Le Grand Chef des Aucas/Chapitre 2
II
LES FRÈRES DE LAIT
Le 31 décembre 1834, à onze heures du soir, un homme, de vingt-cinq ans au plus, aux traits fins et distingués, aux manières aristocratiques, était assis, ou plutôt couché, dans un moelleux fauteuil, placé à l’angle d’une cheminée où pétillait un feu que la saison avancée rendait indispensable.
Ce personnage était le comte Maxime-Édouard-Louis de Prébois-Crancé.
Son visage, d’une pâleur cadavérique, faisait ressortir la nuance d’un noir mat de ses cheveux bouclés qui tombaient en désordre sur ses épaules, garanties par une robe de chambre de damas à grandes fleurs.
Ses sourcils étaient froncés et ses yeux se fixaient avec une impatience fébrile sur le cadran d’une délicieuse pendule Louis XV, tandis que sa main gauche, pendant nonchalamment à son côté, caressait les oreilles soyeuses d’un magnifique chien de Terre-Neuve couché auprès de lui.
Le cabinet dans lequel se trouvait le comte était meublé avec tout le raffinement confortable inventé par le luxe moderne. Un candélabre à quatre branches, garni de bougies roses, placé sur une table, suffisait à peine à l’éclairer et ne répandait qu’une lueur triste et incertaine.
Au dehors la pluie fouettait les vitres avec violence, et le vent pleurait avec de mystérieux murmures qui disposaient l’âme à la mélancolie.
Un léger bruit se fit entendre, produit par l’échappement du cylindre ; la demie sonna.
Le comte se redressa comme s’il se réveillait en sursaut, il passa sa main blanche et effilée sur son front moite et dit d’une voix sourde :
— Il ne viendra pas !
Mais, tout à coup, le chien, qui jusque-là était demeuré immobile, se leva d’un bond et s’élança vers la porte en remuant la queue avec joie.
La porte s’ouvrit, la portière fut levée par une main ferme, et un homme parut.
— Enfin ! s’écria le comte en s’avançant vers le nouveau venu qui avait grand’peine à se débarrasser des caresses du chien ; oh ! j’avais peur que toi aussi, tu m’eusses oublié !
— Je ne te comprends pas, frère ; mais j’espère que tu vas t’expliquer, répondit l’arrivant ; allons ! allons ! continua-t-il en s’adressant au chien, couchez-vous. César ! vous êtes une bonne bête, couchez-vous !
Et roulant un fauteuil auprès du feu, il s’assit à l’autre angle de la cheminée, en face du comte qui avait repris sa place.
Le chien se coucha entre eux.
Ce personnage, si impatiemment attendu par le comte, formait avec lui un étrange contraste.
De même que M. de Prébois-Crancé résumait en lui toutes les qualités qui distinguent physiquement la noblesse de race, de même l’autre réunissait toutes les forces vives et énergiques des véritables enfants du peuple.
C’était un homme de vingt-six ans environ, de haute taille, maigre et parfaitement proportionné ; son visage bruni par le soleil, aux traits accentués, éclairé par des yeux bleus pétillants d’intelligence, par une expression de bravoure, de douceur et de loyauté des plus sympathiques.
Il était revêtu de l’élégant costume de maréchal-des-logis-chef des spahis ; la croix de la Légion d’honneur brillait sur sa poitrine.
Le tête appuyée sur la main droite, le front pensif, l’œil rêveur, il considérait attentivement son ami, tout en lissant de sa main gauche les poils longs et soyeux de sa moustache blonde.
Le comte, fatigué de ce regard, qui semblait, vouloir sonder les replis les plus cachés de son cœur, rompit brusquement le silence :
— Tu as été bien long à te rendre à mon invitation, dit-il.
— Voici deux fois que tu m’adresses ce reproche, Louis ! répondit le sous-officier en sortant un papier de sa poitrine, tu oublies les termes du billet que ton groom m’a remis hier au quartier.
Et il se prépara à lire.
— Inutile, fit le comte en souriant tristement, je reconnais que j’ai tort.
— Voyons, reprit gaiement le spahi, quelle est cette affaire si grave pour laquelle tu as besoin de moi ? explique-toi ; est-ce une femme à enlever ? Est-ce un duel ? parle.
