Le Grand Chef des Aucas/Chapitre 48

La bibliothèque libre.
F. Roy (p. 251-255).
◄  XLVII.
XLVIX.  ►

III

JOAN


Les sordides vêtements qui couvraient le corps de l’Indien étaient souillés de boue et déchirés par les ronces et les épines.

On voyait qu’il venait de faire une course précipitée à travers les halliers, dans des chemins affreux.

Il salua les personnes en présence desquelles il se trouvait avec une grâce modeste, croisa les bras sur sa poitrine et attendit impassiblement qu’on l’interrogeât.

— Mon frère appartient à la vaillante tribu des Serpents-Noirs ? lui demanda don Tadeo.

Le guerrier fit de La tête un signe affirmatif.

Don Tadeo connaissait les Indiens, il avait longtemps habité parmi eux, il savait qu’ils ne parlent que dans le cas d’une nécessité absolue ; ce mutisme ne l’étonna donc pas.

— Comment se nomme mon frère ? reprit-il.

L’Indien releva fièrement le front.

— Joan, dit-il, en souvenir d’un guerrier des visages pâles qui se nommait ainsi et que j’ai tué dans une malocca.

— Bon ! reprit don Tadeo avec un sourire triste, mon frère est un chef renommé dans sa tribu.

Joan sourit avec orgueil.

— Mon frère vient de son village, sans doute ; il a des affaires à traiter avec les visages pâles, et il me demande que je fasse la justice égale entre lui et ceux avec lesquels il a traité ?

— Mon père se trompe, répondit l’Indien d’une voix brève, Joan n’est pas un Huiliche, c’est un guerrier Puelche, mon père le sait ; Joan ne réclame le secours de personne : quand il est insulté, sa lance le venge.

Don Gregorio et Louis suivaient avec curiosité cet entretien auquel ils ne comprenaient pas un mot, car ils ne devinaient pas encore où don Tadeo en voulait venir.

— Que mon frère m’excuse, fit-il ; il doit néanmoins avoir une raison pour se présenter à moi.

— J’en ai une, dit l’Indien.

— Que mon frère s’explique, alors.

— Je réponds aux questions de mon père, dit Joan en s’inclinant.

Les Araucans sont ainsi : quelque grave que soit la mission dont ils sont chargés, quand même un retard devrait causer la mort d’un homme, ils ne se résoudront jamais à parler clairement et à rendre compte de cette mission, à moins que celui qui les interroge ne parvienne, à force d’adresse, à les faire s’expliquer.

Certes, Joan ne demandait pas mieux que de tout dire, il avait fait une hâte extrême dans l’intention d’arriver plus tôt ; malgré cela, il ne se laissait tirer les paroles de la bouche que une à une et comme à regret.

Ce fait peut paraître extraordinaire et incompréhensible. Il est pourtant de la plus scrupuleuse exactitude. Nous en avons été nous-même témoin et victime nombre de fois, pendant le séjour légèrement forcé que nous avons fait en Araucanie.

Don Tadeo connaissait l’homme auquel il avait affaire.

Un pressentiment secret l’avertissait que cet homme était porteur d’une importante nouvelle. Il ne se rebuta pas et poursuivit ses questions :

— D’où vient mon frère ?

— De la tolderia de San-Miguel.

— Il y a loin pour venir ici ; mon frère est parti depuis longtemps ?

Keyen — la lune — allait disparaître derrière la cime des hautes montagnes, et le Poron-Choyké — la croix du Sud — répandait seul sa resplendissante clarté sur la terre, au moment où Joan a commencé son voyage pour se rendre auprès de mon père.

Il y a près de dix-huit lieues du village de San-Miguel à Valdivia.

Don Tadeo fut étonné d’une aussi grande diligence. Cela ne fit que le confirmer davantage dans l’opinion qu’il avait que l’Indien était porteur de nouvelles de la dernière importance.

Il prit sur une table un verre, l’emplit jusqu’au bord d’aguardiente de pisco, et l’offrit au messager, en lui disant d’une voix amicale :

— Que mon frère boive ce couï d’eau de feu, c’est probablement la poussière de la route collée à son palais qui l’empêche de parler aussi facilement qu’il le voudrait. Lorsqu’il aura bu, sa langue sera plus déliée.

L’Indien sourit, son œil brilla de convoitise ; il prit le verre, qu’il vida d’un trait

— Bon ! dit-il en faisant claquer sa langue et reposant le verre sur la table, mon père est hospitalier, il est bien le Grand Aigle des blancs.

— Mon frère vient de la part du chef de sa tribu ? reprit don Tadeo, qui ne perdait pas de vue le but auquel il tendait.

— Non, répondit Joan, c’est Curumilla qui m’envoie.

— Curumilla ! s’écrièrent les trois hommes avec un tressaillement involontaire.

Don Tadeo respira, il était sur la voie.

— Curumilla est mon penni, dit-il ; il ne lui est rien arrivé de fâcheux ?

— Voici son poncho et son chapeau, reprit Joan.

— Ciel ! s’écria Louis, il est mort.

Don Tadeo sentit son cœur se serrer.

— Non, fit l’indien, Curumilla est un Ulmen, il est brave et sage. Joan avait enlevé la jeune vierge pâle aux yeux d’azur, Curumilla pouvait tuer Joan, il ne l’a pas voulu, il a préféré s’en faire un ami.

Les blancs écoutaient avec anxiété ces paroles ; malgré leur obscurité, elles étaient cependant assez claires pour qu’ils comprissent que le chef indien tenait la piste des ravisseurs.

