Le Grand Chef des Aucas/Chapitre 71

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F. Roy (p. 378-383).
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XXVI

LE MILAN ET LA COLOMBE


Le général Bustamete avait mis à profit la bonne volonté subite dont Antinahuel avait fait preuve à son égard.

Aussi, deux jours après les événements que nous avons rapportés, l’armée araucanienne était-elle fortement retranchée sur le Biobio, dans une position inaccessible.

Antinahuel, en chef expérimenté, avait établi son camp au sommet d’une colline boisée qui dominait le seul gué de la rivière.

Un rideau d’arbres avait été laissé pour dissimuler la présence de l’armée, si bien que nul n’aurait pu, à moins de renseignements positifs, la croire dans cette position.

Les divers contingents des Utals-Mapus étaient arrivés en toute hâte au rendez-vous assigné par le toqui ; d’instants en instants il en arrivait encore.

La force totale de l’armée était en ce moment d’environ neuf mille hommes.

Le Cerf Noir, avec un corps de guerriers d’élite, battait la campagne dans tous les sens afin de surprendre les coureurs ennemis.

Les maloccas, ou invasions araucaniennes, ne sont que des surprises, aussi la prudence déployée par les chefs dans ces expéditions est-elle extrême.

Rien ne donnait à supposer aux Indiens que les blancs se doutassent du coup de main qu’ils méditaient.

Ils voyaient sur la rive opposée du Biobio les troupeaux paître en liberté et les huasos vaquer tranquillement à leurs affaires, comme si de rien n’était.

Le général Bustamente interrogeait l’horizon à l’aide d’une longue-vue.

Antinahuel était retiré sous son toldo avec la Linda et doña Rosario.

La jeune fille n’était au camp que depuis une heure.

La pauvre enfant portait sur son visage pâli les traces des fatigues qu’elle avait éprouvées ; une sombre tristesse était répandue sur ses traits.

Elle se tenait debout, les yeux baissés, devant le toqui, dont le regard brûlant ne la quittait pas une seconde.

— Mon frère voit que j’ai tenu ma promesse, lui dit la Linda avec un mauvais sourire à l’adresse de la jeune fille.

— Oui, répondit le toqui, je remercie ma sœur, moi aussi j’ai tenu la mienne.

— Mon frère est un grand guerrier, il n’a qu’une parole ; avant d’entrer sur le territoire des Huincas, il serait bon qu’il fixât le sort de sa prisonnière.

— Cette jeune vierge n’est pas ma prisonnière, répondit Antinahuel, dont le regard étincela, elle sera la femme du grand toqui des Aucas.

— Soit ! fit la Linda en haussant les épaules, Antinahuel est le maître.

Le chef se leva, et s’approchant de la jeune fille :

— Ma sœur est triste, lui dit-il avec douceur, la longue route qu’elle a faite l’a fatiguée sans doute ; un toldo est préparé pour ma sœur, elle se reposera quelques heures, et puis après Antinahuel lui fera connaître ses intentions.

— Chef, répondit La jeune fille avec mélancolie, mon corps n’éprouve pas de fatigue, je suis forte, vos mosotones ont été bons pour moi, ils ont eu pitié de ma jeunesse et m’ont traitée avec douceur.

— Le chef l’avait ordonné, dit galamment Antinahuel.

— Je vous remercie d’avoir donné ces ordres, cela me prouve que vous n’êtes pas méchant.

— Non, fit Antinahuel, j’aime ma sœur.

La jeune fille ne comprit point cette déclaration d’amour à brûle-pourpoint, et se méprit sur le sens des paroles qui lui étaient adressées.

— Oh ! oui, dit-elle naïvement, vous m’aimez, vous avez pitié de moi, vous ne voudrez pas me voir souffrir !

— Non, j’apporterai tous mes soins à ce que ma sœur soit heureuse.

— Oh ! ce serait bien facile, si vous le vouliez réellement ! s’écria-t-elle en lui jetant un regard de prière et en joignant les mains.

— Que faut-il faire pour cela ? je suis prêt à obéir à ma sœur.

— Bien vrai ?

— Que ma sœur parle ! fit le chef.

— Les larmes d’une pauvre jeune fille ne peuvent qu’attrister un grand guerrier comme vous !

— C’est la vérité, dit-il doucement.

— Rendez-moi à mes amis, à mes parents ! s’écria-t-elle avec effusion ; oh ! si vous faites cela, chef, je vous bénirai ! je vous garderai une éternelle reconnaissance, car je serai bien heureuse !

Antinahuel recula tout interdit en se mordant les lèvres avec colère.

La Linda éclata de rire.

— Vous voyez, dit-elle, il vous est très facile de la rendre bien heureuse !

Le chef fronça les sourcils d’un air courroucé.

— Holà ! frère, reprit la Linda, ne nous fâchons pas, je vous prie, et laissez-moi un instant causer avec cette colombe effarouchée.

