Le Grand Chef des Aucas/Chapitre 51

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F. Roy (p. 264-269).
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VI

L’AMOUR D’UN INDIEN


La Linda rejoignit bientôt Antinahuel qui, sachant quelle torture elle se préparait à infliger à la jeune fille, s’était arrêté à quelques pas du lieu où il l’avait laissée, afin de l’obliger à ralentir la rapidité de sa course.

Ce fut en effet ce qui arriva : quelque désir que doña Maria eût de presser le pas des chevaux, le chef, avec cet entêtement inerte de l’homme qui ne veut pas comprendre, feignit de ne point s’apercevoir de son impatience et continua à s’avancer au trot jusqu’à ce que l’on fût arrivé à San-Miguel.

Cet acte d’humanité, si en dehors du caractère et des habitudes du chef araucan, sauva la vie de doña Rosario, que tuait le galop du cheval sur lequel elle était attachée.

Lorsque l’on eut atteint la tolderia, les cavaliers mirent pied à terre, la jeune fille fut détachée et transportée, à demi-morte, dans le cuarto où, une heure auparavant, elle s’était, pour la première fois, trouvée en présence de la courtisane.

Les Indiens qui la portaient la jetèrent brutalement à terre dans un coin et sortirent ; la tête de la pauvre enfant rebondit sur le sol avec un son mat.

L’aspect de doña Rosario était réellement affreux, et aurait ému de pitié toute autre que la tigresse qui se plaisait à la maltraiter si cruellement.

Ses longs cheveux, détachés, tombaient en désordre sur ses épaules à demi nues et étaient collés par places sur son visage avec le sang qui avait coulé de sa blessure ; sa figure, souillée de sang et de boue, avait une teinte verdâtre, ses lèvres entrouvertes laissaient à découvert ses dents serrées.

Ses poignets et ses chevilles, auxquels pendaient encore les tronçons de la corde grossière avec laquelle on l’avait attachée sur le cheval, étaient meurtris et diaprés de larges ecchymoses sanguinolentes.

Tout son corps frémissait, agité de tressaillements nerveux, et sa poitrine haletante ne laissait qu’avec peine exhaler sa respiration sifflante.

Elle était toujours évanouie.

La Linda et Antinahuel entrèrent.

— Pauvre fille ! murmura le chef.

La Linda le regarda avec un feint étonnement.

— Je ne vous reconnais plus, chef, lui dit-elle avec un sourire sardonique ; mon Dieu, comme l’amour change un homme ! Comment, vous, Antinahuel, le plus intrépide guerrier des quatre Utal-Mapus de l’Araucanie, vous vous apitoyez sur le sort de cette péronnelle ! Dieu me damne ! vous êtes, je crois, sur le point de pleurer comme une femme !


Elle appuya sous les narines de sa victime un flacon de sels d’une grande puissance.

Le chef secoua la tête avec tristesse.

— Oui, dit-il, en considérant la jeune fille d’un air sombre, c’est vrai, ma sœur a raison, je ne me reconnais plus moi-même ! Oh ! ajouta-t-il avec un accent plein d’amertume, est-il possible, en effet, que moi, Antinahuel, auquel les Huincas ont fait tant de mal, je sois ainsi ? Quelle est donc la force de ce sentiment que j’ignorais, puisqu’il me ferait commettre une lâcheté ? Cette femme est d’une race maudite, elle appartient à l’homme dont les ancêtres ont été, depuis des siècles, les bourreaux des miens ; cette femme est là, devant moi, elle est en ma puissance, je puis me venger sur elle, assouvir la haine qui me dévore, lui faire endurer les maux les plus atroces !… et je n’ose pas !… non, je n’ose pas !…

Ces dernières paroles furent prononcées avec un accent si terriblement passionné qu’elles semblaient le rugissement d’une panthère prise au piège ; elles avaient quelque chose qui épouvantait et faisait froid au cœur.

La Linda regardait le chef avec un mélange de terreur et d’admiration ; cette passion de bête fauve la touchait, l’intéressait, si l’on peut parler ainsi ; elle comprenait tout ce qu’il y avait d’âcre, de féroce, de voluptueux dans l’amour de ce guerrier sauvage, dont jusqu’à ce jour les seules joies avaient été la bataille, le sang versé à torrents et le râle de ses victimes.

Elle contemplait ce titan vaincu, honteux de sa défaite, se débattant en vain sous la force toute-puissante du sentiment qui l’étreignait, et qui, en rugissant, était contraint d’avouer sa défaite.

Ce spectacle était pour elle plein de charmes et d’imprévu.

— Mon frère aime donc bien cette femme ? demanda-t-elle d’une voix douce et insinuante.

