Le Grand Chef des Aucas/Chapitre 11

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F. Roy (p. 53-60).
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Après des détours sans nombre les inconnus s'arrêtèrent.

XI

LE GÉNÉRAL DON PANCHO BUSTAMENTE


Don Tadeo avait deviné juste, lorsqu’en voyant passer le général Bustamente, il avait dit qu’il allait chez sa maîtresse.

C’était effectivement chez la Linda que se rendait le général.

Il arriva bientôt devant la porte.

Un des cavaliers de l’escorte descendit de cheval et frappa.

Personne ne répondit ; sur un signe du général, le soldat redoubla.

Toujours même silence. Rien ne bougeait dans la maison.

L’inquiétude commençait à gagner les arrivants.

Ce silence était d’autant plus extraordinaire que la visite du général était annoncée, que par conséquent on devait l’attendre.

— Oh ! oh ! fit-il, que se passe-t-il donc ici ? voyons, Diego ! dit-il au soldat, frappe encore une fois, et de façon qu’on t’entende !

Le soldat frappa à tour de bras, mais inutilement.

Don Pancho fronça le sourcil. Il eut le pressentiment d’un malheur.

— Enfoncez la porte ! commanda-t-il.

L’ordre fut exécuté en une seconde.

Le général entra dans la maison, suivi de son escorte.

Dans le patio, tout le monde mit pied à terre.

— De la prudence ! dit à voix basse le général au brigadier qui commandait l’escorte, placez des sentinelles partout, et faites bonne garde pendant que je fouillerai la maison.

Après avoir donné ces ordres, le général prit de chaque main un des pistolets de ses fontes et, suivi de quelques lanceros, entra dans la maison.

Partout régnait un silence de mort.

Le général visita plusieurs appartements, arriva à une porte.

Partout régnait un silence de mort.

Cette porte laissait, par son entre-bâillement, passer un mince filet de lumière.

Derrière s’entendaient des gémissements étouffés.

D’un coup de pied l’un des lanceros ouvrit la porte.

Le général entra.

Un spectacle étrange s’offrit à ses yeux étonnés :

Dona Maria, étroitement liée et bâillonnée, était attachée au pied d’un lit de repos en damas, tout maculé de sang.

Les meubles étaient renversés de côté et d’autre, deux cadavres étendus dans une mare de sans faisaient clairement deviner que ce salon avait été le théâtre d’une lutte acharnée.

Le général fit enlever les cadavres et ordonna qu’on le laissât seul.

Dès que les lanceros se furent éloignés, il ferma la porte du salon, et s’approchant de la Linda, il se hâta de la délivrer de ses liens.

Elle était sans connaissance.

En se retournant pour placer sur une table ses pistolets que, jusqu’à ce moment, il avait conservés à la main, il recula avec étonnement, presque avec épouvante.

Il avait aperçu un poignard planté dans cette table.

Mais ce mouvement instinctif de crainte n’eut que la durée d’un éclair. Le général se rapprocha vivement de la table, saisit le poignard qu’il enleva avec précaution et s’empara du papier qu’il traversait.

« Le tyran don Pancho Bustamente est ajourné à quatre-vingt-treize jours !

« Les Cœurs Sombres ! »

lut-il d’une voix haute et saccadée, en froissant avec rage le papier dans ses mains.

Sangre de Dios ! ces démons se joueront-ils donc toujours de moi ! oh ! ils savent que je ne fais pas grâce et que ceux qui tombent entre mes mains !…

— S’échappent ! dit une voix sombre qui le fit tressaillir malgré lui.

Il se retourna.

La Linda fixait sur lui son œil fauve avec une expression indéfinissable.

Il alla vivement vers elle.

— Grâce à Dieu ! s’écria-t-il avec émotion, vous êtes revenue de votre évanouissement, vous sentez-vous assez remise pour m’expliquer la scène qui s’est passée ici ?

— Scène terrible ! don Pancho ! répondit-elle d’une voix tremblante, scène dont le souvenir me glace encore de terreur !

— Vos forces sont-elles assez revenues pour que vous m’en fassiez le récit ?