— Curumilla est bon, répondit don Tadeo, son cœur est large et son âme n’est pas cruelle.

— Joan était le chef de ceux qui ont enlevé la jeune fille blanche, Curumilla a changé de vêtements avec lui, reprit sentencieusement l’Indien, et il a dit à Joan : Va trouver le Grand Aigle des blancs et dis-lui que Curumilla sauvera la jeune vierge, ou qu’il périra ; Joan est venu sans s’arrêter, bien que la route fût longue.

— Mon frère a bien agi, dit don Tadeo en serrant avec force la main de l’Indien, dont le visage rayonna.

— Mon père est content ? fit-il, tant mieux.

— Et, reprit don Tadeo, mon frère avait enlevé la jeune fille pâle, il avait été bien payé pour cela ?

L’Indien sourit.

— La grande cavale aux yeux noirs est généreuse, dit-il.

— Ah ! je le savais ! s’écria don Tadeo, toujours cette femme ! toujours ce démon ! oh ! doña Maria ! nous avons un terrible compte à régler ensemble !

Il savait enfin ce qu’il avait tant d’intérêt à connaître.

Louis se leva péniblement du fauteuil sur lequel il était étendu, et s’approchant doucement de don Tadeo :

— Ami, lui dit-il d’une voix tremblante d’émotion, il faut sauver doña Rosario !

— Merci, lui répondit don Tadeo, merci de votre dévouement, mon ami ; mais, hélas ! vous êtes faible, blessé, presque mourant !

— Qu’importe ! s’écria le jeune homme avec chaleur, dussé-je périr à la tâche, je vous jure, don Tadeo de Leon, sur l’honneur de mon nom, que je ne me reposerai que lorsque doña Rosario sera libre.

Don Tadeo l’obligea à se rasseoir.

— Mon ami, lui dit-il, trois hommes dévoués sont déjà attachés aux pas des ravisseurs de ma fille.

— Votre fille ? fit Louis avec un étonnement mêlé de plaisir.

— Hélas, oui ! mon ami, ma fille ! Pourquoi aurais-je des secrets pour vous ? cet ange aux yeux bleus, que deux fois vous avez essayé de sauver, est ma fille ! le seul bonheur, la seule joie qui me reste au monde !

— Oh ! nous la retrouverons, il le faut ! reprit Louis avec force.

Tout à l’émotion qui l’agitait, don Tadeo ne remarqua pas l’accent passionné du comte.

Celui-ci s’était relevé ; malgré les douleurs qu’il ressentait, il semblait avoir subitement reconquis toutes ses forces.

— Mon ami, continua don Tadeo, les trois hommes dont je vous parle cherchent en ce moment à délivrer la pauvre enfant, n’entravons pas leurs plans, peut-être leur nuirions-nous. Quoi qu’il m’en coûte, je dois attendre.

Louis fit un mouvement.

— Oui, je vous comprends, cette inaction vous pèse, hélas ! croyez-vous qu’elle ne broie pas mon cœur de père ! Don Luis, j’endure des tourments atroces, tout se déchire en moi à la pensée cruelle de la situation affreuse où se trouve celle qui m’est si chère ; mais je sens que les tentatives que je ferais aujourd’hui seraient plutôt nuisibles qu’utiles pour son salut, et je me résigne en versant des larmes de sang à ne pas tenter la moindre démarche.

— C’est vrai ! avoua le blessé, il faut attendre ! attendre, mon Dieu ! quand elle souffre, quand elle nous appelle peut-être ! Oh ! c’est horrible ! pauvre père ! pauvre fille !

— Oui, dit faiblement don Tadeo, plaignez-moi, mon ami, plaignez-moi !

— Cependant, reprit le Français, cette inaction ne peut durer ; vous le voyez, je suis fort, je puis marcher, je suis convaincu que je me tiendrai facilement à cheval.

Don Tadeo sourit.

— Vous êtes un héros pour le cœur et le dévouement, mon ami, je ne sais comment vous remercier ; vous me rendez le courage et faites de moi un homme presque aussi résolu que vous.

— Oh ! tant mieux si vous reprenez espoir, répondit Louis, qui avait rougi aux paroles de son ami.

Don Tadeo se tourna vers Joan.

— Mon frère reste ? dit-il.

— Je suis aux ordres de mon père, répliqua l’Indien.

— Puis-je me fier à mon frère ?

— Joan n’a qu’un cœur et une vie, tous deux appartiennent aux amis de Curumilla.

— Mon frère a bien parlé, je serai reconnaissant envers lui.

L’Indien s’inclina.

— Que mon frère revienne ici au troisième soleil, il nous guidera sur la piste de Curumilla.

— Au troisième soleil, Joan sera prêt.

Et, saluant les trois personnages avec noblesse, l’Indien se retira pour prendre quelques heures d’un repos qui lui était indispensable après la marche forcée qu’il avait faite.

— Don Gregorio, reprit le dictateur, en s’adressant à son lieutenant, vous n’expédierez le général Bustamente à Santiago que dans trois jours. Je me joindrai à l’escorte jusqu’à la fourche où commence la route de San-Miguel. Ces trois jours vous sont indispensables, dit-il en souriant à Louis, nous ne savons pas quels sont les dangers et les fatigues qui nous attendent dans le voyage que nous allons entreprendre, il faut, mon ami, que vous soyez en état de les supporter.

— Encore trois siècles à attendre ! murmura le jeune homme avec accablement.