Antinahuel la regarda comme s’il se réveillait en sursaut, il fixa sur elle un œil hébété et lui serrant sans y songer le bras à le briser :

— Si je l’aime ! s’écria-t-il avec violence, si je l’aime !… que ma sœur écoute : avant de mourir et d’aller dans l'eskennane — paradis — chasser dans les prairies bienheureuses avec les guerriers justes, mon père me fit appeler et approchant sa bouche de mon oreille, car la vie s’éteignait en lui (il ne pouvait plus parler à peine), il me révéla d’une voix entrecoupée les malheurs de notre famille : « Mon fils, ajouta-t-il, tu es le dernier de notre race, don Tadeo de Leon est aussi le dernier de la sienne ; depuis l’arrivée des visages pâles, la famille de cet homme s’est fatalement trouvée toujours, partout, dans, toutes les circonstances, en lutte avec la nôtre, il faut que don Tadeo meure, afin que sa race maudite disparaisse de la surface de la terre et que la nôtre reprenne sa force et sa splendeur. Jure-moi de tuer cet homme que jamais je n’ai pu atteindre ! » Je le jurai : « Bon, me dit-il, Pillian aime les enfants qui obéissent à leur père. Que mon fils monte son meilleur cheval et qu’il se mette à la recherche de son ennemi, afin que, lorsqu’il l’aura tué, son cadavre brûle sur mon tombeau et me réjouisse dans l’autre vie. » Puis d’un signe mon père m’ordonna de partir. Sans répliquer, je sellai, ainsi qu’il me l’avait commandé, mon meilleur cheval, je vins dans la ville nommée Santiago, résolu à tuer mon ennemi n’importe où je le rencontrerais pour obéir à mon père.

— Eh bien ? demanda la Linda en voyant qu’il s’interrompait brusquement.

— Eh bien ! reprit-il d’une voix sourde, je vis cette femme, j’oubliai tout, serment, haine, vengeance, pour ne plus songer qu’à l’aimer, et mon ennemi vit encore.

La Linda lui lança un regard de dédain ; Antinahuel ne le remarqua pas et continua :

— Un jour cette femme me trouva mourant, percé de coups, gisant abandonné au fond d’un fossé sur une route ; elle me fit relever par ses peones, me conduisit dans son toldo en pierre, et pendant trois lunes veilla seule à mon chevet, obligeant à se retirer la mort, qui déjà s’était penchée sur moi.

— Et quand mon frère fut guéri ? dit la Linda.

— Quand je fus guéri, reprit-il avec exaltation, je m’enfuis comme un tigre blessé, portant dans mon cœur une plaie incurable ! Longtemps j’ai lutté, j’ai combattu contre moi-même pour vaincre cette passion insensée, tout a été inutile. Il y a deux soleils, lorsque j’ai quitté ma tolderia, ma mère que j’aimais et que je vénérais, a voulu s’opposer à mon départ ; elle savait que c’était l’amour qui m’entraînait loin d’elle, que c’était pour voir cette femme que je la quittais ; eh bien, ma mère…

— Votre mère ? fit la courtisane haletante.

— Comme elle s’obstinait à ne pas me laisser partir, je l’ai broyée sans pitié sous les sabots de mon cheval ! s’écria-t-il d’une voix stridente.

— Oh ! s’écria la Linda avec horreur, en reculant malgré elle.

— Oui, c’est horrible, n’est-ce pas, de tuer sa mère ? de la tuer pour une fille d’une race maudite !… Oh ! ajouta-t-il avec un ricanement terrible, ma sœur me demandera-t-elle encore si j’aime cette femme ?… Pour elle… pour la voir… pour l’entendre m’adresser une de ces douces paroles qu’elle me disait de sa voix harmonieuse et musicale comme un chant d’oiseau, quand elle veillait près de moi, ou seulement la voir me sourire, comme elle le faisait autrefois, je sacrifierais avec joie les intérêts les plus sacrés, je me plongerais dans le sang de mes amis les plus chers, rien ne m’arrêterait.

Pendant qu’il parlait ainsi, la Linda, tout en l’écoutant, réfléchissait profondément ; lorsqu’il se tut, elle lui dit :

— Je vois que mon frère aime bien réellement cette femme ; qu’il me pardonne, je croyais qu’il n’éprouvait pour elle qu’un de ces caprices passagers qu’un lever et un coucher de soleil voient naître et mourir, je me suis trompée, je saurai réparer ma faute.

— Que veut dire ma sœur ?

— Je veux dire que si j’avais connu la passion de mon frère, je n’aurais pas infligé à cette fille les rudes châtiments que je lui ai fait subir.

— Pauvre enfant ! soupira-t-il.

La Linda sourit avec ironie.