— Je l’espère, dit-elle. Écoutez-moi avec attention, don Pancho, car ce que j’ai à vous dire vous regarde, peut-être encore plus que moi !

— Vous voulez parler de cette insolente assignation, dit-il en la lui montrant.

Elle la parcourut du regard.

— J’ignorais qu’on vous eût adressé ce papier, fit-elle. Écoutez-moi attentivement.

— D’abord, veuillez être assez bonne pour m’expliquer le mot que vous m’avez dit tout à l’heure.

— Chaque chose aura son temps, général ; je vous expliquerai tout, car je veux une vengeance éclatante.

— Oh ! fit-il avec un éclair de haine dans le regard, soyez sans inquiétude, en me vengeant je vous vengerai.

La Linda rapporta au général dans les plus grands détails ce qui s’était passé entre elle et don Tadeo ; comment les Cœurs Sombres l’avaient tiré de ses mains, et les menaces qu’ils lui avaient adressées en la quittant.

Mais, avec ce talent qu’ont toutes les femmes, et qu’elle possédait à un très haut degré, de s’innocenter en tout, elle représenta comme une maladresse miraculeuse des soldats chargés de le fusiller le fait de l’existence de don Tadeo après avoir été exécuté.

Elle dit qu’attiré par l’espoir de se venger d’elle, qu’il soupçonnait de ne pas être étrangère à sa condamnation, il s’était introduit incognito dans sa maison, où par un hasard inouï, elle se trouvait seule, ayant justement permis ce soir-là à ses domestiques d’assister à une romeria, — fête, — dont ils ne devaient pas revenir avant trois heures du matin.

Le général n’eut pas un instant la pensée de révoquer en doute la véracité de sa maîtresse.

La situation dans laquelle il l’avait trouvée, la nouvelle incroyable de la résurrection de son plus implacable ennemi, tout cela avait tellement troublé ses idées, que le soupçon n’eut pas le temps de se faire jour dans son esprit.

Il se promenait à grands pas, roulant dans sa tête les projets les plus extravagants pour s’emparer de don Tadeo et surtout anéantir les Cœurs Sombres protées insaisissables qu’il rencontrait incessamment sur ses pas, qui contrecarraient tous ses projets et lui échappaient sans cesse.

Il comprenait bien que la nouvelle de la résurrection de don Tadeo allait donner de la force aux patriotes et compliquer ses embarras politiques, en plaçant à leur tête un homme résolu qui n’aurait plus de considérations à garder, et lui ferait une guerre acharnée.

Sa perplexité était extrême.

Il sentait instinctivement que le terrain était miné sous ses pas, qu’il marchait sur un volcan ; mais il ne savait comment démasquer les ennemis qui conspiraient sa ruine.

Le récit fait par sa maîtresse avait produit sur lui l’effet d’un coup de foudre.

Il ne savait quel parti prendre, quelles mesures employer pour déjouer les trames nombreuses ourdies contre lui de tous les côtés à la fois.

La Linda ne le perdait pas de vue.

Elle suivait sur son visage les diverses impressions causées par ce qu’elle lui avait appris.

Nous ferons en deux mots connaître au lecteur ce personnage appelé à jouer un rôle important dans la suite de cette histoire[1].

Le général don Pancho Bustamente, qui a laissé au Chili une réputation de cruauté si terrible qu’on ne le nommait ordinairement que El Verdugo, — le bourreau, — était un homme de trente-cinq à trente-six ans au plus, quoiqu’il en parût près de cinquante, d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, bien prise et parfaitement proportionnée, qui annonçait une grande vigueur corporelle.

Les traits de son visage étaient assez réguliers, mais son front bombé, ses yeux gris, profondément enfoncés sous l’arcade sourcilière et rapprochés de son nez busqué, sa bouche large et ses pommettes saillantes lui donnaient une ressemblance lointaine avec un oiseau de proie.

Son menton était carré, indice d’entêtement ; ses cheveux grisonnants et ses moustaches épaisses étaient coupés militairement en brosse.