— Rien de ce que tu pourrais supposer, interrompit le comte avec amertume, ainsi évite-toi des recherches inutiles.
— Qu’est-ce donc, alors ?
— Je vais me brûler la cervelle.
Le jeune homme prononça cette phrase d’un accent si ferme et si résolu que le soldat tressaillit malgré lui, en fixant un regard inquiet sur son interlocuteur.
— Tu me crois fou, n’est-ce pas ? continua le comte qui devina la pensée de son ami. Non ! je ne suis pas fou, Valentin : seulement je suis au fond d’un abîme dont je ne puis sortir que par la mort ou l’infamie. Je préfère la mort !
Le soldat ne répondit pas. D’un geste énergique, il repoussa son fauteuil et commença à marcher à grands pas dans le cabinet.
Le comte avait laissé tomber sa tête sur sa poitrine avec accablement.
Il y eut un long silence.
Au dehors l’orage redoublait de furie.
Enfin Valentin se rassit.
— Une raison bien forte a dû t’obliger à prendre une telle détermination, dit-il froidement ; je ne chercherai pas à la combattre, pourtant j’exige de ton amitié que tu me rapportes dans tous leurs détails les faits qui t’ont conduit à la prendre. Je suis ton frère de lait, Louis, nous avons grandi ensemble. Trop longtemps nos idées se sont confondues, notre amitié est trop forte et trop vive pour que tu refuses de me satisfaire !
— À quoi bon ? s’écria le comte avec impatience ; mes douleurs sont de celles que celui seul qui les éprouve peut comprendre.
— Mauvais prétexte ! frère, répondit le soldat d’une voix rude : les douleurs que l’on n’ose avouer sont de celles qui contraignent à rougir.
— Valentin ! fit le comte avec un éclair dans le regard, c’est mal de me parler ainsi !
— C’est bien, au contraire ! reprit vivement le jeune homme ; je t’aime, je te dois la vérité. Pourquoi te tromperais-je ? non ! tu connais ma franchise. Ainsi n’espère pas que je te donne raison les yeux fermés. Si tu voulais être flatté à tes derniers moments, pourquoi m’as-tu appelé ? est-ce pour applaudir à ta mort ? Alors, adieu, frère ! je me retire ; je n’ai rien à faire ici. Vous autres, grands seigneurs, qui n’avez eu que la peine de naître, et ne connaissez de la vie que ses joies, à la première feuille de rose que le hasard plie dans le lit de votre bonheur, vous vous croyez perdus, et vous en appelez à cette suprême lâcheté : le suicide !
— Valentin ! s’écria le comte avec colère.
— Oui ! continua le jeune homme avec force, cette suprême lâcheté ! l’homme n’est pas plus libre de quitter la vie quand bon lui semble que le soldat de fuir son poste devant l’ennemi ! Tes douleurs, je les connais !
— Tu saurais ?… demanda le comte avec étonnement.
— Tout !… écoute-moi, puis, lorsque je t’aurai dit ce que je pense, tu te tueras si tu veux. Pardieu ! crois-tu que j’ignorais, en venant ici, pourquoi tu m’appelais ? gladiateur trop faible pour soutenir la lutte, tu t’es livré sans défense aux bêtes féroces de ce cirque terrible qu’on appelle Paris, tu as succombé, cela devait être ! mais songes-y, la mort que tu veux te donner achèvera de te déshonorer aux yeux de tous, au lieu de te réhabiliter et de t’environner de cette auréole de fausse gloire que tu ambitionnes !
— Valentin ! Valentin ! s’écria le comte en frappant du poing avec colère, qui te permet de me parler ainsi ?
— Mon amitié, répondit énergiquement le soldat, et la position que tu m’as faite toi-même en me mandant auprès de toi. Deux causes te réduisent au désespoir. Ces deux causes sont, d’abord, ton amour pour cette femme coquette, une créole, qui a joué avec ton cœur, comme la panthère de ses savanes joue avec les animaux inoffensifs qu’elle se prépare à dévorer… Est-ce vrai ?
Le jeune homme ne répondit pas.