— Pourquoi faire ? dit le toqui avec impatience.

— Caramba ! pour lui expliquer clairement vos intentions ; au train dont vous y allez, vous n’en finirez jamais.

— Bon.

— Seulement, faites bien attention que je ne réponds nullement de la bien disposer à votre égard.

— Ah ! fit Antinahuel désappointé.

— Non, mais je vous garantis qu’après notre conversation elle saura parfaitement à quoi s’en tenir sur vos projets sur elle ; cela vous convient-il ?

— Oui, ma sœur a la langue dorée, elle l'endormira.

— Hum ! je ne crois pas ; cependant je vais essayer pour vous être agréable, dit-elle avec un sourire ironique.

— Bien, pendant la conversation de ma sœur, je visiterai le camp.

— C’est cela, fit la Linda, de cette façon vous ne perdrez pas votre temps.

Antinahuel sortit après avoir lancé à la jeune fille un regard qui lui fit baisser les yeux en rougissant.

Restée seule avec doña Rosario, la Linda l’examina un instant avec une telle expression de méchanceté haineuse que la jeune fille se sentit frémir d’effroi malgré elle.

La vue de cette femme produisait sur elle cet effet étrange que l’on attribue au regard du serpent : elle se sentait fascinée par cet œil glauque au regard froid qui se rivait sur elle avec une fixité insupportable.

Après quelques minutes qui parurent un siècle à la pauvre enfant, la Linda se leva, s’approcha lentement d’elle et lui posant rudement la main sur l’épaule :

— Pauvre fille ! lui dit-elle d’une voix incisive, depuis bientôt un mois que tu es prisonnière, en es-tu donc encore à deviner pour quelle raison je t’ai fait enlever ?

— Je ne vous comprends pas, madame, répondit doucement la jeune fille, vos paroles sont pour moi des énigmes dont je cherche vainement le sens.

— Pauvre innocente ! reprit la courtisane avec un rire moqueur, il me semble pourtant que la nuit où nous nous sommes trouvées face à face au village de San-Miguel je t’ai parlé assez franchement.

— Tout ce qu’il m’a été possible de comprendre, madame, c’est que vous me haïssez pour une raison que j'ignore.

— Que t’importe la raison, puisque le fait existe ! Oui, je te hais, misérable ! je me venge sur toi des tortures qu’une autre personne m'a fait endurer ; qu’est-ce que cela me fait, à moi, que tu ne m’aies rien fait ! je ne te connais pas ! en me vengeant sur toi, ce n’est pas toi que je hais ! c’est celui qui t’aime ! dont chacune de tes larmes brise le cœur ! Mais ce n’est pas assez des tourments que je te réserve, s’il les ignore, je veux qu’il en soit témoin, je veux qu’il expire de désespoir en apprenant ce que j’ai fait de toi, à quel état d’abaissement et de mépris je t’ai réduite.

— Dieu est juste, madame, répondit la jeune fille avec fermeté, je ne sais quels forfaits vous méditez, mais il veillera sur moi et ne laissera pas s’accomplir cette atroce vengeance dont vous me menacez.

— Dieu ! misérable créature, s’écria la Linda avec un ricanement farouche, Dieu n’est qu’un mot ! il n’existe pas ! prie-le, car tu n’as plus que lui qui puisse te venir en aide !

— Il ne me faillira pas, madame ! répondit-elle, prenez garde que bientôt, courbée sous sa main puissante, à votre tour vous imploriez en vain sa miséricorde et ne trouviez que sa tardive mais implacable justice !

— Va ! misérable enfant ! tes menaces ne m’inspirent que du mépris.

— Je ne menace pas, madame, je suis une malheureuse jeune fille, que la fatalité a jetée innocente entre vos mains, je tâche de vous attendrir.

— Vaines prières, que les tiennes ! Eh bien, soit ! ajouta-t-elle en s’animant à la colère qui grondait en elle, lorsque mon heure sera venue, je ne demanderai pas plus de pitié que je n’en aurai pour toi !

— Dieu vous pardonne le mal que vous voulez me faire, madame.

Pour la deuxième fois, malgré elle, la Linda éprouvait une émotion indéfinissable, dont elle cherchait vainement à s’expliquer la cause ; mais elle se raidit contre ce pressentiment secret qui semblait l’avertir que sa vengeance s’égarait, et qu’en voulant frapper trop fort elle se trompait.

— Écoute, lui dit-elle d’une voix brève et saccadée, c’est moi qui t’ai fait enlever, tu le sais ; mais tu ignores dans quel but, n’est-ce pas ? eh bien ! ce but, je vais te le faire connaître : l’homme qui sort d’ici, Antinahuel, le chef des Araucans, est un misérable ! eh bien ! il a conçu pour toi une passion immonde, monstrueuse, comme son esprit féroce est seul capable d’en concevoir ; écoute, sa mère a voulu le détourner de cette passion, il a tué sa mère !

