqu’à Catherine à toutefois (1762-1796), Pierre n’eut que de faibles successeurs. Catherine reprit l’idée du grand tsar en s’efforçant de la décorer d’une auréole philosophique et philanthropique dont l’Europe du XVIIIe siècle fit grand bruit. Au fond, ce qui préoccupa cette princesse, plutôt allemande que slave, ce ne fut ni l’amélioration du sort de ses sujets esclaves, ni la réforme du clergé orthodoxe. Catherine n’eut qu’une pensée, conquérir et dominer : c’est au-delà des frontières de la Russie qu’elle porta constamment ses regards, c’est dans la politique extérieure qu’elle continua surtout la tradition de Pierre le Grand. On sait quelles annexions mémorables la Russie dut à ce règne fastueux. La malheureuse Pologne trahie plutôt que vaincue, la Crimée devenue un point d’appui pour des plans que l’Europe combat aujourd’hui sur ce même territoire, des empiétemens successifs en Turquie et en Perse, tels furent les résultats qui rattachèrent étroitement la politique de Catherine an système de conquête et de guerre imposé par les tsars à la Russie.

Sous le petit-fils de Catherine, Alexandre Ier, des principes plus modérés semblèrent prévaloir. Doué de sentimens plus délicats et plus honnêtes que ceux de ses prédécesseurs, Alexandre comprit dans quel état d’infériorité morale et intellectuelle se trouvait son peuple. Il s’en affligea comme homme et en rougit comme souverain. De fréquens séjours hors de son empire l’amenaient à comparer la situation de la Russie avec celle des autres états européens. Il voyait cette situation avec tristesse, presque avec désespoir. Il voulut sincèrement, et par les moyens les plus sages, travailler à la civilisation de son pays. Des essais de réforme furent tentés dans l’administration et dans le clergé. Alexandre songea même à l’émancipation des serfs. Il chercha aussi à favoriser l’influence de la civilisation occidentale dans son empire, soit en y attirant des étrangers, soit en permettant à sa noblesse d’étudier les autres pays et d’y faire de longs séjours. Ses intentions étaient bonnes, mais l’œuvre était immense, et son intelligence, malgré des qualités réelles, manquait de l’étendue et de la netteté qui conviennent à une pareille tâche. Alexandre échoua et mourut découragé, désespérant de la civilisation de la Russie et doutant de son avenir.

L’avènement de Nicolas rendit à la pensée de Pierre Ier toute son action redoutable. Concilier cette pensée avec les exigences de son temps ainsi qu’avec les forces morales et matérielles de son pays, tel fut le problème que Nicolas entreprit de résoudre, et qui pèse encore sur les destinées de la Russie. Le successeur d’Alexandre arrivait au trône à travers une conspiration dans laquelle, de près ou de loin, directement ou indirectement, avait trempé toute la haute noblesse russe. Il attribua, non sans raison peut-être, à la mollesse du gouvernement précédent cet audacieux effort, ce complot à la fois puéril et formidable, où l’on avait débattu avec un étrange sang-froid l’extermination de la famille impériale et rétablissement de la république[3]. Il se traça dès lors un plan de conduite qu’après un règne de près de trente ans des résultats nombreux permettent d’apprécier. À ce plan, fidèlement suivi par l’empereur Nicolas, deux ordres de questions se rattachent, — les unes particulières à la Russie, les autres intéressant l’Europe. Vis-à-vis de la Russie, Nicolas se donna deux tâches : — contenir la noblesse par la crainte et par les faveurs, en la privant de toute influence politique et en l’abandonnant au dissolvant naturel de la loi du partage des successions[4] ; introduire dans l’administration toutes les réformes d’une exécution facile et n’atteignant pas les prérogatives autocratiques. Vis-à-vis de l’Europe, l’intérêt du pouvoir impérial était : — d’annuler l’influence que les idées étrangères pouvaient exercer en Russie, — par conséquent de proscrire sévèrement dans la presse, dans l’enseignement et dans les mœurs toute tentative pour importer ou faire circuler certaines doctrines de liberté politique ou d’indépendance privée ; — d’empêcher les voyages et les séjours de la noblesse russe hors de l’empire, de lui fermer surtout les régions qui jouissent de cette liberté politique ou de cette indépendance d’esprit regardées à juste titre comme incompatibles avec le système des tsars. Au fond, ce plan impliquait trois choses, l’affaiblissement de la noblesse, le maintien du servage, la guerre. L’empereur, pour affaiblir la noblesse, s’interdisait les largesses d’âmes ; mais, pour compenser son annulation politique, il se condamnait à ne pas soulever la question de l’affranchissement. Puis, pour offrir un but à l’activité des classes supérieures, ainsi que pour accorder une satisfaction aux classes inférieures, la guerre devenait inévitable. C’étaient là trois conditions qui s’imposaient au tsar, et ces trois conditions, le tsar était-il en mesure de les remplir ? Aucune des trois, à vrai dire, ne s’accordait avec les légitimes exigences de la société rosse. Il n’était possible ni d’empêcher toute action des idées étrangères sur la noblesse, ni de conserver absolument l’esclavage, ni de poursuivre indéfiniment la guerre. Telle est la certitude du moins à laquelle nous sommes conduit, en interrogeant la situation présente de l’empire russe à ces trois points de vue : — état des classes supérieures et moyennes, — état des classes asservies, — ressources pour la conquête et la guerre.


II

On ne peut séparer l’une de l’autre les deux premières questions. Le sort de la noblesse russe est étroitement lié à celui des serfs. Il faut donc examiner dans quelles dispositions le gouvernement autocratique rencontre de nos jours ces deux classes, les nobles et les serfs, — à quelles nécessités sociales en un mot le système de Pierre le Grand, continué au XIXe siècle, doit se plier.

Le gouvernement des tsars, soyons juste, a compris que le servage ne pouvait être indéfiniment maintenu en Russie. D’un autre côté, il a dû reconnaître que la suppression immédiate du servage lui créerait une difficulté des plus graves. Ne pouvant recourir aux moyens extrêmes, il est entré dans la voie des palliatifs. Il a donc renoncé à livrer gratuitement, et à titre de largesse, des paysans de la couronne. C’est Catherine qui la première adopta ce principe. Le fantasque Paul s’en écarta, simplement pour contredire sa mère. Alexandre y revint et y resta fidèle, autant par philanthropie que par politique. Nicolas lit de même, et cette double situation du tsarisme — maintenant le servage pour ménager la noblesse, — cherchant ainsi à en préparer la suppression dans l’intérêt de l’aristocratie, — cette situation difficile et périlleuse n’est pas un des traits les moins singuliers de la politique intérieure de la Russie.

La suppression des largesses d’âmes[5] atteignait indirectement la classe noble, accoutumée depuis deux siècles à y trouver une compensation aux effets si pénibles pour elle de la loi de division des héritages. Le morcellement des successions privait en effet la noblesse russe de toute influence héréditaire. La fortune d’un noble russe consiste en terres et en paysans ; elle se partage à chaque génération, de telle manière qu’une faible part étant réservée pour les filles (le quatorzième, quel que soit leur nombre), le reste est distribué en parts égales entre tous les fils. Ce régime repose sur la négation du droit d’aînesse, sur l’abolition du privilège de propriété territoriale dans toute famille un peu nombreuse. Que deviendrait la pairie anglaise sous le régime du code Napoléon ? Ce que sont devenus les ducs et pairs de France. Si la noblesse russe a pu résister à ce principe actif de dissolution, cela tient à diverses causes qu’il est bon de signaler. D’abord, les héritages comprenant généralement en Russie d’immenses domaines et la population s’y développant rapidement, il a dû arriver que l’étendue de terre mise en culture et le nombre des serfs cultivateurs se sont trouvés notablement accrus à la fin de chaque génération. La dot apportée par les femmes a dû aussi contribuer à l’augmentation des biens de certaines familles. — Les largesses des empereurs et impératrices jusqu’au règne de Catherine II ont puissamment aidé à rétablir nombre de fortunes détruites, et à reconstruire des héritages déjà affaiblis par la division. La confiscation des propriétés privées dans les pays conquis, à dater du règne de Catherine, a également servi à refaire la fortune de bien des familles nobles appauvries. Si la noblesse a ainsi perdu quelques-uns des moyens vicieux qui lui étaient offerts de lutter contre le principe de dissolution contenu dans la loi des héritages, elle en a trouvé de nouveaux, — les uns inoffensifs, c’est-à-dire le développement naturel de la population des paysans appartenant à la famille, l’acquisition par mariage, la transmission de l’héritage à un fils unique, — les autres honorables, c’est-à-dire l’économie dans les dépenses des familles, trop souvent accoutumées à un luxe désordonné, l’entrée enfin d’un certain nombre de seigneurs dans la carrière industrielle. Cette situation nouvelle faite aux familles nobles a eu plusieurs conséquences par lesquelles se précise l’état actuel des propriétaires, des classes moyennes et des serfs en Russie.

