Le Grand Chef des Aucas/Chapitre 49

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F. Roy (p. 255-260).
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IV

LE HALLALI.


Nous retournerons auprès de Curumilla.

La nuit était noire, l’obscurité profonde.

Penchés sur le cou de leurs chevaux qu’ils excitaient du geste et de la voix, les fugitifs couraient à toute bride vers une forêt qui dessinait à l’horizon ses sombres contours.

Mais les inextricables méandres du sentier qu’ils étaient obligés de suivre semblaient éloigner le but vers lequel il tendaient.

S’ils atteignaient la forêt, ils étaient sauvés !

Un silence de plomb pesait sur le désert.

Par intervalles, le vent d’automne sifflait tristement à travers les arbres et couvrait à chaque rafale les voyageurs d’une pluie de feuilles mortes.

Les fugitifs galopaient sans articuler une parole, sans regarder en arrière, les yeux immuablement fixés sur la forêt, dont les premiers plans se rapprochaient incessamment, mais étaient pourtant bien éloignés encore.

Tout à coup le hennissement sonore d’un cheval traversa l’espace, comme un lugubre appel de clairon.

— Nous sommes perdus ! s’écria Curumilla avec désespoir, ils nous suivent !

— Que faire ? repartit doña Rosario avec anxiété.

Curumilla ne répondit pas, il réfléchissait.

Les chevaux couraient toujours.

— Attendez ! dit l’Ulmen.

Et il arrêta les deux chevaux.

La jeune fille le laissa agir à sa guise ; depuis quelques heures elle ne vivait plus que comme dans un songe, elle se croyait sous le poids d’un horrible cauchemar.

L’Indien lui fit mettre pied à terre.

— Ayez confiance en moi, lui dit-il, tout ce qu’un homme peut faire, je le tenterai pour vous sauver.

— Je le sais, répondit-elle affectueusement, quoi qu’il arrive, mon ami, je vous remercie.

Curumilla l’enleva dans ses bras et l’emporta avec autant de facilité que s’il ne se fût agi que d’un enfant.

— Pourquoi me portez-vous ainsi ? lui demanda-t-elle.

— Pas de traces, répondit Curumilla.

Il la déposa à terre avec précaution au pied d’un arbre dans lequel s’élevait un bouquet de cactus.

— Cet arbre est creux, ma sœur se cachera dedans, elle ne bougera pas jusqu’à mon retour.

— Vous m’abandonnez ? fit-elle avec effroi.

— Je vais faire une fausse piste, dit-il, bientôt je reviendrai.

La jeune fille hésita, elle avait peur.

Se trouver ainsi, seule, abandonnée dans le désert au milieu de la nuit ; cette alternative lui causait des frissons de terreur qu’elle ne pouvait réprimer.

Curumilla devina ce qui se passait dans son esprit.

— C’est notre seule chance de salut, dit-il tristement ; si ma sœur ne veut pas, je resterai, mais elle sera perdue, ce ne sera pas la faute de Curumilla.

La lutte exerce la volonté, fait circuler le sang plus vite ; doña Rosario n’était pas une de ces faibles et malingres jeunes filles de nos grandes villes européennes, plantes étiolées avant de fleurir ; élevée sur les frontières indiennes, la vie du désert n’avait rien de nouveau pour elle ; souvent, pendant des parties de chasse, elle s’était trouvée dans des positions à peu près semblables ; elle était douée d’une âme forte, d’un caractère énergique, elle comprit qu’elle devait aider autant que possible cet homme qui se dévouait pour elle, et ne pas lui rendre impossible sa tâche si difficile déjà.

Sa résolution fut prise avec la rapidité de l’éclair, elle se raidit contre la frayeur qui s’était emparée de son esprit, surmonta sa faiblesse et répondit d’une voix ferme :


La Linda se mit en selle, prit en bride le cheval qui portait sa victime et partit au galop.

— Je ferai ce que désire mon frère.

— Bon ! répondit l’Indien, que ma sœur se cache donc.

Il écarta avec précaution les cactus et les lianes qui obstruaient le pied de l’arbre, et démasqua une cavité dans laquelle la jeune fille se blottit toute frissonnante comme un pauvre friquet dans l’aire d’un aigle.

Dès qu’il vit doña Rosario installée commodément dans le creux de l’arbre, le chef ramena les broussailles dans leur position primitive et dissimula complètement la cachette sous ce transparent rideau.

Il s’assura par un dernier regard que tout était bien en ordre et que l’œil le plus exercé ne pourrait soupçonner que les buissons avaient été dérangés, puis il regagna les chevaux, monta sur le sien, prit en main la bride de l’autre et partit à fond de train ; coupant à angle droit la route que devaient suivre ceux qui le poursuivaient, il galopa ainsi pendant à peu près vingt minutes sans ralentir sa course.

Puis, lorsqu’il jugea qu’il s’était assez éloigné de la place où doña Rosario était cachée, il descendit, prêta l’oreille un instant, débarrassa les pieds des chevaux des peaux de mouton qui amortissaient le bruit de leurs pas, et repartit comme un trait.

Bientôt un galop de chevaux se fit entendre derrière lui ; ce galop d’abord éloigné se rapprocha peu à peu et finit par devenir parfaitement distinct.

Curumilla eut une lueur d’espoir, sa ruse avait réussi.

Il pressa encore la course de sa monture, et laissant ses lourds éperons de bois à angles acérés battre le long des flancs de l’animal toujours courant, il planta sa lance en terre, s’appuya sur elle, s’enleva à la force des poignets et retomba doucement sur le sol, tandis que les deux chevaux abandonnés à eux-mêmes continuaient leur course furieuse.

