Le Grand Chef des Aucas/Chapitre 61

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F. Roy (p. 319-324).
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XVI

PROPOSITIONS


L’obscurité ne tarda pas à envelopper la terre et à confondre tous les objets.

Les ténèbres étaient épaisses. Des nuages couraient lourdement dans l’espace et cachaient le disque blafard de la lune.

Un silence de mort pesait sur la nature. Parfois ce silence était interrompu par les cris sinistres des bêtes fauves ou les sifflements du vent à travers les branches des arbres.

En vain les trois hommes réfugiés sur les rochers se fatiguaient les yeux en cherchant à distinguer les objets, autour d’eux tout était obscurité.

À de longs intervalles, des bruits sans nom montaient jusqu’à la plate-forme sur laquelle ils se trouvaient et augmentaient encore leur inquiétude.

Obligés de veiller avec soin pour éviter toute surprise, aucun d’eux n’eut le loisir de prendre un instant de repos.

Don Tadeo avait remarqué pendant le jour que, bien que les rochers au sommet desquels ils étaient s’élevassent à pic dans l’espace, la montagne sur la pente de laquelle ils s’élevaient était beaucoup plus haute qu’eux, et que, bien qu’à une distance assez considérable, d’adroits tireurs postés à une certaine hauteur les domineraient et les fusilleraient presque sans coup férir.

Il fit part à ses compagnons de cette observation, dont ils reconnurent la justesse.

Du côté de la plaine, ils étaient parfaitement garantis, l’escalade était impossible et ils pouvaient tirer à l’abri sur ceux qui les attaqueraient.

Ils s’occupèrent donc de se fortifier également du côté opposé.

Ils profitèrent des ténèbres qui les enveloppaient comme d’un linceul pour le faire.

Ils élevèrent une espèce de mur en entassant les pierres les unes sur les antres à une hauteur de huit pieds, et comme en ce pays les rosées sont excessivement fortes, au moyen de la lance de Curumilla et de celle de Joan, que celui-ci avait abandonnée en partant, ils établirent une espèce de tente en étendant dessus deux ponchos qu’ils attachèrent l’un à l’autre.

Sous cette tente ils entassèrent les couvertures et les pellones de leurs chevaux, de sorte que non seulement ils parvinrent à se garantir de toute attaque de ce côté, mais encore ils se procurèrent un abri fort utile contre le froid de la nuit et la chaleur des rayons du soleil pendant le jour, s’ils étaient contraints de demeurer longtemps en ce lieu.

Cette tente leur servit aussi pour mettre à couvert leurs provisions de guerre et de bouche, que l’eau et le soleil auraient également détériorées.

Ces divers travaux les occupèrent une grande partie de la nuit.

Vers trois heures du matin, comme l’obscurité commençait à se dissiper, que le ciel prenait à l’horizon des teintes d’opale qui précèdent ordinairement dans ces contrées le lever du soleil, Curumilla s’approcha de ses deux compagnons, qui luttaient vainement contre le sommeil et la fatigue qui les accablaient.

— Que mes frères dorment deux heures, leur dit-il, Curumilla veillera.

— Mais vous, chef, lui répondit don Tadeo, vous qui vous êtes si noblement dévoué à notre cause, vous devez avoir au moins autant besoin de repos que nous, dormez ! nous veillerons à votre place.

— Curumilla est un chef, répondit l’Ulmen, il ne dort pas sur le sentier de la guerre.

Les deux hommes connaissaient trop bien leur ami pour lui faire des observations inutiles ; charmés au fond du cœur de ce refus qui leur permettait de reprendre des forces, ils se jetèrent sur les pellones et s’endormirent presque aussitôt.

Lorsque Curumilla fut bien certain que ses compagnons étaient plongés dans le sommeil, il se glissa en rampant le long de la pente des rochers et arriva au pied de la forteresse.

Nous avons dit que la montagne était couverte d’une profusion de hautes herbes ; du milieu de ces herbes, desséchées par les rayons ardents du soleil de l’été, s’élevaient par places des bouquets d’arbres résineux ; Curumilla s’accroupit dans les buissons et prêta l’oreille.

Rien ne troublait le silence.

Tout dormait ou semblait dormir dans la plaine et sur la montagne.

Le chef ôta son poncho, s’étendit sur le sol, de façon à dissimuler le plus possible sa présence, puis il jeta son poncho sur lui et s’en recouvrit. Ce soin pris, il tira son méchero de sa ceinture et battit le briquet sans craindre, grâce à ses minutieuses précautions, que les étincelles qui jaillissaient de la pierre fussent aperçues dans l’obscurité.