Parmi les propriétaires, c’est la couronne qu’il faut nommer en première ligne. Or la couronne a accru sa puissance non-seulement par l’absorption des derniers privilèges de la noblesse et de ce qui restait d’indépendance au clergé, mais encore par le rapide accroissement du nombre de ses paysans ou serfs propres. Les paysans de la couronne, quoique fréquemment maltraités et pressurés par les intendans impériaux, et quoique plus pauvres, dans bien des provinces, que les paysans de certains seigneurs riches et généreux, se considèrent comme affranchis par ce fait seul qu’ils appartiennent à l’empereur, leur maître et le maître de tous. Il ne les vendra pas, il ne peut vouloir que leur bien-être. S’ils sont misérables, opprimés, ce n’est pas sa faute, c’est qu’il l’ignore ; mais tôt ou tard ils obtiendront de lui justice ou plutôt faveur, car l’idée de justice est encore peu répandue en Russie.

La noblesse a perdu non-seulement tout privilège politique, mais, sauf de rares exceptions, sa grande existence territoriale. On peut la diviser en trois catégories, suivant la fortune : les familles restées riches, — les nobles de fortune moyenne, — les nobles appauvris.

Les familles restées riches sont assujetties à servir pour le grade. En effet, un prince issu de Rourik (et il en reste), mais qui n’aura encore que l’épaulette de sous-lieutenant, jouira de moins de considération dans l’armée, à la cour, dans le monde russe, malgré son nom et une grande fortune, que tel petit noble, ici descendant d’un chef tartare, ou même tel fils d’un serf affranchi qui sera parvenu au grade de général, et qu’on qualifie d’excellence.

Les nobles de fortune moyenne ont à choisir entre trois genres de vie. Il en est qui gardent leurs habitudes de luxe après comme avant la division de leur fortune. Ceux-là exploitent de plus en plus leurs paysans, en attendant le moment de les vendre et de se réfugier ensuite dans quelque grade ou emploi sollicité auprès du maître. Il en est d’autres qui vivent d’économie, ce qui est dur, quoique méritoire. On dit en Russie : — Après une génération prodigue, une génération avare ! Cette vie modeste est un expédient, mais c’est la négation de tout esprit d’indépendance, l’abdication de toute prétention politique ou aristocratique. Il en est encore qui établissent des manufactures de toile ou de drap, des exploitations de mines, des fabriques de sucre de betterave, ou même qui se font banquiers et négocians. Ceux-là prennent certainement le parti le plus sage, et lorsqu’ils se mettent sérieusement au travail (ce qui n’est pas encore très commun), on peut dire qu’ils entrent dans la voie la plus honorable. Toutefois, quoique la carrière industrielle ne leur enlève pas le titre aristocratique, ils perdent en réalité le caractère de nobles. Ils s’élèvent moralement, mais ils dérogent politiquement.

Viennent enfin les nobles appauvris. Il y a des nobles de cette catégorie dans les provinces, il y en a même dans les grandes villes. Ceux des provinces se résignent à végéter dans leur dernier village, écorchant leurs derniers paysans, et réduits quelquefois à porter envie aux serfs de leurs voisins plus riches. Quant à ceux des villes, élevés au milieu du luxe et réduits à la pauvreté par la prodigalité du leur père ou par le rapide accroissement de leur famille, quelle misérable existence que la leur ! Qu’on se figure un jeune homme vain et léger, avide de jouissances, habitué à commander et à ne se refuser ni laquais nombreux, ni maîtresses, ni chevaux, ni vin de Champagne ; qu’on se figure ce jeune homme réduit à vivre de quarante ou cinquante paysans !… Pauvre gentilhomme, pauvres paysans !

D’après cette situation faite aux nobles par la couronne, on peut déjà comprendre quelle est celle des marchands et des serfs. Quant aux marchands, il y a peu de chose à en dire. Le seul fait qu’il importe de noter dans cette classe, et qui soit la conséquence du nouveau régime, c’est sa tendance à se rapprocher de la noblesse. Pendant que certains nobles entrent avec des allures quelque peu légères dans l’industrie, le marchand enrichi fait raser le menton de son fils et s’applique sournoisement à lui obtenir l’accès de la classe supérieure. Le noble industriel, s’il quitte la carrière des emplois publics, redescend à la septième classe, celle au-delà de laquelle la noblesse cesse d’être héréditaire. Le marchand qui introduit son fils comme surnuméraire dans quelque administration le fait débuter dans la quatorzième classe ; heureux le jeune homme qui s’élève jusqu’à la huitième classe, puis qui peut, à force de persévérance et de protections, franchir le terrible intervalle qui sépare celle-ci de la septième !

Les serfs russes ne peuvent être vendus qu’avec la terre, s’ils sont mariés. Aussi longtemps qu’ils ne le sont pas (et ils ne doivent se marier qu’avec l’assentiment du maître), ils peuvent être vendus isolément, filles et garçons. Il suffit que le maître les qualifie de gens de maison, pour qu’à ce titre il puisse disposer d’eux contre argent, comme d’un cheval, d’une vache ou d’un chien. Aussi le paysan russe a-t-il toujours hâte de marier ses enfans, et ceux-ci aspirent-ils de très bonne heure au mariage. La grande ambition des jeunes gens des deux sexes, c’est d’être serfs, et ils ont bien raison, car tant qu’ils ne le sont pas, tant qu’ils sont gens de maison, ils sont esclaves. N’être qu’une chose et devenir un homme même asservi, c’est un progrès ! A la vérité, le seigneur est intéressé, de son côté, à marier de bonne heure les paysans, puisque c’est à dater du mariage qu’ils lui paient une redevance, soit en argent, soit en nature. Néanmoins leur sort dépend uniquement de la situation du noble. Si celui-ci est pressé d’argent, il préférera un billet de 1,000 francs à un accroissement de revenu de 50 francs, et dans ce cas le jeune homme sera vendu ; il y a des jours de marché pour cela. Si le seigneur est riche ou si c’est un homme rangé, on marie le paysan, et on lui assigne son lot à défricher, sa rente à payer. Cette rente n’est pas toujours considérable. Il y a en Russie des familles riches, possédant des terres fertiles, et qui ne prélèvent sur leurs paysans qu’une redevance minime, presque insignifiante. Des hommes généreux, parmi leurs ancêtres, se sont volontairement imposé la loi de ne jamais augmenter les charges de leurs paysans, et les fils ont religieusement suivi cette tradition de bienfaisance et de désintéressement. C’est dans ces domaines privilégiés qu’on rencontre des paysans enrichis, des demeures de serfs ornées de colonnades de plâtre. Ce ne sont pas ces seigneurs si humains qui vendraient leurs jeunes esclaves : ils en appellent quelquefois des centaines pour le service domestique de leurs habitations princières à Saint-Pétersbourg ou à Moscou ; mais dès que ces jeunes gens sont en âge de se marier, le maître défère ordinairement à leur vœu et les renvoie par couples au village, où ils vont grossir le nombre des colons.

Il semble que sur ces terres et parmi ces populations placées dans des conditions si favorables (malheureusement exceptionnelles), la servitude ne puisse présenter aucun de ses aspects hideux. Hélas ! il est des institutions vicieuses que rien ne peut corriger, et voici ce qui arrive, non pas exclusivement sur ces heureux domaines, mais là plus souvent qu’ailleurs. Le père de famille qui s’enrichit en cultivant avec les siens un lot déterminé, une étendue de terre limitée, calcule qu’il lui serait facile d’en exploiter davantage et que son profit annuel s’en accroîtrait en proportion. Son fils aîné est en service à Moscou, chez le prince : quand il reviendra, il s’établira pour son propre compte, et il n’y aura pas à partager avec lui ; mais son second fils n’a que dix ans : s’il peut le faire admettre comme bon à marier, il obtiendra un lot de terre pour ce nouveau colon, et l’exploitera à son profit jusqu’à ce que celui-ci soit en état de le cultiver lui-même. Il le propose donc à l’intendant du bon seigneur, comme un jeune homme à pourvoir. L’intendant, qui a des terres disponibles et qui ne voit dans ce mariage précoce que l’accroissement de revenu qui en résultera pour son maître, n’a garde d’élever la moindre objection. Quant au pope ou prêtre qui doit consacrer le mariage, il est parfaitement aux ordres du seigneur, de l’intendant et de tout colon qui veut bien lui faire un cadeau pour l’eau-de-vie (na vodkou), en sus du casuel alloué pour la cérémonie. Le mariage de l’enfant est célébré sans difficulté. Toutefois, si l’époux n’est pas nubile, l’épouse l’est ordinairement ; elle entre dans la famille, et en attendant que son mari grandisse, c’est le beau-père qui le remplace auprès d’elle, et de ces rapports incestueux, de ces ménages sans nom, il résulte qu’à peine le jeune mari a-t-il de la barbe, il se voit déjà entouré d’enfans ayant toutes leurs dents. Il ne se plaint pas, car dans quelques années il agira lui-même, comme a fait son père, et l’on conçoit que sa femme n’y trouvera pas à redire, l’usage lui étant connu par expérience et les profits qu’il rapporte lui tenant lieu de moralité. Je ne saurais dire si cette promiscuité systématique est plus ou moins révoltante que celle des esclaves noirs. Je regrette d’ajouter qu’il est impossible que le seigneur ignore ce qui se passe dans ses domaines ; au lieu de le tolérer et d’en percevoir sa part de profits, peut-être ferait-il mieux d’augmenter la redevance annuelle de ses paysans, en leur assignant des lots de terre plus étendus.