Il portait le magnifique uniforme, surchargé de broderies d’or sur toutes les coutures, d’officier supérieur.

Don Pancho Bustamente était fils de ses œuvres, ce qui prévenait en sa faveur.

Simple soldat d’abord, il s’était par une conduite exemplaire et des talents hors ligne, incontestables, élevé de grade en grade jusqu’aux premiers rangs de l’armée et avait en dernier lieu été nommé ministre de la Guerre.

Alors la jalousie, qui s’était tue pendant tout le temps qu’il était resté confondu dans la foule, s’était déchaînée contre lui.

Le général, au lieu de mépriser ces calomnies qui auraient fini par tomber d’elles-mêmes, leur donna en quelque sorte raison en inaugurant un système de sévérité et de cruauté implacable.


Deux hommes à pied luttaient intrépidement contre cinq hommes.

Dévoré d’une ambition que rien ne pouvait assouvir, tous les moyens lui furent bons pour atteindre le but vers lequel il tendait secrètement, c’est-à-dire renverser le gouvernement et la république du Chili, puis de la Bolivie et de l’Araucanie réunies, former un seul État dont il se ferait proclamer protecteur, but qui, à part les difficultés presque insurmontables qu’il pressentait, semblait encore, grâce à la haine universelle que le général avait soulevée contre lui, s’éloigner davantage chaque fois qu’il se croyait sur le point de l’atteindre.

Au moment où nous le mettons en scène, il se trouvait dans une des circonstances les plus critiques de sa carrière politique.

Il avait beau faire fusiller en masse les patriotes, les conspirations, ainsi que cela arrive toujours en pareil cas, se succédaient sans interruption ; le système de terreur qu’il avait inauguré, loin d’intimider les populations, paraissait, au contraire, les pousser à la révolte.

Des sociétés secrètes s’étaient formées.

L’une d’elles, la plus puissante et la plus terrible, celle des Cœurs sombres, l’enveloppait de rets invisibles dans lesquels il se débattait en vain.

Il pressentait que s’il ne brusquait pas le dénoûment du coup d’État qu’il méditait, il était perdu sans ressource.

Après un silence assez long, le général prit place aux côtés de la Linda.

— Nous vous vengerons, lui dit-il d’une voix sombre, soyez patiente !

— Oh ! lui répondit-elle avec amertume, ma vengeance est commencée à moi !

— Comment cela ?

— J’ai fait enlever dona Rosario del Valle, la femme que don Tadeo de Leon aime !

— Vous avez fait cela ? dit le général.

— Oui, avant dix minutes elle sera ici !

— Oh ! oh ! fit-il, comptez-vous donc la garder avec vous ?

— Moi ! s’écria-t-elle, non ! non ! général : on dit que les Pehuenches aiment beaucoup les femmes blanches ; je veux leur faire cadeau de celle-là.

— Oh ! murmura don Pancho, les femmes seront toujours nos maîtres ! elles seules savent se venger ! Mais, dit-il à voix haute, ne craignez-vous pas que l’homme auquel vous avez confié cette mission ne vous trahisse ?

Elle sourit avec une ironie terrible.

— Non, dit-elle ; cet homme hait don Tadeo plus que moi. C’est pour sa vengeance qu’il travaille !

Au même instant, des pas résonnèrent dans la chambre qui précédait le salon.

— Tenez, général ! continua la Linda, voici mon émissaire. Entrez ! cria-t-elle.

Un homme parut.

Son visage était pâle, défait ; ses vêtements déchirés et en désordre étaient tachés de sang en divers endroits.

— Eh bien ? fit-elle avec inquiétude.

— Tout est manqué ! répondit l’arrivant d’une voix haletante.

— Hein ? fit la Linda avec un rugissement de bête fauve.

— Nous étions cinq, continua l’homme sans s’émouvoir, nous avions enlevé la señorita. Tout allait bien, lorsque, à quelques pas d’ici, nous avons été attaqués par quatre démons sortis je ne sais d’où.

— Et vous ne vous êtes pas défendus, misérables ! interrompit le général avec violence.

