Le Grand Chef des Aucas/Chapitre 1

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LE
GRAND CHEF DES AUCAS




I

LE CHAPARRAL


Pendant mon dernier séjour en Amérique, le hasard, ou plutôt ma bonne étoile, me fit lier connaissance avec un de ces chasseurs, ou coureurs des bois, dont le type a été immortalisé par Cooper dans son poétique personnage de Bas de cuir.

Voici dans quelle étrange circonstance Dieu nous plaça en face l’un de l’autre :

Vers la fin de juillet 1885, j’avais quitté Galveston, dont je redoutais les fièvres, mortelles pour les Européens, avec le projet de visiter la partie N.-O. du Texas, que je ne connaissais pas encore.

Un proverbe espagnol dit quelque part : mas vale andar solo que mal accompañado, mieux vaut aller seul que mal accompagné.

Comme tous les proverbes, celui-ci possède un certain fond de vérité, surtout en Amérique, où l’on est exposé à chaque instant à rencontrer des coquins de toutes les couleurs qui, grâce à leurs dehors séduisants, vous charment, captent votre confiance, et en profitent sans remords à la première occasion, pour vous détrousser et vous assassiner.

J’avais fait mon profit du proverbe, et, en vieux routier des prairies, comme je ne voyais autour de moi personne qui m’inspirât assez de sympathie pour en faire mon compagnon de voyage, je m’étais bravement mis en route seul, revêtu du pittoresque costume des habitants du pays, armé jusqu’aux dents, et monté sur un excellent cheval demi-sauvage, qui m’avait coûté vingt-cinq piastres ; prix énorme pour ces contrées, où les chevaux sont presque à rien.

Je m’en allais donc insoucieusement, vivant de la vie du nomade, si pleine d’attraits ; tantôt m’arrêtant dans une tolderia, tantôt campant dans le désert, chassant les fauves, et m’enfonçant de plus en plus dans des régions inconnues.

J’avais, de cette façon, traversé sans encombre, Frédéricksburg, le lano Braunfels, et je venais de quitter Castroville, pour me rendre à Quihi.

De même que tous les villages hispano-américains, Castroville est une misérable agglomération de cabanes ruinées, coupée à angles droits par des rues obstruées de mauvaises herbes qui y poussent en liberté, et cachent des multitudes de fourmis, de reptiles, et même de lapins d’une petite espèce, qui partent sous les pieds des rares passants.

Le pueblo est borné à l’ouest par la Médina, mince filet d’eau presque à sec dans les grandes chaleurs, et à l’est par des collines boisées, dont le vert sombre tranche agréablement à l’horizon sur le bleu pâle du ciel.

Je m’étais chargé à Galveston d’une lettre pour un habitant de Castroville.

Le digne homme, dans ce village, vivait comme le rat de la Fontaine au fond de son fromage de Hollande. Charmé de l’arrivée d’un étranger, qui lui apprendrait sans doute des nouvelles, dont, depuis si longtemps, il était sevré, il m’avait reçu de la manière la plus cordiale, ne sachant qu’imaginer pour me retenir. Malheureusement, le peu que j’avais vu de Castroville avait suffi pour m’en dégoûter complètement, et je n’aspirais qu’à partir au plus vite.

Mon hôte, désespéré de voir toutes ses avances repoussées, consentit enfin à me laisser continuer ma route.

— Adieu donc ! puisque vous le voulez, me dit-il, en me serrant la main avec un soupir de regret ; Dieu vous aide ! vous avez tort de partir si tard ; le chemin que vous devez suivre est dangereux, les Indios Bravos sont levés, ils assassinent sans pitié les blancs qui tombent entre leurs mains ; prenez garde !

Je souris à cet avertissement, que je pris pour un dernier effort tenté par le brave homme.

— Bah ! lui répondis-je gaiement, les Indiens et moi sommes de trop vieilles connaissances, pour que j’aie rien à redouter de leur part.

Mon hôte secoua tristement la tête et rentra dans sa hutte, en me faisant un dernier signe d’adieu.

Je partis.

Il était effectivement assez tard. Je pressai mon cheval afin de passer, avant la nuit, un chaparral ou taillis, de plus de deux kilomètres de longueur, dont mon hôte m’avait surtout averti de me méfier.

Cet endroit mal famé avait un aspect sinistre. Le mezquite, l’acacia et le cactus formaient sa seule végétation. Çà et là, des os blanchis et des croix plantées en terre marquaient les places où des meurtres avaient été commis.

Au delà, s’étendait une vaste plaine, nommée la Léona, — la Lionne, — peuplée d’animaux de toutes sortes. Cette prairie, couverte d’une herbe d’au moins deux pieds de haut, était semée par intervalle de bouquets d’arbres, sur lesquels gazouillaient des milliers d’étourneaux à la gorge dorée, des cardinaux et des oiseaux bleus.

J’avais hâte d’être dans la Léona, que j’entrevoyais au loin ; mais il me fallait d’abord traverser le chaparral.