Quant à ceux qui vendent leurs jeunes paysans, ils ont trouvé un nouveau débouché à mesure que les manufactures se sont multipliées et que les marchands ont obtenu l’autorisation d’acheter des centaines et des milliers d’âmes pour en faire des ouvriers de fabrique. Ces achats, ayant pour but d’acquérir l’homme sans la terre, ont donné une bien plus grande activité à ce commerce d’esclaves que lorsqu’il ne s’agissait que de serviteurs domestiques. En outre, pour le peuplement de la steppe et d’autres contrées incultes, il s’opère journellement des déplacemens partiels de population dans lesquels les liens de famille sont aussi rudement froissés que dans le trafic des esclaves noirs en Amérique. Combien de jeunes paysans russes sont subitement enlevés sous un prétexte ou sous l’autre, et pour toujours, à l’affection de leurs parens et à leur premier amour ! combien de jeunes filles arrachées à la tendresse maternelle et à celle de leur fiancé, pour être livrées aux caprices d’une maîtresse fantasque ou cruelle, ou pour assouvir la fantaisie de quelque jeune débauché ou de quelque vieux libertin !

Les paysans russes peuvent ainsi se diviser en trois classes : — un certain nombre de paysans satisfaits sous le rapport matériel, parce qu’ils appartiennent à des maîtres riches et généreux et qu’ils cultivent de bonnes terres très modérément taxées, mais qui ne peuvent, quel que soit l’accroissement de leur pécule, contraindre le maître à les affranchir ;

D’autres paysans, en plus grand nombre, lourdement taxés et sévèrement exploités, mais se tirant encore d’affaire à force d’industrie et de privations ;

Enfin une immense majorité de paysans misérables, pressurés, opprimés, torturés de cent façons, résignés jusqu’à l’abrutissement et pourtant dignes d’une profonde pitié, car en cet état d’abjection ils sont encore bien supérieurs à la race noire, dont la pitié de l’Europe a obtenu l’affranchissement.

Qu’a donc produit la bonne volonté du gouvernement ? qu’a donc fait la sollicitude de certains seigneurs pour les serfs ? Leur condition matérielle s’est améliorée sans doute, mais leur condition sociale a été sans cesse en empirant. On les a vus d’abord colons, exclus du droit de propriété, mais libres de leurs personnes ; ensuite serfs attachés à la glèbe, fixés sur le sol qu’ils cultivaient, et arbitrairement taxés ; puis serfs obligés de céder leurs enfans comme esclaves en tant que gens de maison, puis encore serfs ouvriers de fabrique, et toujours arbitrairement taxés ; enfin serfs transportables, comme colons, à de grandes distances, sur des terres incultes et ingrates, sous des climats à eux inconnus, loin de leurs habitudes et de leurs souvenirs, se transformant ainsi de plus en plus de serfs en esclaves !

Quel système de gouvernement une pareille situation imposait-elle, en plein XIXe siècle, aux hommes assis sur le trône de Pierre le Grand et de Catherine ? Nous avons déjà dit quelle avait été la politique de la couronne vis-à-vis des nobles et des serfs : — affaiblir les uns en supprimant les largesses d’âmes, — améliorer le sort des autres, en renonçant toutefois à une émancipation immédiate. Une étude plus attentive des divers élémens de la société russe eût mis le gouvernement russe sur la voie d’une politique plus libérale et plus intelligente. Au lieu de s’épuiser en vains efforts pour exécuter le testament de Pierre le Grand en dépit des progrès accomplis et des difficultés survenues, ne valait-il pas mieux se placer résolument sous l’empire de nécessités nouvelles, transformer une œuvre impossible sans songer à l’achever ? Le duc de Raguse, envoyé par Charles X pour assister au couronnement du tsar Nicolas, s’écria un jour après une entrevue avec ce prince : « C’est Pierre le Grand civilisé ! » Le mot fit fortune, mais ce n’était malheureusement qu’une flatterie. Il indiquait cependant au pouvoir impérial la vraie direction qu’il pouvait suivre.

Si Pierre Ier a mérité le surnom de grand, c’est pour avoir tenté de civiliser la Russie ; ce n’est point pour lui avoir tracé un chimérique programme de conquêtes. Ses grands travaux publics, ses réformes administratives, ses guerres en tant que destinées à développer la Russie dans ses limites naturelles, toute cette partie du programme de Pierre a droit à nos éloges. Quant à ses rêves de conquête indéfinie, d’éducation d’un peuple par l’absolutisme, toute cette conception étrange, reprise de nos jours avec acharnement, est au contraire radicalement vicieuse. Au lieu d’épouser le préjugé russe, le devoir du tsar Nicolas était de tourner ses yeux sur les portions les plus civilisées de son empire, d’y prendre son point d’appui, pour procéder à cette œuvre, si délicate et si ardue de la transformation du système autocratique. Ce qui le poussa dans une autre voie, ce fut, nous le savons, l’enthousiasme qu’il vit éclater à son avènement, non parmi la foule suspecte des courtisans, mais dans le peuple russe lui-même. On comprend jusqu’à un certain point qu’il ait un moment cru devoir s’assurer un auxiliaire en acceptant quelques-uns des rêves de ce pauvre peuple, si dévoué de corps et d’âme à son empereur, et n’ayant que lui pour providence ! Au bruit des acclamations populaires, que Nicolas se soit senti russe, qu’il ait subi alors l’ascendant du parti national à l’exclusion de toute autre influence, — c’est un fait qui n’a rien que d’explicable. Ce qui est sévèrement répréhensible, c’est d’avoir persisté de sang-froid dans une marche dont il était aisé de reconnaître les périls ; c’est d’avoir adopté le préjugé russe comme une règle immuable, d’avoir fait succéder le parti pris à un entraînement naturel. En présence d’une population composée de Russes proprement dits[6], de Polonais, de Finnois, de Courlandais, il eût fallu prendre pour point de départ des progrès à accomplir l’état social moyen des trois derniers groupes qui représentaient dans l’empire le plus haut degré de civilisation, améliorer l’état social de la portion polonaise, finnoise et germanique de la Russie, puis accélérer dans le même sens le mouvement progressif de la portion russe. En d’autres termes, élever les Russes au niveau des Allemands, Finnois et Polonais, telle était la tâche à remplir. Nicolas fit malheureusement tout le contraire, et, entraîné par son patriotisme moscovite, il prétendit abaisser les races les plus intelligentes au niveau de la race la moins avancée. Sa politique intérieure fut dès-lors hérissée d’obstacles, et l’application de son système eut pour conséquence naturelle d’étendre sur le lit de Procuste une moitié des populations gouvernées par le tsarisme.