Le bandit jeta sur l’interrupteur un regard froid et continua impassiblement :

— Trois sont morts. Le chef et moi, nous sommes blessés.

— Et la jeune fille ? demanda la Linda avec colère.

— La jeune fille a été reprise par nos agresseurs. L’Anglais m’envoie vers vous pour savoir si vous consentez toujours à ce qu’il enlève dona Rosario ?

— Essaiera-t-il donc encore ?

— Oui. Et cette fois, dit-il, il est certain de réussir si les conditions sont les mêmes.

Un sourire de mépris glissa sur les lèvres de la courtisane.

— Rapportez-lui ceci, répondit-elle : non seulement il touchera les cent onces promises s’il réussit, mais encore il en touchera cent autres, et, pour qu’il ne doute pas de ma promesse, ajouta-t-elle en se levant et en prenant dans un meuble un sac assez pesant qu’elle remit au bandit, donnez-lui ceci ; il y a là la moitié de la somme, mais qu’il se hâte.

L’homme s’inclina.

— Quant à vous, Juanito, continua-t-elle, dès que vous vous serez acquitté de la mission dont je vous charge, vous reviendrez ; j’aurai peut-être besoin de vous ici. Allez !

Le bandit s’éloigna rapidement.

— Quel est cet homme ? demanda le général.

— Un pauvre diable que j’ai sauvé, il y a quelques années, d’une mort certaine : il m’est dévoué corps et âme.

— Hum ! dit le général, il a l’œil bien profond pour ne pas être un coquin.

La Linda haussa les épaules.

— Vous vous méfiez de tout le monde, dit-elle.

— C’est le moyen de ne pas être trompé.

— Ou de l’être davantage.

— Peut-être ! eh bien ! vous le voyez : cet enlèvement si bien conçu, dont la réussite était certaine, il a avorté.

— Je vous répéterai ce que vous-même m’avez dit.

— Quoi donc ?

— Patience !… Enfin, à présent, quel est votre projet ?

Le général se leva.

— Pendant que vous faites à vos ennemis une petite guerre d’embûches et de trahisons, dit-il d’une vois brève et sèche, je vais leur faire, moi, une guerre au grand jour, à la face du ciel, sans pitié. Leur sang coulera à flots sur tout le territoire de la République. Les Cœurs sombres m’ont ajourné à quatre-vingt-treize jours. Eh bien ! je relève le gant qu’ils m’ont jeté !

— Bon ! répondit la Linda. Maintenant, concertons-nous, afin de ne pas échouer cette fois comme les précédentes. Il faut en finir avec ces misérables, et surtout nous devons tirer d’eux une vengeance éclatante !

— Elle le sera. Je mets ma tête pour enjeu, si je perds la partie ! Oh ! ajouta-t-il, je les tiens ! j’ai trouvé le moyen que je cherchais pour les faire tomber entre mes mains !… laissons-les quelque temps s’endormir dans une trompeuse sécurité… leur réveil sera terrible !

Et ayant salué la Linda avec une exquise courtoisie, le général se retira.

— Je vous laisse quelques soldats pour veiller à votre sûreté, dit-il en sortant, jusqu’au retour de vos domestiques.

— Je vous en remercie, répondit-elle avec un gracieux sourire.

La courtisane demeurée, seule, au lieu de se livrer à un repos qui lui était si nécessaire après les émotions de cette nuit, resta plongée dans de sérieuses réflexions.

Au lever du soleil, elle était encore à la même place, dans la même position ; elle réfléchissait toujours.

Seulement, ses traits étaient animés ; un sourire sinistre plissait ses lèvres pâles, et ses yeux fixes lançaient de sombres éclairs.

Tout à coup elle se leva, et, passant sa main sur son front, comme pour en effacer les rides :

— Oh ! moi aussi, je réussirai !… s’écria-t-elle avec un accent de triomphe.




  1. Des raisons de haute convenance nous ont obligé de changer les noms et les portraits des personnages de cette histoire qui, pour la plupart, existent encore. Mais nous garantissons l’exactitude des faits que nous rapportons.