Après avoir visité mes armes avec soin, jeté un regard défiant autour de moi, comme je n’aperçus rien de positivement suspect aux environs, je piquai résolument mon cheval, déterminé, le cas échéant, à vendre ma vie le plus cher possible.

Cependant le soleil déclinait rapidement à l’horizon ; les feux rougeâtres du couchant teignaient de reflets changeants la cime des collines boisées ; une fraîche brise qui se levait agitait les branches des arbres avec de mystérieux murmures.

Dans ce pays, ou il n’y a pas de crépuscule, la nuit ne tarderait pas à m’envelopper de ses épaisses ténèbres.

Je me trouvais à peu près aux deux tiers du chaparral.

Déjà j’espérais atteindre sain et sauf la Léona, lorsque, tout à coup, mon cheval fit un brusque bond de côté, en dressant les oreilles et en renâclant avec force.

La secousse subite que je reçus faillit me désarçonner. Ce ne fut qu’à grand’peine que je parvins à me rendre enfin maître de ma monture, qui donnait des marques du plus grand effroi.

Comme cela arrive toujours en pareil cas, je cherchai instinctivement autour de moi la cause de cette panique.

Bientôt, la vérité me fut révélée.

Une sueur froide inonda mon visage, et un frisson de terreur parcourut tous mes membres au spectacle effroyable qui s’offrit à mes regards.

Cinq cadavres étaient étendus à dix pas de moi, sous les arbres.

Dans le nombre, se trouvaient ceux d’une femme et d’une jeune fille de quatorze ans.

Ces cinq personnes appartenaient à la race blanche. Elles paraissaient avoir longtemps et opiniâtrément combattu avant de succomber ; leurs corps étaient littéralement couverts de blessures ; de longues flèches à cannelures ondulées, peintes en rouge, leur traversaient la poitrine de part en part.

Les victimes avaient été scalpées.

De la poitrine de la jeune fille, ouverte en croix, le cœur était enlevé, arraché.

Les Indiens avaient passé là, avec leur rage sanguinaire et leur haine invétérée pour les blancs.

La forme et la couleur des flèches dénonçaient les Apaches, les plus cruels pillards du désert.

Autour des morts, je remarquai des débris informes de charrettes et de meubles.

Les malheureux, assassinés avec ces raffinements affreux de barbarie étaient sans doute de pauvres émigrants qui se rendaient à Castroville.

À l’aspect de ce spectacle navrant, rien ne peut rendre la pitié et la douleur qui envahirent mon âme !

Au plus haut des airs, des urubus et des vautours, attirés par l’odeur du sang, tournoyaient lentement au-dessus des cadavres, en poussant de lugubres cris de joie, et, dans les profondeurs du chaparral, les loups et les jaguars commençaient à gronder sourdement.

Je jetai un regard triste autour de moi.

Tout était calme.

Les Apaches avaient, selon toute probabilité, surpris les émigrants pendant une halte. Des ballots effondrés étaient encore rangés dans une certaine symétrie, et un feu, auprès duquel se trouvait un amas de bois sec, achevait de brûler. — Non, me dis-je, quoi qu’il arrive, je ne laisserai pas des chrétiens sans sépulture devenir, dans ce désert, la proie des bêtes fauves !

Ma résolution prise, je l’exécutai immédiatement.

Sautant à terre, j’entravai mon cheval à l’amble. Je lui donnai la provende et je jetai quelques brassées de bois dans le feu qui bientôt pétilla et lança vers le ciel une colonne de flammes.

Parmi les objets que les Indiens avaient dédaignés, comme n’ayant pour eux aucune valeur, se trouvaient dés bêches, des pioches et autres instruments de labourage.

Je saisis une bêche, et, après avoir exploré avec soin les environs de mon campement, pour m’assurer qu’aucun danger immédiat ne me menaçait, je me mis en devoir de creuser une fosse.

La nuit était venue ; une de ces nuits américaines, claire, silencieuse, pleine d’enivrantes senteurs et de mystérieuses mélodies, chantées par le désert à la louange de Dieu.

Chose extraordinaire ! toutes mes craintes s’étaient évanouies comme par enchantement.

Seul dans cet endroit sinistre, auprès de ces cadavres affreusement mutilés, surveillé sans doute par les yeux invisibles des bêtes et des Indiens qui m’épiaient dans l’ombre, je ne sais quelle influence incompréhensible me soutenait et me donnait la force d’accomplir la rude et sainte tâche que je m’étais imposée.

Au lieu de songer aux dangers qui me menaçaient de toutes parts, je me trouvais en proie à une mélancolie rêveuse. Je pensais à ces pauvres gens, partis de si loin, pleins d’espoir dans l’avenir, pour chercher dans le Nouveau-Monde un peu de ce bien-être que leur refusait leur pays, et qui, à peine débarqués, étaient tombés, dans un coin ignoré du désert, sous les coups d’ennemis féroces ; ils avaient laissé dans leur patrie des amis, des parents peut-être, pour lesquels leur sort serait toujours un mystère, et qui, longtemps, compteraient les heures avec angoisse, en attendant un retour impossible !