Dès les premières années de son règne, et sans provocation, Nicolas Ier commença par supprimer, au mépris des traités[7], tous les privilèges, toutes les franchises des populations germaniques et scandinaves qui dépendaient de l’empire, et par les soumettre complètement au régime russe. Plus tard, il profita de l’insurrection de la Pologne (en 1831) pour abolir la constitution concédée par Alexandre à ce pays sous la garantie du congrès de Vienne, et pour substituer au code Napoléon, jusque-là conservé dans le royaume de Pologne, les lois civiles de l’empire russe. Enfin, dans une partie de la Pologne et de la Lithuanie, il contraignit les uniates ou grecs unis à l’église romaine à méconnaître la voix de leur conscience religieuse en renonçant à leur culte, en acceptant pour directeurs, au lieu des évêques et des prêtres fidèles à la doctrine traditionnelle, des évêques et des prêtres russes, en qui ils n’avaient aucune confiance et qui leur inspiraient de l’aversion. Tels furent les actes qu’entraîna l’adoption d’un système de politique intérieure destiné à faire prévaloir sans exception le régime russe, même dans les parties de l’empire dotées d’institutions conformes à une civilisation plus avancée. Décidé à s’appuyer sur ce qu’il regardait comme le vrai parti russe, l’empereur Nicolas lui donna les gages d’un dévouement qui ne recula ni devant le mépris des traités, ni devant les conséquences d’une intervention tyrannique dans les matières du culte et de la foi. Une fatale méprise sur la destinée et sur les intérêts de ses peuples entraîna dès-lors dans une série de fautes et de violences inouïes un prince animé d’intentions généreuses, fils et époux de vertueuses princesses allemandes, doué d’un esprit élevé, dont l’éducation et les conseils d’hommes éminens avaient de bonne heure mûri les qualités. Comment expliquer de telles contradictions ? Par ce système russe dont l’empereur Nicolas se fit l’aveugle instrument. Civiliser par l’action d’un pouvoir sans limites, ici fut le rêve qui l’obséda et qui devait le perdre. Tandis qu’à l’occident la civilisation était l’œuvre et l’honneur des forces collectives, le système autocratique prétendait s’en faire en Russie le seul dispensateur, et réclamait à ce titre une obéissance absolue. Que devait-il arriver ? Partout ailleurs la législation civile et pénale était améliorée, les droits et la liberté des citoyens étaient étendus ; tout en s’entourant de garanties plus nombreuses, la justice se simplifiait. En Russie, Nicolas Ier, comme Catherine II, ne réussissait qu’à doter son pays de lois informes et souvent contradictoires : procédure ruineuse et sans publicité, pénalité barbare, vénalité du corps judiciaire, tyrannie de la police, aucun de ces abus ne disparaissait. Le sort des serfs, malgré les bonnes intentions de l’empereur, était de plus en plus assimilé au plein esclavage ; leur état moral ne faisait qu’empirer. On peut donc affirmer qu’à l’intérieur de la Russie le système de Pierre Ier est aujourd’hui jugé par ses effets. Aujourd’hui, comme à la mort de Pierre, il reste au gouvernement de cet empire une classe supérieure à moraliser, une classe moyenne à éclairer, une classe inférieure à affranchir. Les moyens de civilisation introduits il y a deux siècles en Russie étant condamnés par une si décisive expérience, le gouvernement russe ne peut-il reconnaître qu’il s’est trompé, revenir sur ses pas et chercher le progrès de son pays dans une autre voie ?


III

La même politique qui, sur le territoire de la Russie, s’est investie d’une autorité illimitée, semble revendiquer la suprématie en Europe. Si le servage et l’ignorance sont les conditions du système autocratique à l’intérieur, la guerre et la conquête sont ses conditions d’existence et de développement au dehors. On sait comment il a rempli les unes ; il faut se demander s’il peut remplir les autres. Puisque nous parlons de guerre et de conquête, c’est de force matérielle qu’il s’agit, et c’est à ce seul point de vue que nous examinerons un moment l’état de la Russie, comparé à celui des autres pays de l’Europe.

La Russie possède incontestablement un puissant système militaire, mais les informateurs les plus dignes de foi ont constamment et notablement varié sur le chiffre qu’ils attribuaient à l’armée russe et aux dépenses qu’elle entraînait annuellement. Un publiciste accrédité[8] assurait, il y a plusieurs mois, que l’armés russe, déjà forte de huit à neuf cent mille hommes, serait prochainement portée à douze cent cinquante mille, et que la dépense, étant en moyenne de 400 francs par homme et par an, s’élèverait ainsi à 500 millions de francs après cet accroissement. Il n’a pas dit si ce chiffre comprenait la solde du haut état-major, les frais du matériel et le surcroît des charges provenant de l’état de guerre. Néanmoins ces données ont une sorte de valeur officielle, et il faut reconnaître qu’elles diffèrent essentiellement de ce que le public croyait jusqu’à ce jour savoir sur ce point. On s’en convaincra par les indications recueillies antérieurement à celles du publiciste russe. En 1820, Busse, dans son Journal historique et politique de la Russie, portait le chiffre de cette armée, sur le pied de paix, à un million trente-neuf mille cent dix-sept hommes, y compris l’armée polonaise pour cinquante mille hommes. Hassel, dans ses Tables statistiques publiées à Weimar en 1826, se bornait à reproduire ces chiffres. L’auteur des Élémens de statistique et de la science d’état[9], le président Malchus, indiquait pour le pied de paix six cent dix mille hommes seulement, et pour le pied de guerre un million huit cent mille hommes. La différence entre les données extrêmes de ces calculs est considérable ; elle va jusqu’à quatre cent vingt-six mille hommes. On n’était pas mieux d’accord sur les dépenses de cette armée, et tandis que Hassel les évaluait à 22,500,000 fl. (monnaie de convention), soit par homme une dépense moyenne annuelle de 59 francs 15 centimes, ou une dépense quotidienne de 16 centimes, l’empereur Nicolas accusait même un chiffre inférieur, lorsqu’on présentant sur la place du Kremlin au duc de Raguse, le jour de son couronnement, un grenadier de sa garde armé de pied en cap, il lui disait à voix haute : Cela me coûte 15 centimes par jour ! Le maréchal ne répondit pas, mais sur sa mobile et intelligente physionomie on put lire plus d’étonnement peut-être que d’admiration. L’évaluation impériale représentait une dépense annuelle de 54 francs 76 centimes par homme !

Évidemment les données récemment fournies par M. Tegoborski sont plus admissibles que les calculs dont nous venons de signaler les nombreux désaccords. D’après ces données, c’est une dépense quotidienne de 1 franc 10 centimes par homme qui devrait servir de base aux évaluations générales sur les dépenses de l’armée russe. Même en admettant qu’il y ait là encore quelque exagération intéressée, on peut sans difficulté accorder ce fait : que l’armée russe est plus nombreuse et moins coûteuse que celle d’aucun état de l’Europe. Reste à examiner quelle est sa valeur morale ; mais en présence des événemens qui se poursuivent, cet examen est-il nécessaire, et des résultats considérables n’ont-ils pas déjà répondu ? Tant que l’armée russe a rencontré devant elle soit des populations asiatiques, comme en Perse, soit des insurgés très inférieurs en nombre, en matériel de guerre et en ressources financières, comme en Hongrie et en Pologne, la lutte a dû se terminer à son avantage ; mais en présence de nations civilisées, la supériorité du nombre ne peut tenir lieu de cette autre supériorité qu’assure l’intelligence appliquée à l’art militaire, ainsi qu’au perfectionnement des armes et des engins de guerre. L’armée russe a beau être nombreuse et pourvue d’un puissant matériel, elle a beau porter devant l’ennemi une résignation, une persévérance proportionnées aux plus rudes épreuves : la loi qui a toujours fait prévaloir la force intelligente sur la force aveugle, — les Anglais sur les Afghans, les Français sur les Arabes, les Russes eux-mêmes sur les Persans, — cette loi trouve dans la lutte actuelle une nouvelle occasion de s’appliquer, et la Russie doit regretter dès ce moment d’avoir provoqué une si éclatante expérience.

Outre l’armée, la Russie a, nous le savons, deux forces défensives dont il faut tenir compte : le climat et les distances. Contre la guerre d’invasion, ce sont là, sans contredit, des armes redoutables ; mais l’empire n’en a pas moins ses parties vulnérables, que la guerre maritime est surtout appelée à découvrir, et dont elle a déjà su atteindre quelques-unes. Il reste donc établi que la puissance militaire de la Russie, même avec la supériorité du nombre, même avec un entretien des moins coûteux, reste encore inférieure à la tâche gigantesque pour laquelle l’ambition des tsars l’a désignée.

La puissance militaire n’est pas la seule base du système autocratique appliqué à la conquête : la puissance financière a aussi sa place à tenir dans ce grand effort. Nous devons donc examiner les ressources de la Russie en argent, comme nous venons de compter ses ressources en hommes. Cette partie de notre étude est facilitée par des travaux dont les lecteurs de la Revue n’ont pas certainement perdu la mémoire[10]. Il n’y a point à revenir sur une discussion aujourd’hui terminée, et qui, en atténuant sur quelques points les propositions énoncées par M. Faucher, les a laissé subsister pleines de force dans leur ensemble. Ce qui nous est acquis, ce que nous voulons surtout mettre en lumière, ce sont les données nouvelles qu’on peut tirer, malgré des réticences habilement calculées, des chiffres et des appréciations de M. Tegoborski.

Évaluées à 340 millions de francs il y a trente ans par Hassel et Malchus, les recettes de la Russie ne dépassaient pas il y a quinze ans, suivant l’écrivain russe, 655 millions de francs (163 millions 781,000 roubles jusqu’en 1839). Il y a deux ans, en 1853, suivant le même publiciste, ces recettes se seraient élevées à 897 millions 232,000 francs (224,308,000 roubles). Dans ce même budget, les dépenses de l’armée, pour un effectif d’environ neuf cent mille hommes, figuraient pour 336,800,000 francs, et celles de la marine pour 57,000,000 francs, — ensemble 394,400,000 francs. Avec une augmentation éventuelle de l’armée de terre, pouvant nécessiter une dépense de 200 millions (450,000 hommes ajoutés à l’armée de terre), le budget militaire de 1854 devait donc atteindre à 594 millions. M. Tegoborski admettait que ce chiffre pourrait être dépassé, et il est évident en effet que les dépenses militaires en temps de guerre ne comprennent pas seulement l’entretien de l’effectif, mais les frais de troupes en marche, de matériel, de munitions, etc. L’écrivain russe ne propose aucun chiffre pour ce chapitre : nous croyons ne rien exagérer en évaluant cette nouvelle source de dépenses à 100 millions, — ce qui porterait les dépenses totales de la Russie pour 1854 à une somme de 1,200 millions.