— Oh ! mon frère ne connaît pas les femmes pales, dit-elle, ce sont des vipères que l’on a beau écraser, et qui toujours se redressent pour piquer au talon celui qui appuie le pied dessus. On ne discute pas avec la passion, sans cela je dirais à mon frère : Remerciez-moi, car en tuant cette femme je vous préserve d’atroces douleurs ; cette femme ne vous aimera jamais ! plus vous vous ferez humble devant elle, plus elle se tiendra froide, hautaine et méprisante devant vous !

Antinahuel fit un mouvement.

— Mais, continua-t-elle, mon frère aime, je lui rendrai cette femme ; avant une heure je la lui livrerai, sinon complètement guérie, du moins hors de danger, et sans attendre l’accomplissement de la promesse qu’il m’a faite, je le laisserai libre d’en disposer comme bon lui semblera.

— Oh ! si ma sœur fait cela, s’écria Antinahuel ivre de joie, je serai son esclave !

Doña Maria sourit avec une expression indéfinissable, elle avait atteint son but.

— Je le ferai, dit-elle, seulement le temps presse, nous ne pouvons rester ici davantage, des devoirs impérieux nous réclament, mon frère l’oublie sans doute.

Antinahuel lui jeta un regard soupçonneux.

— Je n’oublie rien, dit-il ; l’ami de ma sœur sera délivré, dussé-je, pour obtenir ce résultat, faire tuer mille guerriers.

— Bon ! mon frère réussira.

— Seulement je ne partirai que lorsque la vierge aux yeux d’azur aura repris connaissance.

— Que mon frère se hâte donc de donner l’ordre du départ, car dans dix minutes cette frêle enfant sera dans l’état qu’il désire.

— Bien ! fit Antinahuel, dans dix minutes je serai ici.

Il sortit du cuarto d’un pas précipité.

Dès qu’elle fut seule, la Linda s’agenouilla devant la jeune fille, la délivra des cordes qui la serraient encore, lui lava le visage avec de l’eau fraîche, releva ses cheveux et banda avec soin la blessure qu’elle avait au front.

— Oh ! pensa-t-elle, par cette femme, je te tiens, démon, va ! agis comme bon te semblera, je suis toujours assurée maintenant de t’obliger à faire toutes mes volontés.

Elle souleva doucement la jeune fille, la plaça sur le fauteuil à dossier qui se trouvait dans le cuarto, répara tant bien que mal le désordre de la toilette de sa victime, et lui appuya sous les narines un flacon de sels d’une grande puissance.

Ces sels ne tardèrent pas à produire de l’effet : le râle cessa, la poitrine fut moins oppressée, la jeune fille poussa un profond soupir et ouvrit les yeux en jetant autour d’elle des regards languissants. Mais subitement son œil se fixa sur la femme qui lui prodiguait des soins, une nouvelle pâleur couvrit ses traits qui avaient repris une teinte rosée, elle ferma les yeux et fut sur le point de s’évanouir de nouveau.

La Linda haussa les épaules ; elle sortit un nouveau flacon de sa poitrine et, entr’ouvant la bouche de la pauvre enfant, elle versa sur les lèvres violacées quelques gouttes de cordial.

L’effet en fut prompt comme la foudre.

La jeune fille se redressa subitement et tourna la tête vers la Linda.

En ce moment Antinahuel rentra.

— Tout est près, dit-il, nous pouvons partir.

— Quand vous voudrez, répondit doña Maria.

Le chef regarda la jeune fille et sourit avec joie.

— J’ai tenu ma promesse, fit la Linda.

— Je tiendrai la mienne, dit-il.

— Que faites-vous de cette enfant ?

— Elle reste ici ; j’ai pourvu à tout.

— Partons, alors, et se tournant vers doña Rosario : Au revoir, señorita, lui dit-elle avec un sourire méchant.

Doña Rosario se leva comme poussée par un ressort, et lui saisissant les bras :

— Madame, lui dit-elle d’une voix triste, je ne vous maudis pas. Dieu veuille, si vous avez des enfants, qu’ils ne soient jamais exposés à souffrir les tortures auxquelles vous m’avez condamnée !

À cette parole qui lui brûla le cœur comme un fer rouge, la Linda poussa un cri de terreur, une sueur froide inonda son front pâli et elle sortit de la salle en trébuchant.

Antinahuel la suivit.

Bientôt le bruit des chevaux qui s’éloignaient apprit à la jeune fille que ses ennemis s’étaient éloignés et qu’enfin elle se trouvait seule.

La pauvre enfant, libre de se livrer à sa douleur, fondit en larmes et laissa tomber sa tête dans ses mains en s’écriant avec désespoir :

— Ma mère ! ma mère ! si vous vivez encore où êtes-vous donc ? que vous n’accourez pas au secours de votre fille.