À part deux ou trois alertes un peu vives, causées par des bruissements de feuilles dans les halliers, rien n’interrompit ma triste besogne.

En moins de trois quarts d’heure, j’eus creusé une fosse assez grande pour contenir les cinq cadavres.

Après avoir retiré les flèches qui les transperçaient, je les pris l’un après l’autre dans mes bras et je les étendis doucement, côte à côte, au fond de la tombe. Ensuite, je me hâtai de rejeter la terre et de combler la fosse, sur laquelle je traînai les plus grosses pierres que je pus trouver, afin d’empêcher les bêtes fauves de profaner les morts.

Ce devoir religieux accompli, je poussai un soupir de satisfaction, et, baissant la tête vers le sol, j’adressai mentalement à celui qui peut tout une courte prière pour les malheureux que j’avais inhumés.

Quand je relevai la tête, je poussai un cri de surprise et d’effroi, en portant la main à mes revolvers.

Sans que le plus léger bruit m’eût fait soupçonner son arrivée imprévue, à quatre pas en face de moi, un homme regardait appuyé sur un rifle. Deux magnifiques chiens de Terre-Neuve étaient nonchalamment couchés à ses pieds.

Au geste qu’il me vit faire, l’inconnu sourit doucement, et me tendant la main par-dessus la tombe :

— Ne craignez rien ! me dit-il : je suis un ami. Vous avez enterré ces pauvres gens. Moi, je les ai vengés. Leurs assassins sont morts !

Je serrai silencieusement la main qui m’était si loyalement tendue.

La connaissance était faite ; nous étions amis, nous le sommes encore !

Quelques minutes plus tard, assis auprès du feu, nous soupions ensemble de bon appétit, tandis que les chiens veillaient à notre sûreté.

Le compagnon que je venais de rencontrer, d’une façon si bizarre, était un homme de quarante-cinq ans à peu près, quoiqu’il en parût à peine trente-deux. Sa taille élevée et bien prise, ses épaules larges, ses membres aux muscles saillants, tout dénotait chez lui une force et une agilité sans égales.

Il portait le pittoresque costume des chasseurs dans toute sa pureté, c’est-à-dire la capote ou surtout qui n’est autre chose qu’une couverture attachée sur les épaules, et tombant en longs plis par derrière, une chemise de coton rayée, de larges mitasses, — caleçons, — de daim, cousus avec des cheveux attachés de distance en distance et garnis de grelots, des guêtres de cuir, des mocksens de peau d’élan ornés de perles fausses et de piquants de porc-épic, enfin une ceinture de laine bigarrée à laquelle étaient suspendus son couteau, son sac à tabac, sa corne à poudre, ses pistolets et son sac à la médecine.

Quant à sa coiffure, elle consistait en un bonnet de peau de castor, dont la queue lui tombait entre les épaules.

Cet homme me rappelait cette race de hardis aventuriers qui parcourent l’Amérique dans tous les sens.

Race primordiale, avide d’air, d’espace, de liberté, hostile à nos idées de civilisation, et par cela même appelée à disparaître fatalement devant les immigrations des races laborieuses, dont les puissants moyens de conquête sont la vapeur et l’application des inventions mécaniques de toutes sortes.

Ce chasseur était Français.

Sa physionomie empreinte de loyauté, son langage pittoresque, ses manières ouvertes et engageantes, tout, malgré son long séjour en Amérique, avait conservé un reflet de la mère patrie qui éveillait la sympathie et appelait l’intérêt.

Toutes les contrées du Nouveau-Monde lui étaient connues ; il avait vécu plus de vingt ans au fond des bois, dans des excursions dangereuses et lointaines, au milieu des tribus indiennes.

Aussi, bien des fois, quoique moi-même je fusse initié aux coutumes des Peaux-Rouges, qu’une grande partie de mon existence se fût écoulée dans le désert, je me sentis frissonner involontairement au récit de ses aventures.

Souvent, assis à ses côtés, sur les bords du Rio-Gila, pendant une excursion que nous avions entreprise dans les prairies, il se laissait emporter par ses souvenirs et me racontait, en fumant son calumet indien, l’histoire étrange des premières années de son séjour dans le Nouveau-Monde.

C’est un de ces récits que j’entreprends aujourd’hui de raconter, le premier par ordre de date, puisque c’est l’histoire des événements qui le poussèrent à se faire coureur des bois.

Je n’ose pas espérer que le lecteur y trouve l’intérêt qu’il eut pour moi ; mais qu’il veuille bien se souvenir que ce récit me fut fait dans le désert, au milieu de cette nature grandiose et puissante, inconnue aux habitants de la vieille Europe, de la bouche même de l’homme qui en avait été le héros.