Le chiffre normal des recettes en 1853 étant de 897,232,000 fr. d’après M. Tegoborski, et suivant lui la diminution des recettes en 1854 devant être au maximum de 57 millions de fr., le revenu de la Russie serait réduit en somme ronde à 840 millions. En tenant compte de ressources nouvelles obtenues par une émission de billets de série assurant un accroissement de recettes de 60 millions, en tenant compte aussi du produit de l’emprunt russe[11] pour 100 millions, d’un prélèvement sur les biens du clergé et des dons volontaires pour 100 millions, on arrive à compléter, en regard d’une dépense prévue de 1,200 millions, un revenu de 1,100 millions pour la première armée de la guerre soutenue par la Russie. C’est donc un déficit de 100 millions pour une première campagne, — déficit inférieur à celui que prévoyait M. Léon Faucher, mais qui, à la fin de 1855, atteindra des proportions bien plus considérables. Il n’est pas possible en effet d’accepter comme fondées pour cette année les prévisions qui ajoutent aux 840 millions de recettes ordinaires pour 1854 160 millions de recettes extraordinaires. Ces ressources extraordinaires ne pourront atteindre que la somme ronde de 60 millions au plus, et le chiffre total, réduit à 300 millions, créera pour 1855 un déficit de 300 millions, auquel il faudra pourvoir par l’emprunt, ou par l’impôt, à moins de l’ajouter à la dette flottante. Voyons ce que ces moyens ont de praticable, en commençant par l’emprunt et la dette flottante.

La dette consolidée de la Russie ne dépassait pas 1,600 millions de francs avant le dernier emprunt, qui, n’ayant pas été rempli intégralement, ne doit pas l’avoir accrue de plus de 100 millions. « Une aggravation de la dette russe de 1 ou 2 milliards de francs pendant la durée de la guerre ne serait point, a-t-on dit, en disproportion avec les ressources de l’empire. » Que le gouvernement russe s’estime solvable pour telle somme que ce soit, là n’est point la question : ce qui est certain, c’est que les capitaux étrangers ont refusé de s’engager dans l’emprunt russe au commencement de la guerre pour une somme de 200 millions. Comment donc supposer qu’une fois la guerre engagée et malheureuse, ils s’y engageront pour deux milliards ? Sans doute la Russie trouverait à emprunter des centaines de millions pour les travaux de la paix ; mais pour élever des forteresses, pour entretenir la guerre, il est permis de douter qu’elle trouve du crédit en Europe.

La ressource de l’emprunt au dehors lui étant refusée, s’adressera-t-elle aux capitaux nationaux, c’est-à-dire à la dette flottante ? Mais quelle assistance le gouvernement russe pourrait-il trouver dans ce mode d’emprunt à courte échéance ? Même en admettant les réductions proposées par M. Tegoborski dans les chiffres de M. Léon Faucher, la dette flottante parait tendue, en Russie, à un degré presque incroyable. Outre la portion de la dette flottante qui consiste dans la circulation de billets de série et qui ne s’élève qu’à 300 millions de francs (75 millions de roubles) suivant M. Tegoborski, il y a la circulation du papier-monnaie, ou billets de crédit, représentant 800 millions, non autrement garantis que parle crédit de l’état[12], et qui, ajoutés à la dette représentée par les billets de série, forme un total de 1,100 millions. Ce chiure, déjà excessif, est loin cependant de représenter toute la dette flottante russe. Il existe dans l’empire, sous la garantie expresse du gouvernement, des établissemens de crédit, — lombards, banques et autres, — débiteurs d’une masse de capitaux déposés en compte-courant a 4 pour 100 par année, s’élevant ensemble, suivant le rapport du ministre des finances russe, au 1er janvier 1853, à 806,683,233 roubles, ou 3,224, 332,932 francs, immédiatement exigibles. Et cette somme énorme ne se trouve représentée, dans les divers établissemens dont nous parlons, que par des titres de placemens, la plupart hypothécaires, dont la valeur n’est réalisable qu’à longs termes et par annuités. Comme l’a très bien dit M. Faucher, ces établissemens « prêtent en dette fondée et empruntent en dette flottante, » de telle sorte que si tous les créanciers réclamaient à la fois le remboursement de leurs dépôts, les débiteurs directs se trouvant hors d’état d’y faire face, il y aurait aussitôt recours en garantie contre le gouvernement, qui serait tenu d’y pourvoir[13].

La conséquence irréfutable d’un ici état de choses, c’est que le gouvernement ne peut demander un surcroît de ressources financières ni à l’emprunt ni à la dette flottante. Reste l’impôt. C’est avec ce dernier expédient financier qu’il s’agit de parer à un déficit qui était de 100 millions de francs à la fin de 1854, et qui doit s’accroître de 300 millions au moins par chaque nouvelle année de guerre.

Selon le publiciste russe dont nous prenons les données pour base, « la matière imposable est loin d’être épuisée en Russie comme dans beaucoup d’autres pays. » Le tabac rapporte moins de 12 millions de francs, le sel en produit moins de 40, les patentes n’en fournissent que 16, — d’où l’on conclut que ces matières peuvent être aisément surtaxées et rendre plus à l’état. Ce raisonnement est-il fondé ?

La consommation du tabac est moins répandue en Russie qu’en Allemagne, en France et en Espagne, surtout parmi les classes inférieures, chez qui elle diminuerait rapidement, si le prix en était exhaussé par une aggravation de l’impôt qui la frappe. On peut croire que la plus forte partie du produit actuel de cet impôt provient de l’importation des cigares de La Havane, consommés par les classes riches et déjà lourdement taxés. En somme, il serait difficile d’obtenir par une taxation nouvelle le double du produit actuel, c’est-à-dire un surcroît de revenu de 10 à 12 millions de francs.

Le sel au contraire est surtout consommé par le pauvre paysan, qui le trouve déjà bien cher. Une augmentation d’impôt sur cet article de première nécessité serait donc impopulaire au plus haut degré. Il serait impolitique, sinon imprudent, de chercher à en retirer autre chose qu’un surcroît de revenu équivalent à celui de l’article précédent, c’est-à-dire 10 ou 12 millions de francs.

Quant aux patentes, si elles ne rapportent qu’une modique somme, ce n’est pas qu’elles soient faiblement taxées en Russie ; elles y sont au contraire fort lourdes, mais l’impôt ne pèse que sur les banquiers, manufacturiers, négocians et marchands proprement dits. Cette classe étant peu nombreuse comparativement aux états où l’industrie est plus développée, c’est cette infériorité numérique, et non pas la modicité des cotes, qui explique le faible chiffre du produit. Pour l’élever notablement, il faudrait étendre la taxe aux moyennes et infimes catégories de travailleurs qui la supportent dans d’autres pays ; mais cette mesure serait difficilement applicable : elle aggraverait le sort de plusieurs millions de trafiquans, la plupart serfs, et dont la condition touche déjà à la misère. Admettons toutefois que par extension ou élévation de la taxe des patentes on arrivât à en doubler le produit en temps de guerre. Le total de ces pénibles accroissemens de revenu tirés de l’impôt des tabacs, de celui du sel, de celui des patentes, serait de 36 à 40 millions de francs ; il y aurait à peine de quoi couvrir le déficit de la douane, évalué à 24 millions de francs pour 1854, et qui a dû aussi s’aggraver notablement en 1855. Ce ne sont point là, on le voit, des ressources sérieuses. Les présenter comme telles, ajouter que « en quatorze ans, de 1839 à 1853, les recettes ordinaires du budget russe ont offert un accroissement de plus de 36 pour 100 sans aucune augmentation des impôts existans, » c’est vouloir donner le change sur la réalité d’une situation dont il nous reste à montrer un des côtés les plus graves.

