Le Grand Chef des Aucas/Chapitre 18

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F. Roy (p. 94-99).
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XVIII

LE CHACAL NOIR


Pour l’intelligence des faits qui vont suivre, nous sommes obligé de rapporter ici une aventure arrivée vingt et quelques années avant l’époque où commence notre histoire.

Vers la fin du mois de décembre 1816, par une nuit froide et pluvieuse, un voyageur monté sur un excellent cheval et enveloppé avec soin dans les plis d’un large manteau, suivait au grand trot la route au plutôt le sentier perdu dans les montagnes qui conduit de Cruces à San-Josè.

Cet homme était un riche propriétaire qui faisait en ce moment une tournée en Araucanie pour traiter avec les Indiens d’une forte quantité de bœufs et de moutons.

Parti de Cruces vers deux heures de l’après-midi, il s’était attardé en route à conclure différentes affaires avec des huasos, il avait hâte d’arriver à une hacienda qu’il possédait à quelques lieues de l’endroit où il se trouvait en ce moment, et dans laquelle il comptait passer la nuit.

Le pays n’était pas tranquille.

Depuis plusieurs jours, les Puelches avaient paru en armes sur les frontières du Chili et fait des courses sur le territoire de la République, brûlant les chacras, enlevant les familles qu’ils pouvaient surprendre, commandés par un chef nommé le Chacal Noir, dont la cruauté glaçait d’effroi les populations exposées à ses déprédations.

Aussi était-ce avec une inquiétude et une appréhension secrètes, que l’homme dont nous avons parlé s’avançait sur la route déserte qui conduisait à son hacienda.

Chaque minute ne faisait qu’ajouter à ses craintes.

L’orage, qui toute la journée avait menacé, venait d’éclater enfin avec une fureur inconnue dans nos climats ; le vent sifflait avec force à travers les arbres qu’il ébranlait, la pluie tombait à torrents, des éclairs éblouissaient le cheval qui se cachait et refusait d’avancer.

Le cavalier éperonnait sa mouture rétive et cherchait à s’orienter autant que le lui permettaient les ténèbres.

Avec des difficultés inouïes, il avait vaincu les plus grands obstacles ; déjà il voyait à quelque distance se dessiner dans l’ombre les murs de son hacienda, et scintiller comme des étoiles les lumières qui veillaient en l’attendant, lorsque son cheval fit un bond de côté si imprévu qu’il faillit être désarçonné.

Quand, après des efforts incroyables, il fut parvenu à se rendre maître de sa monture, il chercha ce qui pouvait l’avoir effrayée.

Il aperçut avec effroi plusieurs hommes au visage sinistre qui se tenaient immobiles devant lui.

Le premier mouvement du cavalier fut de porter la main à ses pistolets, afin de vendre chèrement sa vie, car il comprenait qu’il était tombé dans une embuscade de bandits.

— Ne touchez pus à vos armes, don Antonio Quintana, dit une voix rude, on n’en veut ni à votre vie, ni à votre argent.

— Que demandez-vous, alors ? répondit-il, un peu rassuré par cette déclaration franche, mais continuant à se tenir sur la défensive.

— L’hospitalité pour cette nuit, d’abord, reprit celui qui avait déjà parlé.

Don Antonio chercha à reconnaître l’homme qui lui parlait, mais il ne put distinguer ses traits, les ténèbres étaient trop épaisses.

— Les portes de ma demeure se sont toujours ouvertes devant un étranger, dit-il, pourquoi n’y avez-vous pas frappé ?

— Sachant que vous deviez passer par ici, j’ai préféré vous attendre.

— Que désirez-vous donc de moi ?

— Je vous le dirai chez vous, la grande route est un lieu mal choisi pour se faire des confidences.

— Si vous n’avez plus rien à me dire et que vous soyez aussi pressé que moi de vous mettre à l’abri, nous continuerons notre route.

— Marchez, nous vous suivons.

Sans échanger d’autres paroles ils se dirigèrent vers L’hacienda.

Don Antonio Quintana était un homme résolu, la façon dont il avait répondu à ceux qui lui avaient si brusquement barré le passage le prouvait ; malgré la facilité avec laquelle s’exprimait celui qui lui avait parlé, au premier mot il l’avait à son accent guttural reconnu pour un Indien ; chez lui la crainte avait fait immédiatement place à la curiosité, il n’avait pas hésité à accorder l’hospitalité demandée, sachant que les Araucans Puelches, Huiliches ou Moluchos ne violent jamais le toit sous lequel ils sont accueillis, et que les hôtes qui les abritent leur sont sacrés.