Dès qu’il eut du feu il ramassa des feuilles sèches au pied d’un buisson, souffla patiemment pour aviver le feu jusqu’à ce que la fumée eût pris une certaine consistance, puis il s’éloigna en rampant comme il était venu et regagna le sommet des rochers sans avoir donné l’éveil à aucune des nombreuses sentinelles qui, probablement, surveillaient dans l’ombre les mouvements des aventuriers.

Ses compagnons dormaient toujours.

Och ! se dit-il en lui-même avec satisfaction, à présent nous ne craindrons pas que des tirailleurs s’embusquent derrière les arbres au-dessus de nous.

Et il resta les yeux obstinément fixés sur la place qu’il venait de quitter.

Bientôt une lueur rougeâtre perça l’obscurité ; cette lueur grandit peu à peu et se changea en une colonne de flamme qui monta vers le ciel en épais tourbillons et en lançant autour d’elle des milliers d’étincelles. La flamme gagna rapidement de proche en proche, si bien que tout le sommet de la montagne se trouva presque immédiatement en feu.


On alluma un candil et les trois interlocuteurs se virent.

Des cris furieux se faisaient entendre et l’on voyait courir à la lueur de l’incendie une foule d’Indiens qui s’échappaient de leurs postes d’observation, et dont les silhouettes se détachaient en noir dans ce foyer incandescent.

Mais le Corcovado n’était pas complètement boisé, aussi l’incendie ne put-il pas s’étendre au loin. Néanmoins, le but que Curumilla s’était proposé était atteint, les lieux qui une heure auparavant offraient d’excellents abris, étaient à présent entièrement découverts.

Aux cris poussés par les Indiens, don Tadeo et le comte s’étaient éveillés en sursaut, et croyant à une attaque ils avaient rejoint le chef.

Ils le trouvèrent contemplant l’incendie d’un œil radieux, se frottant les mains silencieusement.

— Eh ! fit don Tadeo, qui a allumé ce brasier ?

— Moi ! répondit Curumilla, voyez comme ces bandits se sauvent à demi grillés.

Les deux hommes partagèrent franchement son hilarité.

— Ma foi ! observa le comte, vous avez eu une heureuse idée, chef ! nous sommes débarrassés de voisins qui n’auraient pas laissé que d’être incommodes.

Faute d’aliments, l’incendie s’éteignit aussi rapidement qu’il s’était allumé ; les aventuriers dirigèrent leurs regards vers la plaine.

Ils poussèrent un cri d’étonnement et de stupeur.

Aux premiers rayons du soleil levant, mêlés aux lueurs mourantes de l’incendie, ils avaient aperçu un camp indien entouré d’un large fossé et retranché dans toutes les règles araucanes.

Dans l’intérieur de ce camp, qui était assez considérable, s’élevaient un grand nombre de huttes, construites avec des peaux de bœufs tendues sur des pieux croisés fichés en terre.

Les trois hommes allaient avoir à soutenir un siège en règle.

Toutes les prévisions de Curumilla s’étaient accomplies avec une précision désespérante.

— Hum ! dit le comte, je ne sais trop comment nous nous en tirerons.

— Eh mais ! observa don Tadeo, on dirait qu’ils demandent à parlementer.

— Oui, dit Curumilla en épaulant son fusil, faut-il tirer ?

— Gardez-vous-en bien, chef, s’écria don Tadeo, voyons d’abord ce qu’ils veulent, peut-être leurs propositions sont-elles acceptables.

— J’en doute, répondit le comte, cependant je crois que nous devons les écouter.

Curumilla redressa tranquillement son fusil sur lequel il s’appuya nonchalamment.

Plusieurs hommes étaient sortis du camp.

Ces hommes étaient sans armes.

L’un d’eux agitait de la main droite, au-dessus de sa tête, un de ces drapeaux étoilés qui servent de guidons aux Araucans.

Deux de ces individus portaient le costume chilien. Arrivés presque au pied de la citadelle improvisée, ils s’arrêtèrent.

La hauteur était assez grande, la voix n’arrivait que faiblement aux oreilles des assiégés.

— Que l’un de vous descende, cria une voix que don Tadeo reconnut pour être celle du général Bustamente, afin que nous puissions vous poser les conditions que nous voulons vous offrir.

Don Tadeo se préparait à répondre, le comte le repoussa vivement en arrière.

— Êtes-vous fou, cher ami, dit-il un peu brusquement ? Ils ignorent quels sont les hommes qui sont ici, il est inutile de les en instruire, laissez-moi faire.

Et se penchant sur le bord de la plate-forme :

— Si l’un de nous descend, cria-t-il, sera-t-il libre de rejoindre ses compagnons, si vos propositions ne sont pas acceptées ?