La principale source du revenu public en Russie est la ferme du débit des boissons, ou, suivant l’expression usuelle, la ferme de l’eau-de-vie. Ce produit net forme le tiers des recettes totales. Les contrats entre le gouvernement et les traitans de cette ferme productive sont périodiquement renouvelés à des époques assez rapprochées. Or, si dans le cours de quatorze années (de 1839 à 1853) ces contrats ont été renouvelés plusieurs fois, et chaque fois avec des augmentations considérables au profit du gouvernement, si pour obtenir ces augmentations le ministre a accordé aux traitans de nouvelles conditions d’où résulte une surcharge réelle pour les consommateurs, ces actes de gouvernement, cette série d’opérations de plus en plus onéreuses pour le public payant constituent une véritable aggravation de l’impôt. Ne pas tenir compte de cette circonstance des contrats aggravés, c’est, nous le répétons, commettre une grande erreur. Cela est évident pour qui sait qu’avant la période de 1839-53, le produit annuel de la ferme des boissons n’avait pas dépassé 200 millions, et qu’il s’est élevé (d’après les évaluations de M. Tegoborski) à 328 millions pendant cette période. Répondra-t-on qu’au renouvellement des contrats, le gouvernement n’a pas haussé le prix de vente de la boisson ? C’est possible, mais l’exhaussement du prix de vente n’était pas le seul moyen qui s’offrît d’aggraver l’impôt. Il en est d’autres que le gouvernement russe a adoptés. L’on va voir s’il est permis de le contester et si l’accroissement du produit obtenu sur cet article principal des recettes du pays signifie autre chose que l’exploitation odieuse d’un vice qui exerce la plus triste influence sur l’état moral du peuple russe.

L’impôt sur les boissons existe dans maint état civilisé. On ne saurait donc être choqué de voir un des chapitres du budget misse porter ce titre : impôt des boissons. Malheureusement l’analogie n’est ici que dans les mots. En Angleterre et en France, cet impôt s’applique plutôt à des boissons alimentaires, le vin, la bière et le cidre, qu’à des boissons enivrantes et fortement alcoolisées. D’ailleurs, puisqu’il en élève le prix et en gêne la circulation, on ne saurait lui reprocher de favoriser l’ivrognerie. Si ce vice existe, c’est malgré l’impôt, et non par lui. En Russie, il n’existe d’autre boisson alimentaire que le kvass, espèce de bière fabriquée dans les ménages au moyen de farine fermentée et non soumise à l’impôt. Quant à l’eau-de-vie russe appelée vodki, c’est le produit de la distillation du grain, et quoiqu’elle soit beaucoup moins chargée d’alcool que l’eau-de-vie de France, elle n’en constitue pas moins une liqueur enivrante, dont l’usage habituel devient mortel pour le corps, et agit non moins tristement sur l’esprit, sur les mœurs populaires. Le privilège exclusif de la fabrication et du débit de cette odieuse boisson est payé à l’état par les traitans ou fermiers au prix annuel, pour tout l’empire, de 328 millions de francs (chiffre de 1853). Dans ces compagnies fermières sont intéressés, à titre d’actionnaires, une foule de gentilshommes ou seigneurs qui en retirent de grands profits. Ces bénéfices sont d’autant plus élevés, que le débit de l’eau-de-vie est plus considérable. Les compagnies se trouvent donc directement intéressées à favoriser et à propager les habitudes d’ivrognerie dans toutes les classes de consommateurs. L’état s’y trouve intéressé lui-même, puisqu’il chaque renouvellement des contrats de ferme il élève les prix de concession en proportion du gain réalisé par les compagnies pendant la période expirée, c’est-à-dire en raison de l’accroissement du débit de la liqueur fatale, ou des progrès du vice parmi le peuple. Il ne conviendrait donc pas plus à l’une qu’à l’autre des parties contractantes d’élever le prix de l’eau-de-vie, car le renchérissement tendrait à en restreindre la consommation. Le but commun est d’accroître les profits respectifs par l’extension du débit, et, pour employer une expression vulgaire, de se rattraper sur la quantité. Aussi le gouvernement ne refuse-t-il jamais son concours aux compagnies fermières qui lui demandent de leur faciliter un accroissement de revenu. Autrefois le nombre des kabaks ou débits d’eau-de-vie était l’unité dans chaque village, dans chaque quartier de ville, en vue de restreindre l’ivrognerie. À la demande des compagnies, ce nombre a été accru successivement, et aujourd’hui il est illimité. Par mesure d’ordre, les kabaks étaient jadis fermés à dix heures du soir ; sous la même influence, la fermeture a été reculée jusqu’à onze heures, puis jusqu’à minuit, puis enfin on a toléré qu’ils restassent ouverts toute la nuit. Dans les fêtes publiques ou votives, dans les rassemblemens champêtres, la ferme de l’eau-de-vie a été de tout temps autorisée à établir sous une vaste tente un débit éphémère, à l’usage des mougiks, et ces tentes se multiplient aujourd’hui à ici point que nul ne peut échapper à la tentation, C’est en pleine paix que tous ces développemens ont été donnés à un coupable trafic, dont les funestes effets ne peuvent être ignorés du gouvernement[14].

Maintenant qu’on connaît la situation du peuple russe envisagé comme matière imposable, nous n’aurons pas à développer beaucoup la conclusion que l’on peut en tirer. On peut l’exprimer en trois points. — Il n’y a pas de comparaison possible entre les ressources de la matière imposable des pays libres et celles de la même matière dans un pays qui ne l’est pas. — Lorsqu’un impôt est immoral de sa nature et par ses effets, un accroissement de produit, fût-il de 40 pour 100 en quatorze ans, n’en est que plus déplorable. — Enfin les ressources de l’impôt sont en ce~moment bien près d’être taries pour la Russie, aussi bien que celles de l’emprunt et de la dette flottante.

Telles sont les impossibilités que rencontre le système autocratique, — à l’intérieur dans ses tentatives de civilisation par la force, — à l’extérieur dans la voie des conquêtes. Plaçons-nous maintenant au lendemain de la guerre, dont nous venons de montrer le dénouement probable. À quelles conditions une nouvelle ère pourrait elle s’ouvrir pour la Russie et pour l’Europe ? Sans espérer résoudre une si haute question, on peut du moins l’examiner.


IV

La rentrée de la Russie dans le système pacifique entraînerait deux ordres de conséquences, les unes européennes, les autres spéciales à la Russie même. Les premières évidemment dominent les secondes, et doivent nous occuper d’abord.

Parmi les grands intérêts engagés dans la lutte actuelle, il en est deux auxquels la paix devra assurer une complète satisfaction : l’intérêt d’équilibre européen et l’intérêt de la civilisation et des idées occidentales, dont l’Europe doit tenir à faire prévaloir l’influence en Orient. Il est enfin un troisième intérêt sur lequel il importe d’éveiller l’attention générale. Une des forces de la Russie dont nous n’avons rien dit encore, c’est la supériorité de ce pays sur les autres parties de l’Europe comme producteur de céréales. Comment affranchir l’Europe de cette dépendance ? Tant que les besoins de l’alimentation la feront tributaire de la Russie, le système dont nous avons montré les côtés chimériques gardera des chances d’action trop réelles. Ainsi, outre le problème d’équilibre européen, d’influence occidentale ; en Orient, la lutte avec la Russie soulève une question alimentaire des plus graves, et trois ordres de faits devront préoccuper les puissances occidentales, si le dénoûment de la lutte actuelle est ici qu’il leur appartienne de dicter les conditions d’une paix durable : — les faits politiques, — les intérêts moraux, — les faits économiques.

Nous ne dirons qu’un mot des deux premiers ordres de faits. Ce serait s’éloigner du cadre de cette étude que de discuter les bases du nouvel équilibre qui pourrait succéder en Europe au système établi par le congrès de Vienne, et qui sera subordonné à des chances dont nul ne peut prévoir encore l’étendue. Ce qui paraît acquis dès ce moment, c’est la possibilité de continuer, à l’occident et au midi de l’Europe, le système d’alliances dont les premières bases sont jetées par l’union de la France, de l’Angleterre et du Piémont, et de former ainsi un édifice assez puissant pour résister à toute tentative de domination panslaviste. Le panslavisme russe consiste, on le sait, dans l’union de tous les rameaux de la race slave, des populations grecques et catholiques de cette race, en vue de la conquête du monde. À cette conception doivent répondre l’accord des races latine et germanique, le rapprochement des nations catholiques et protestantes. — Que les intérêts slaves finissent eux-mêmes par abdiquer ou modifier leur caractère exclusif, et l’Europe se trouvera partagée en trois groupes dont le concert couronnerait dignement l’œuvre de notre siècle : — à l’est les Slaves, à l’occident, au centre et au midi les nations latines et germaniques. Cette conception de l’Europe chrétienne travaillant avec une ardeur nouvelle, par l’union de ses trois grandes races, au développement de toutes ses forces, cette conception d’ordre et de paix, si lointaine qu’on en suppose la réalisation, vaut bien la conception panslaviste des Russes, empruntée aux insurgés polonais de 1831 et accommodée par l’empereur Nicolas aux exigences du système absolutiste. Pour les Polonais, le panslavisme signifiait l’émancipation de tous les peuples d’origine slave obtenue par une entente commune. Pour le tsar, il ne s’agissait au contraire que de rallier d’abord sous son protectorat, et plus tard apparemment sous son empire, tous les rameaux de la race slave. Une fusion était impossible sur cette base entre des populations séparées par les intérêts religieux. Là seulement où la conformité de race s’unissait à la communauté de religion, le panslavisme russe avait quelque chance de succès, et même chez les Serbes et les Monténégrins, à la fois Slaves d’origine et grecs de religion, la sympathie pour l’alliance russe contre le Turc ne pouvait aller jusqu’à la soumission volontaire au régime autocratique.