On arriva à l’hacienda.

Don Antonio ne s’était pas trompé, les gens qui l’avaient accosté d’une aussi étrange façon étaient bien des Indiens. Ils étaient quatre, parmi eux se trouvait une jeune femme qui donnait le sein à un enfant.

L’hacendero les introduisit dans sa demeure avec toutes les formes de la courtoisie castillane la plus minutieuse.

Il donna l’ordre à ses peones, — domestiques Indiens, — effrayés de la tournure sauvage des étrangers, de servir tout ce que désiraient ses hôtes.

— Buvez et mangez, leur dit-il, vous êtes ici chez vous.

— Merci, répondit l’homme qui jusque-là avait parlé au nom de tous, nous acceptons votre offre d’aussi bon cœur que vous nous la faites, quant aux vivres seulement, dont nous avons le plus grand besoin.

— Ne voulez-vous pas vous reposer jusqu’au jour ? demanda don Antonio, la nuit est sombre, le temps affreux pour voyager.

— Une nuit noire est ce que nous désirons, d’ailleurs il faut que nous partions de suite. Maintenant laissez-moi vous adresser la seconde demande que j’avais à vous faire.

— Expliquez-vous, dit l’Espagnol en examinant attentivement son interlocuteur.

Celui-ci était un homme d’une quarantaine d’années, d’une taille haute et bien prise ; ses traits énergiques, son œil dominateur, montraient qu’il avait l’habitude du commandement.

— C’est moi, dit-il sans préambule, qui dirigeais la dernière malocca — invasion, — faite contre les faces pâles des frontières, mes mosotones ont tous été tués hier dans une embuscade par vos lanceros ; les trois que vous voyez sont les seuls qui me restent d’une troupe de deux cents guerriers, les autres sont morts ; moi-même je suis blessé, chassé, attaqué comme une bête féroce, sans chevaux pour regagner ma tribu, sans armes pour me défendre si je suis attaqué dans la plaine, je viens vous demander les moyens d’échapper à ceux qui me poursuivent. Je ne veux ni vous tromper, ni surprendre votre bonne foi ; je dois vous dire le nom de l’homme dont vous tenez le salut entre vos mains. Je suis le plus grand ennemi des Espagnols, ma vie s’est passée à les combattre, en un mot, je suis le Chacal Noir, l’Apo Ulmen des Serpents-Noirs.

À ce nom redouté, le Chilien ne put réprimer un mouvement de terreur ; mais reprenant immédiatement sa puissance sur lui-même, il répondit d’une voix calme et affectueuse :

— Vous êtes mon hôte, et vous êtes malheureux, deux titres sacrés pour moi, je ne veux rien savoir de plus, vous aurez des chevaux et des armes.


Plusieurs hommes au visage sinistre se tenaient immobiles devant lui.

Un sourire d’une ineffable douceur éclaira le visage de l’Indien.

— Une dernière prière, dit-il.

— Parlez.

Le chef prit la main de la jeune Indienne qui jusqu’à ce moment était restée accroupie, pleurant silencieusement, en berçant son enfant et la présentant à don Antonio :

— Cette femme m’appartient, dit-il, cet enfant est le mien, je vous les confie tous les deux.

— J’en aurai soin, la femme sera ma sœur, l’enfant sera mon fils, répondit simplement l’hacendero.

— L’alpo Ulmen se souviendra, dit le chef Puelche d’une voix brisée par l’émotion.

Il déposa un baiser sur le front de la chétive créature qui lui souriait, porta sur sa femme un regard chargé de tendresse et s’élança au dehors, suivi de ses compagnons.

Don Antonio leur fit amener des chevaux, leur distribua des armes, et les quatre Indiens disparurent dans la nuit.

Bien des années se passèrent sans que don Antonio entendît parler du Chacal Noir ; l’enfant et la femme étaient toujours à l’hacienda, traités comme s’il eussent fait partie de la famille du Chilien.

L’hacendero s’était marié ; malheureusement, après un an d’union qu’aucun nuage n’était venu troubler, sa femme était morte en donnant le jour à une charmante petite fille que son père avait nommée Maria.