Curumilla se glissa dans les buissons et se mit en devoir de rejoindre doña Rosario, persuadé que les cavaliers, égarés sur la fausse piste qu’il leur avait jetée comme un appât, ne reconnaîtraient leur erreur que lorsqu’il serait trop tard.

L’Ulmen se trompait.

Antinahuel avait lancé ses mosotones dans toutes les directions, afin de découvrir les traces des fugitifs, mais lui était demeuré au village avec doña Maria.

Du reste, Antinahuel était un guerrier trop expérimenté pour qu’il fût possible de lui faire prendre ainsi le change.

Ses éclaireurs revinrent les uns après les autres.

Ils n’avaient rien découvert.

Les derniers qui revinrent ramenèrent avec eux deux chevaux trempés de sueur.

C’étaient les chevaux abandonnés par Curumilla.

— Nous échapperait-elle donc ? murmura la Linda en déchirant ses gants avec rage.

— Ma sœur, répondit froidement le toqui avec un sourire sinistre, lorsque je poursuis un ennemi jamais il ne m’échappe.

— Cependant ? dit-elle.

— Patience ! reprit-il, ils avaient une chance pour eux : c’était la grande avance que leurs chevaux leur donnaient sur moi ; grâce aux précautions que j’ai prises, cette chance, ils ne l’ont plus, je les ai contraints à quitter leurs chevaux qui seuls pouvaient les sauver. Ma sœur me comprend-elle ? ajouta-t-il, avant une heure ils seront entre nos mains.

— À cheval, alors ! et partons sans plus tarder, fit doña Maria avec une impatience nerveuse, en se mettant en selle d’un bond.

— À cheval, soit ! répondit le chef.

Ils partirent.

Cette fois ils ne firent pas fausse route ; ils se dirigèrent en droite ligne du côté où s’étaient échappés les prisonniers.

Antinahuel dirigeait la troupe, doña Maria se tenait à ses côtés.

Cependant Curumilla avait rejoint doña Rosario.

— Eh bien ? lui demanda-t-elle d’une voix étranglée par la frayeur.

— Dans peu d’instants nous serons repris, répondit tristement le chef.

— Comment ? ne nous reste-t-il aucun espoir ?

— Aucun ! ils sont plus de cinquante, nous sommes cernés de toutes parts.

— Oh ! que vous ai-je donc fait, mon Dieu, pour que votre main s’appesantisse si lourdement sur moi ?

Curumilla s’était nonchalamment étendu à terre, il avait ôté les armes qu’il portait à sa ceinture, les avait posées près de lui et, avec ce fatalisme stoïque de l’Indien lorsqu’il sait qu’il ne peut échapper au sort qui le menace, il attendait impassible, les bras croisés sur sa poitrine, l’arrivée des ennemis auxquels, malgré tous ses efforts, il n’avait pu soustraire la jeune fille.

On entendait déjà dans l’éloignement résonner sourdement les pas des chevaux qui s’approchaient de plus en plus.

Un quart d’heure encore et tout était fini.

— Que ma sœur se prépare, dit froidement Curumilla, Antinahuel approche.

La jeune fille tressaillit à la voix du chef, elle le regarda avec compassion.

— Pauvre homme, fit-elle, pourquoi avez-vous essayé de me sauver ?

La jeune vierge aux yeux d’azur est l’amie de mes frères pâles, je donnerai ma vie pour elle.

Doña Rosario se leva et s’approcha de l’Ulmen.

— Il ne faut pas que vous mouriez, chef, lui dit-elle de sa voix douce et pénétrante, je ne le veux pas.

— Pourquoi ? je ne crains pas la torture, ma sœur verra comment meurt un chef.

— Écoutez, vous avez entendu les menaces de cette femme, elle me destine à être esclave, ma vie ne court donc aucun danger.

Curumilla fit un geste d’assentiment.

— Mais, continua-t-elle, si vous restez avec moi, si vous êtes pris, on vous tuera ?

— Oui, fit-il froidement.

— Alors, qui apprendra mon sort à mes amis ? Si vous mourez, chef, comment connaîtront-ils le lieu où l’on va me conduire ? comment feront-ils enfin pour me délivrer ?

— C’est vrai, ils ne le pourront pas.

— Il faut donc que vous viviez, chef, si ce n’est pour vous, que ce soit pour moi. Partez, hâtez-vous.

— Ma sœur le veut ?

— Je l’exige.

— Bon ! fit l’Indien, je partirai donc, mais que ma sœur ne se laisse pas abattre, bientôt elle me reverra.

En ce moment le bruit de la cavalcade qui s’approchait retentissait avec une force qui dénotait qu’elle n’était plus qu’à une vingtaine de pas.

Le chef ramassa ses armes, les replaça à sa ceinture, et, après avoir fait un dernier signe d’encouragement à doña Rosario, il se glissa dans les hautes herbes et disparut.

La jeune fille demeura un instant pensive, mais bientôt elle redressa intrépidement la tête, et murmura d’une voix ferme ce seul mot :

— Allons !

Elle sortit du fourré qui la dérobait aux regards, et se plaça résolument au milieu du sentier.

Antinahuel et la Linda n’étaient qu’à dix pas d’elle.

— Me voici, dit-elle d’une voix assurée, faites de moi ce qu’il vous plaira.

Ses persécuteurs, frappés de tant de courage, s’arrêtèrent stupéfaits.

En se livrant ainsi, la courageuse enfant avait sauvé Curumilla.