En Orient, c’est une tâche de conservation que l’Europe aurait surtout à remplir. L’introduction du principe de tolérance dans les rapports entre nations musulmanes et chrétiennes assure à celles-ci un ascendant pacifique dont les bienfaisans effets n’en sont plus à se révéler. Les rapports entre l’Europe et l’Asie n’ont consisté pendant longtemps qu’en luttes sanglantes. Depuis plus d’un siècle cependant, la nation appelée surtout à représenter le mahométisme vis-à-vis de l’Europe comme vis-à-vis de l’Asie, cette nation est entrée dans une voie nouvelle. Les deux civilisations, chrétienne et musulmane, se sont trouvées assez longtemps en présence l’une de l’autre pour que la première réussît à exercer quelque action sur la seconde. Les plus intelligens parmi les musulmans ne méconnaissent pas la supériorité du système chrétien. Ils comprennent qu’il n’y a de salut, pour l’empire des descendans du prophète, que dans l’adoption de certaines institutions et de certaines découvertes de cette civilisation chrétienne qu’ils ont combattue avec fureur, et qui maintenant les déborde de toutes parts. On a commencé par imiter l’institution militaire de l’Occident, puis on a étudié ses sciences, on s’est approprié même son mécanisme financier. Aujourd’hui l’action des mœurs et des idées pénètre à son tour dans l’empire où de premiers emprunts lui ont frayé la voie. Quel que soit l’avenir de cette réforme, qu’elle s’accomplisse par la Turquie même ou avec l’aide de l’Europe, une des conséquences de la lutte commencée sera de hâter l’époque où la civilisation occidentale comptera en Orient des forces et des adeptes de plus.

Les intérêts politiques et moraux étant satisfaits, les uns par l’établissement d’un nouvel équilibre européen, les autres par l’extension de l’influence occidentale en Orient, reste le troisième ordre d’intérêts dont nous avons parlé, — les intérêts matériels, qu’il faut garantir contre la supériorité de l’état russe comme producteur de céréales. Ici, la question économique est liée à une grave question politique et à l’ordre nouveau que l’établissement du système pacifique pourrait créer en Russie même.

La Russie est le seul pays en Europe (et le second dans le monde) où la production des denrées alimentaires, notamment des céréales, se développe plus rapidement que la masse de la population. D’immenses étendues de terres vierges, fécondées par les plus simples procédés de culture, y produisent sans engrais des récoltes surabondantes et presque toujours assurées, soit qu’une épaisse couche de neige les abrite contre les atteintes d’un froid excessif, soit que la présence prolongée du soleil sur l’horizon pendant les interminables jours d’été leur fournisse en un temps plus court la somme de chaleur nécessaire à leur développement et à leur maturité. S’il est reconnu que grâce à ces circonstances les moyens de subsistance de la Russie doivent s’accroître longtemps encore dans une proportion supérieure à l’accroissement de sa population, deux conséquences importantes de ce fait peuvent être signalées dès à présent. Tous les autres pays de cette partie du monde où les alimens ne peuvent plus être produits dans un semblable rapport avec le mouvement de la population, et où par conséquent les disettes tendent à devenir de plus en plus fréquentes, se verront obligés, à des époques de plus en plus rapprochées, de recourir à la Russie pour obtenir, sur ses excédans, la somme de céréales propre à combler le vide de leurs récoltes insuffisantes. Il dépendra donc de l’empereur de Russie d’affamer l’Europe par un ukase de prohibition à la sortie des grains chaque fois qu’une disette affligera l’Occident, et lors même que cette denrée surabonderait sur son propre territoire. — D’autre part, aussi longtemps que cette surabondance d’alimens sera l’état normal de cet empire, il faut s’attendre à voir sa population se multiplier et s’accroître dans une proportion incomparablement plus forte que celle d’aucune autre partie de l’Europe, assurant ainsi à la Russie une redoutable augmentation de forces matérielles incivilisées, et obligeant tous les autres états au maintien d’un coûteux établissement militaire. Tels sont les deux faits incontestables qui résultent de la surabondance des céréales en Russie[15].

Qu’on suppose ce développement illimité de production alimentaire se continuant jusqu’à la fin du siècle. La population russe, qui sous l’influence de cette production a presque doublé en cinquante ans, aura, si la même loi de progression ne cesse pas de s’appliquer, atteint le chiffre de 130 millions. Une telle perspective est d’autant plus redoutable, que les accroissemens de population dans le reste de l’Europe paraissent plutôt tendre à se ralentir, soit en raison de causes naturelles, soit par le développement des émigrations. Il y a là un danger très réel, s’il n’est pas imminent, et puisqu’une grande guerre se poursuit en ce moment pour assurer l’établissement d’un meilleur ordre européen, l’idée de ce danger devra être présente à ceux qui stipuleront les conditions de la paix future.

Serait-il possible d’imposer à l’empereur de Russie ou à ses successeurs l’obligation absolue de permettre la libre exportation des céréales, lorsque, dans une notable partie de l’Europe, le commerce des grains est encore soumis à diverses restrictions ? Une telle prétention ne peut guère être soutenue.

Peut-on soustraire à la domination de la Russie les territoires d’où dépend surtout sa force productive ? Peut-on modifier du moins les liens qui les rattachent à cet empire et en font un instrument dangereux d’un pouvoir dont l’Europe connaît aujourd’hui les plans ? C’est envisagée ainsi que la question économique soulevée par la puissance agricole de la Russie se transforme en question politique, car les territoires dont il s’agit sont en grande partie ceux de la Pologne.

Aujourd’hui province russe, l’ancienne Pologne fournit la plupart des excédans de récolte au moyen desquels nous comblons le déficit de nos disettes périodiques. C’est en Pologne, bien plus qu’en Russie, que la production alimentaire surabonde et peut être livrée en grandes masses à l’étranger. Les blés importés d’Odessa et de Riga sont connus dans nos ports sous le nom de Blés de Pologne. Quant aux blés russes proprement dits, provenant de la mer d’Azof et de la Mer-Blanche, ils ne sont pas à dédaigner sans doute ; mais la prohibition de cette denrée pourrait être prévue sans trop d’inquiétude, si l’Europe occidentale était assurée de recevoir, au moment de ses besoins, les blés de Pologne, ajoutés à ceux des principautés danubiennes et du Levant.

La grande question économique des subsistances en Europe se trouvera donc tranchée le jour où la question politique soulevée par l’état actuel de la Pologne aura pu être résolue. Qu’on imagine ce vaste et fertile territoire rendu à un régime sympathique pour la civilisation, ouvert à la colonisation occidentale, aux flots d’émigrans qui de l’Allemagne et de la Suisse se dirigent aujourd’hui sur le Nouveau-Monde. Une des plus belles parties de l’Europe orientale reprendra ainsi son véritable rôle ; le plateau de l’est, au lieu de devenir un poste avancé du système russe contre l’Occident, garantira l’Europe contre les épreuves de la disette, aussi bien que contre les menaces de l’invasion.

Tournons-nous vers la Russie maintenant, et en admettant que du côté de l’Europe occidentale, le système des tsars rencontrât de solides barrières, les véritables intérêts de cet empire seraient-ils bien compromis ? N’est-il pas évident au contraire que ce système est en opposition ouverte avec le progrès matériel comme avec le progrès moral des populations russes ? La paix étant conclue sur des bases qui limiteraient l’action extérieure de ce système, son action intérieure serait par là même allégée, et ce serait peut-être à la Russie, on va s’en convaincre, de s’en féliciter la première.

Au moment où le gouvernement russe rentrera dans l’ordre d’idées où le vrai sentiment de sa mission devrait l’appeler, il ne manquera pas de sonder dans toute son étendue l’imperfection de son état social et politique. Il aura devant lui une vaste perspective de réformes intérieures, auxquelles l’extension de limites rêvée par ses souverains créait un obstacle désormais disparu. Que fera-t-il ? La noblesse, perdant tout espoir de s’enrichir par les guerres, réclamera des compensations qui ne pourront, lui être accordées qu’aux dépens du pouvoir autocratique. Que l’empereur se résigne à des concessions, elle en exigera bientôt de nouvelles, C’est alors que le gouvernement autocratique devra se transformer ; mais, pour prix de ses concessions politiques, il pourra imposer à la noblesse une réforme non moins importante que celle du système politique qui régit l’empire ; nous voulons parler de l’affranchissement des serfs. Que le gouvernement ne perde pas de vue cette nécessité de l’affranchissement ! L’amélioration morale de la Russie sera la condition de la politique nouvelle qu’il devra suivre après la paix, et le premier pas vers cette amélioration est évidemment la suppression du servage. Pour le gouvernement russe, obligé de procéder ainsi à la transformation sociale de son empire, mieux vaudrait n’avoir à opérer que sur un territoire restreint, à agir sur une population moins considérable, mais homogène, dévouée en raison de la communauté de race, de langue, de religion, que d’avoir à exécuter cette réforme immense en face de peuples divers, sujets douteux et sourdement hostiles. De son côté, la nation russe, dégagée de tout mélange perturbateur, cheminerait plus librement dans les voies qui lui sont tracées par sa situation, ses besoins et ses facultés, et pourrait améliorer ses institutions au sein de la paix, en se modelant de son mieux sur les nations plus avancées.