Les deux enfants grandissaient côte à côte, surveillés par l’inquiète sollicitude de l’Indienne, et s’aimant comme frère et sœur.

Un jour, une nombreuse troupe de Puelches, magnifiquement parés et équipés, arriva à Rio Claro ville dans laquelle habitait l’hacendero.

Le chef de ces Indiens était le Chacal Noir, il venait redemander sa femme et son fils à celui qui jadis les avait sauvés.

L’entrevue fut des plus touchantes.

Le chef oublia l’impassibilité indienne, il se livra sans contrainte à la violence des sentiments qui l’agitaient et savoura le bonheur de retrouver, après tant de temps, ces deux êtres qui étaient ce qu’il avait de plus cher au monde.

Quand il fallut partir, que les enfants apprirent qu’ils allaient être séparés, ils versèrent d’abondantes larmes.

Depuis leur naissance, ils étaient accoutumés à vivre ensemble, ils ne comprenaient pas pourquoi il ne devait plus en être ainsi.

Don Antonio avait étendu son commerce sur différents points des frontières, il possédait des chacras dans lesquelles l’élève des bestiaux était pratiquée sur une vaste échelle.

Le Chacal Noir, qui lui avait voué une reconnaissance sans borne et une amitié à toute épreuve, lui fut d’une grande utilité pour ses transactions ; souvent il lut faisait faire d’excellents marchés avec ses compatriotes, et surtout sauvegardait ses propriétés contre les déprédations des pillards.

Tous les ans, don Antonio visitait ses chacras parcourait l’Araucanie et passait une couple de mois dans la tribu des Serpents-Noirs, auprès de son ami le Chacal Noir ; sa fille l’accompagnait toujours dans ses voyages, à cause de l’amitié qui liait les deux enfants.

Les choses allèrent ainsi plusieurs années.

À l’époque où commence cette histoire, le Chacal Noir était mort, comme un brave guerrier, les armes à la main, dans un combat sur la frontière ; son fils Antinahuel, âgé de vint-cinq ans à peu près, qui promettait de marcher sur ses traces, avait été élu Apo Ulmen à sa place, puis enfin toqui de son Utal-Mapus ou province, ce qui en faisait un des principaux personnages de l’Araucanie.

Don Antonio était mort, lui aussi, peu de temps après le mariage de Maria avec don Tadeo de Léon, tué par l’inconduite de sa fille, dont les débordements avaient causé un effroyable scandale dans la haute société de Santiago.

Dona Maria n’avait plus, qu’à de longs intervalles, vu Antinahuel ; mais entre eux l’amitié était restée non seulement aussi vive qu’au temps de leur enfance, mais, de la part du guerrier Puelche, elle avait atteint un tel degré de fanatisme qu’il acceptait comme un ordre le moindre caprice de la jeune femme.

Aussi grand fut l’étonnement des guerriers de la tribu des Serpents-Noirs, lorsque le soir du jour où nous avons repris notre récit, ils virent arriver à leur tolderia et se diriger vers le rancho du toqui, dona Maria à cheval, et seulement accompagnée de deux péons.

En l’apercevant, le visage ordinairement sombre du jeune chef s’éclaira subitement d’un reflet de bonheur.

— L’Églantine des Bois ! s’écria-t-il avec joie, ma sœur se souvient-elle encore du pauvre Indien ?

— Je viens visiter le toldo de mon frère, dit-elle en lui tendant son front sur lequel il déposa un baiser ; mon cœur est triste, le chagrin me dévore, je me suis souvenue de mon frère.

Le chef lui lança un regard mêlé d’inquiétude et de chagrin.

— Bien que ce soit à la douleur que je doive de voir ma sœur, je n’en suis pas moins heureux, dit-il.

— Oui, reprit-elle, c’est lorsque l’on souffre que l’on se souvient de ses amis.

— Ma sœur a bien fait de songer à moi, que puis-je faire pour elle ?

— Mon frère peut me rendre un grand service.

— Ma vie est à ma sœur, elle sait quelle peut en disposer à son gré.

— Mais j’avais la certitude que je pouvais compter sur mon frère.

— Partout et toujours.

Et après s’être incliné respectueusement devant la jeune femme, il l’introduisit dans son rancho, où sa mère avait tout disposé pour recevoir dignement la visite de celle que pendant tant d’années elle avait aimée comme sa fille.