Les coudes sur la table, la tête dans les mains, il restait immobile, insensible en apparence aux reproches de son frère de lait.
Valentin continua :
— Puis, lorsque pour briller à ses yeux, tu as eu compromis ta fortune, gaspillé tout ce que ton père t’avait laissé, cette femme est partie comme elle était venue, heureuse du mal qu’elle avait fait, des victimes tombées sur sa route, te léguant à toi et à tant d’autres le désespoir et la honte d’avoir été joué par une coquette. Ce qui te pousse à la mort, ce n’est pas la perte de ta fortune, mais l’impossibilité de suivre cette femme, cause unique de tous tes malheurs ; Ose me soutenir le contraire !
— Eh bien, oui ! c’est vrai ! voilà la raison, la seule qui me tue ! que m’importe ma fortune ? c’est cette femme que je veux !… je l’aime !… je l’aime à soulever un monde pour l’obtenir ! s’écria le jeune homme avec une énergie fébrile ; oh ! si je pouvais espérer !… l’espoir, mot vide de sens, inventé par les ambitieux sans portée !… tu le vois ?… je n’ai plus qu’à mourir !
Valentin le considéra d’un œil triste. Soudain son regard s’éclaira ; il posa la main sur l’épaule du comte.
— Tu l’aimes donc bien, cette femme ? lui demanda-t-il.
— Tu le vois, puisque je meurs !
— Tu m’as dit, il n’y a qu’un instant, que pour la posséder tu soulèverais un monde ?
— Oui.
— Eh bien ! continua Valentin, en le regardant fixement, je puis te la faire retrouver, moi, cette femme !
— Toi ?
— Oui.
— Oh ! tu es fou ! elle est partie. Qui sait dans quelle région de l’Amérique elle s’est retirée !
— Qu’importe ?
— Et puis, je suis ruiné !
— Tant mieux !
— Valentin, prends garde à tes paroles ! s’écria le jeune homme avec un accent douloureux ; malgré moi, je me laisse aller à te croire !
— Espère ! te dis-je.
— Oh ! non ! non ! c’est impossible !
— Il n’y a rien d’impossible. Ce mot a été inventé par les impuissants et les lâches. Je te répète que, non seulement je te rendrai cette femme, mais encore, c’est elle, entends-tu bien, c’est elle alors qui craindra que tu ne méprises son amour !
– Oh !
— Qui sait ? peut-être le rejetteras-tu !…
— Valentin !
— Pour obtenir ce résultat, je ne te demande que deux ans.
— Si longtemps ?
— Oh ! que voilà bien les hommes ! s’écria le soldat avec un rire de pitié. Il n’y a qu’un instant, tu voulais mourir, parce que le mot jamais se dressait devant toi ! à présent tu ne te sens pas la force d’attendre deux ans ! quelques minutes de la vie humaine !
— Mais…
— Sois tranquille, frère ! sois tranquille ! si dans deux ans, je n’ai pas accompli ma promesse, moi-même je te rendrai tes pistolets, et alors…
— Alors !
— Tu ne te tueras pas seul, dit-il froidement.
Le comte le regarda. Valentin semblait transfiguré : son visage avait une expression d’indomptable énergie, que son frère de lait ne lui avait jamais vue ; ses yeux lançaient des lueurs étranges. Le jeune homme s’avoua vaincu ; Il lui prit la main en la serrant avec force :
— J’accepte, dit-il.
— Maintenant, tu m’appartiens.
— Je m’abandonne à toi.
— Bien !
— Mais comment feras-tu !
— Écoute-moi avec attention, dit le soldat en se laissant tomber sur son fauteuil, et faisant signe à son ami de se rasseoir.
En ce moment la pendule sonna minuit.
Par un sentiment dont ils ne se rendirent pas compte, les jeunes gens écoutèrent, silencieux et recueillis, le bruit des douze coups qui retentissaient à intervalles égaux sur le timbre.
Lorsque l’écho du dernier coup eût fini de vibrer, Valentin alluma un cigare, et se tournant vers Louis qui fixait sur lui un regard anxieux.
— À nous deux ! dit-il en lâchant une bouffée de fumée bleuâtre qui monta en spirales vers le plafond.