— Oui, répondit le général, sur ma parole d’honneur de soldat, il ne sera rien fait au parlementaire et il pourra rejoindre ses compagnons.

Louis regarda don Tadeo.

— Allez, lui dit celui-ci avec noblesse ; moi, qui suis son ennemi, je me fierais à sa parole.

Le jeune homme se retourna vers la plaine.

— Je viens, cria-t-il.

Alors il quitta ses armes, et avec l’adresse et la célérité d’un chamois, il sauta de rocher en rocher et au bout de cinq minutes il se trouva en face des chefs ennemis.

Ils étaient quatre, nous l’avons dit.

Antinahuel, le Cerf Noir, le général Bustamente et le sénateur don Ramon Sandias.

Seul, le sénateur n’était pas blessé.

Le général et Antinahuel avaient des blessures à la tête et à la poitrine, le Cerf Noir portait le bras droit en écharpe.

Le comte, dès qu’il fut devant eux, les salua avec la plus exquise courtoisie, et se croisant les bras sur la poitrine, il attendit qu’il leur plût de prendre la parole.

— Caballero, lui dit don Pancho avec un sourire contraint, le soleil est bien chaud, ici ; comme vous le voyez je suis blessé, voudriez-vous nous suivre dans le camp ? vous n’aurez rien à craindre.

— Monsieur, répondit le jeune homme avec hauteur, je ne crains rien, ma démarche vous le prouve, je vous suivrai où bon vous semblera.

Le général s’inclina en signe de remerciement.

— Venez, lui dit-il.

— Passez, monsieur, je vous suis.

Les cinq hommes se dirigèrent alors vers le camp, dans lequel ils furent introduits l’un après l’autre, en marchant sur une planche jetée en travers du fossé.

— Hum ! fit le Français à part lui, ces gens-là ont de bien mauvaises figures, je crains bien de m’être jeté dans la gueule du loup.

Le général, qui en ce moment le considérait, parut avoir deviné sa pensée, car il s’arrêta au moment de mettre le pied sur la planche en lui disant :

— Monsieur, si vous avez peur, vous pouvez vous retirer.

Le jeune homme tressaillit, son front rougit de honte et de colère

— Général, répondit-il avec hauteur, j’ai votre parole, ensuite il est une chose que vous ignorez.

— Quelle est cette chose que j’ignore, monsieur ?

— Celle-ci, général, c’est que je suis Français.

— Ce qui veut dire ?

— Que je n’ai jamais peur ; ainsi, veuillez passer, je vous prie, afin que je passe après vous, ou bien, si vous le préférez, cédez-moi votre place.

Le général le regarda avec étonnement, presque avec admiration, pendant une seconde ; par un mouvement spontané, il étendit le bras vers lui.

— Votre main, monsieur, lui dit-il, vous êtes un brave ; il ne tiendra pas à moi, je vous le jure, que vous ne vous en retourniez satisfait de notre entrevue.

— Cela vous regarde, monsieur, répondit le jeune homme en posant sa main blanche, fine et aristocratique, dans celle que lui tendait le général.

Les deux Indiens avaient attendu, impassibles, la fin de cette discussion.

Les Araucans sont bons juges en matière de courage ; pour eux cette qualité est la première de toutes, aussi ils l’honorent même dans un ennemi.

Les cinq personnages marchèrent silencieusement pendant quelques minutes à travers le camp, enfin ils arrivèrent devant une hutte, plus grande que les autres, à l’entrée de laquelle un faisceau de longues lances à banderoles écarlates, plantées en terre, montrait que c’était la hutte d’un chef.

Ils entrèrent.

Cette hutte était tout à fait privée de meubles, quelques crânes de bœufs épars çà et là servaient de sièges.

Dans un coin, sur un amas de feuilles sèches recouvertes de pellones et de ponchos, une femme était étendue la tête enveloppée de compresses.

Cette femme était la Linda.

Elle paraissait dormir. Pourtant, au bruit causé par l’entrée des chefs, son œil fauve étincela dans la demi-obscurité de la hutte et prouva qu’elle était bien éveillée.

Chacun s’assit tant bien que mal sur un crâne de bœuf.

Lorsque tous eurent pris place, le général parut se recueillir un instant, puis il leva les yeux sur le comte et lui dit d’une voix brève :

— Voyons, monsieur, à quelles conditions consentez-vous à vous rendre ?

— Pardon, monsieur, répondit le jeune homme, nous ne consentons à nous rendre à aucune condition ; ne déplaçons pas la question, s’il vous plaît : c’est au contraire vous qui avez des propositions à nous faire, ce qui est bien différent. J’attends qu’il vous plaise de les articuler.

Un profond silence suivit ces paroles.