Il reste d’ailleurs à la Russie un vaste champ d’expériences où elle pourra poursuivre l’application du système de conquête, sans danger pour les améliorations intérieures qui lui seraient acquises, comme sans menace pour l’Europe. Il est dans le nord de l’Asie de grands territoires où une œuvre de colonisation pacifique réclame son activité, où elle peut déployer une énergie féconde dans le double travail de la culture et du peuplement. Du côté de l’Europe aussi, la Russie peut ouvrir à son commerce des voies nouvelles. La Mer-Noire, sous un régime de paix et de liberté, semble en effet devoir acquérir une importance capitale pour l’industrie européenne. Le commerce russe y descendrait par le Volga et le Don, aisément réunis, — celui de l’Allemagne par le Danube, et Galatz deviendrait un jour la rivale de Trieste. La Crimée enfin cesserait d’être une menace pour Constantinople, et deviendrait l’entrepôt général de l’Europe dans ses rapports commerciaux avec l’Asie centrale.

Est-il besoin de faire remarquer que nos regards se portent ici sur un horizon bien lointain ? Arrivé au terme de cette étude, nous ne pouvions nous abstenir cependant de faire entrevoir quelques-unes des conséquences qu’aurait le système de paix pour la Russie, après avoir consacré nos efforts à montrer ce qu’y a produit le système de guerre. Notre but a été d’opposer les vrais intérêts de la Russie à la politique du tsarisme. On a vu comment s’était formée cette politique, dont Ivan IV, après l’expulsion des Tartares, concevait la première idée, dont Pierre Ier arrêtait le plan, dont Catherine II hâtait les progrès, et dont l’Europe combat aujourd’hui les manifestations dernières. Il est inutile d’insister sur ce qu’a de redoutable l’établissement russe dans ses limites actuelles. Ce qu’il importerait surtout d’obtenir, c’est que la guerre ne servît pas uniquement à l’Europe occidentale, c’est qu’elle préparât pour l’Europe du nord l’établissement d’un système où la Russie, rendue à son domaine naturel, trouverait la véritable garantie de son progrès moral et de son développement matériel.


Aug. PICARD.
  1. Voyez la première partie dans la livraison du 15 novembre.
  2. Ce caractère d’attaque contre le système impérial ne peut être reconnu aux révolutions de palais si fréquentes en Russie. Entre la tentative constitutionnelle de 1730 et celle de 1825, il y eut trois empereurs poignardés ou étranglés, Ivan VI, Pierre III et Paul Ier. C’est la noblesse surtout qui apparaît en première ligne dans ces drames politiques, qui se succèdent sans modifier le système de Pierre Ier. Aussi l’effort des souverains tend-il à la satisfaire et à l’enrichir. Catherine II, après le partage de la Pologne, livre aux seigneurs moscovites les biens des seigneurs polonais. Cette noblesse, autrefois si turbulente, et qui, en s’éclairant graduellement, eût dû élever ses prétentions, finit ainsi par prendre patience et par accepter, au lieu d’un rôle plus digne, la vie brillante et frivole que lui assuraient les largesses impériales.
  3. C’est le gouvernement lui-même qui révéla les plans de 1825 dans le Rapport de la Commission d’enquête qui fut imprimé en français à Saint-Pétersbourg (1826). L’affaire fut instruite et jugée à huis-clos, sans qu’aucun accusé pût se procurer un défenseur ni communiquer avec un parent ou un ami. Les conspirateurs de 1825 furent exécutés dans l’ombre et le silence. On dit que l’empereur en interrogea lui-même quelques-uns, et l’impression qu’il garda de leur langage a certainement exercé nue grave influence sur tout son règne.
  4. L’action de ce dissolvant ne devait être aidée par aucune mesure agressive, mais en même temps elle ne devait point être ralentie par des largesses d’âmes, et l’empereur, s’abstenant de donner des serfs aux nobles, devait ne rien négliger pour accroître le nombre des serfs de la couronne.
  5. Cette abolition rappelle un peu l’abolition de la traite, comme premier acte d’un système tendant à supprimer complètement l’esclavage.
  6. La population de l’empire russe comprend : 1° des Russes proprement dits ou anciens Moscovites avec les groupes annexes des Petits-Russxiens et des Cosaques, — tous grecs, la plupart serfs ; — 2° des Polonais et Lithuaniens, de race slave, mais parlant des langues différentes, catholiques romains ou grecs unis, les uns serfs affranchis ou en voie de l’être, les autres libres ; — 3° des Finnois, de race Scandinave, protestons et libres ; — 4° des Courlandais, de race germanique, protestans et libres.
  7. Capitulation de Riga en 1710, paix de Nystad en 1721, — en ce qui concerne la Livonie et l’Esthonie. — Concession spontanée de Catherine II en 1795 en ce qui touche la Courlande. — Et quant à la Finlande, manifeste d’Alexandre en 1809, renouvelé en 1816, confirmé par Nicolas en 1826.
  8. M. Tegnborski.
  9. Statistik und Staatenkunde, ouvrage publié à Stuttgart en 1826.
  10. Voyez, sur les Finances de la guerre, les études de M. Léon Faucher., ancien ministre de l’intérieur, et un écrit de M. Tegoborski, répondant comme publiciste russe à M. Faucher, livraisons du 15 août et du 15 novembre 1854.
  11. M. Tegoborski avoue que les circonstances n’étaient pas favorables à cet emprunt, et que les souscriptions avaient éprouvé quelques interruptions momentanées.
  12. Suivant M. Tegoborski, la circulation du papier-monnaie à la fin de septembre 1854 était île 345,927,000 roubles ; le dépôt monétaire de la forteresse de Saint-Pétersbourg était de 146,867 ; 000 roubles ; le découvert était ainsi de 199,064,000 roubles.
  13. M. Tegohorski, parmi les argumens qu’il présente contre la possibilité d’une demande subite de remboursement, cite la confiance dont jouissent les établissemens dépositaires. Si robuste qu’elle soit, cette confiance ne saurait être à toute épreuve. Il écarte de la dette flottante les dépôts appartenant à des établissemens publics, institutions et corporations placées sous la totale du gouvernement. Avec ces réductions, le chiffre de la dette tomberait à 3 milliards 200 millions de francs, et resterait encore effrayant. Remarquons en outre que la somme des dépôts a été très peu accrue en 1854, et qu’elle ne comprenait pas les dépôts du royaume de Pologne, s’élevant a 138 millions de francs.
  14. Ils le sont si peu, que la police s’est mise en mesure d’y parer ; mais le remède n’est pas moins hideux que le mal. Dans les fêtes champêtres qui ont lien dans la belle saison autour des grandes villes, la police fait creuser à portée de la principale tente de l’eau-de-vie une vaste fosse, profonde de un à deux mètres. Quand vient le soir, les mougiks, abreuvés d’eau-de-vie jusqu’à leur dernier kopeck, tombent par centaines le long de la route. La police arrive alors, et des Cosaques, saisissant ces malheureux par la nuque ou par les jambes, les jettent pêle-mêle dans la fosse destinée à leur servir de gîte nocturne. Le lendemain, la police revient sur les lieux, des coups de bâton réveillent les dormeurs, font marcher les retardataires. Quelquefois aussi, au milieu de ces corps entassés, on trouve des cadavres ; alors on les enterre !
  15. Aux États-Unis, nous le savons, la production alimentaire est aussi supérieure au mouvement de la population ; mais de la part d’une nation qui se gouverne elle-même, on n’a guère à redouter des prohibitions hostiles toutes les fois que des prix élevés appelleront ses grains en Europe. Néanmoins on ne peut attendre de ce côté ni immédiatement, ni dans des temps très prochains, des excédans assez considérables pour remplir, en cas de disette, le vide que produirait sur nos marchés l’absence des envois de grains de la Mer-Noire et de la Baltique. La population américaine se livre en effet moins exclusivement aux travaux agricoles que la population russe ; les cultures tropicales font concurrence sur son territoire aux cultures de céréales, et il ne faut pas oublier que les États-Unis ont à approvisionner d’autres contrées que l’Europe, notamment l’Amérique du Sud.