— Oh ! s’écria la jeune fille avec horreur.

— Tu trembles, n’est-ce pas ? reprit la Linda ; c’est un être bien abject, en effet, que cet homme ! il n’a de cœur que pour le crime, il ne reconnaît de lois que celles que ses passions et ses vices lui imposent ! eh bien ! cet être hideux, ce scélérat odieux, t’aime, te dis-je, il est amoureux de toi. Me comprends-tu ? Je ne sais ce qu’il aurait donné pour te posséder, pour faire de toi sa maîtresse : moi, je t’ai vendue à cet homme, tu lui appartiens, tu es son esclave, il a le droit de faire de toi ce qu’il voudra, et il en abusera, sois-en certaine !

— Oh ! vous n’avez pas fait cet odieux marché ! s’écria la jeune fille avec stupeur.

— Si, je l’ai fait, reprit-elle en grinçant des dents, et ce serait à recommencer, je le ferais encore ! Oh ! tu ne sais pas quel bonheur j’éprouverai à te voir, toi, blanche colombe, vierge immaculée, rouler dans la fange ; chacune de tes larmes rachètera une de mes douleurs !

— Mais vous n’avez donc pas de cœur, madame ?

— Non, je n’en ai plus ; il y a longtemps qu’il a été tordu et brisé par le désespoir ; aujourd’hui je me venge !

La jeune fille eut un moment de vertige, elle fondit en larmes et tomba aux pieds de son bourreau, en éclatant en sanglots déchirants.

— Pitié, madame ! s’écria-t-elle d’une voix navrante ; oh ! vous venez de le dire : vous avez eu un cœur ! vous avez aimé ! au nom de ce que vous avez aimé, pitié ! pitié ! pour moi, pauvre orpheline qui jamais ne vous ai fait de mal !

— Non, non, pas de pitié ! l’on n’en a pas eu pour moi.

Et elle la repoussa durement.

Mais la jeune fille, cramponnée à sa robe, la suivait en se traînant sur les genoux.

— Madame ! au nom de ce que vous avez aimé sur la terre, pitié ! pitié !

— Je n’aime plus rien que la vengeance ! Oh ! fit-elle avec un sourire hideux, c’est bon de haïr, on oublie sa douleur ! les larmes de cette misérable enfant me font du bien !

Doña Rosario n’entendait pas ces affreuses paroles ; en proie au plus violent désespoir, elle continuait à pleurer et à supplier.

Seulement, le mot enfant frappa son oreille ; une lueur se fit dans son cerveau.

— Oh ! madame ! s’écria-t-elle ; oh ! je savais bien que vous étiez bonne et que je parviendrais à vous attendrir ! oh ! Dieu a eu pitié de moi !

— Que veut dire cette folle ? fit la Linda.

— Madame ! reprit doña Rosario, vous avez eu des enfants ! vous les avez aimés ! oh ! bien aimés ! j’en suis sûre !

— Silence ! malheureuse ! s’écria la Linda ; silence ! ne me parle pas de ma fille !

— Oui ! continua doña Rosario ; c’est cela, c’était une douce et charmante créature ! oh ! vous l’adoriez ! madame !

— Si j’adorais ma fille !  !… s’écria la Linda avec un rugissement de hyène.

— Eh bien ! au nom de cette fille chérie, pitié ! pitié ! madame !

La Linda éclata subitement d’un rire frénétique et se pencha sur la jeune fille, en fixant sur elle des yeux flamboyants,

— Misérable s’écria-t-elle d’une voix saccadée par la rage ; quel souvenir viens-tu d’évoquer ! Mais c’est pour venger ma fille, ma fille qui m’a été dérobée que je veux faire de toi la plus infortunée de toutes les créatures, c’est afin de la venger que je t’ai vendue à Antinahuel !

Doña Rosario resta un instant comme frappée de la foudre ; cependant peu à peu elle revint à elle, se redressa lentement et, regardant bien en face la courtisane qui triomphait :

— Madame, lui dit-elle, vous n’avez pas de cœur, soyez maudite !… Dieu vous punira cruellement !… Quant à moi, je saurai me soustraire aux outrages dont vous me menacez vainement.

Et, d’un geste rapide comme la pensée, elle arracha de la ceinture de la Linda une dague effilée et aiguë, que celle-ci y portait constamment depuis qu’elle vivait avec les Indiens.

La Linda se précipita vers elle.

— Arrêtez, madame, lui dit résolument la jeune fille ; un pas de plus et je me frappe ! Oh ! je ne vous crains plus maintenant, je suis maîtresse de ma vie ! Je vous le disais bien que Dieu ne m’abandonnerait pas !

Le regard de la jeune fille était si ferme, sa contenance si déterminée, que la Linda s’arrêta malgré elle.

— Eh bien ! reprit doña Rosario avec un sourire de mépris, vous ne triomphez plus à présent, vous n’êtes plus aussi certaine de votre vengeance ! Que cet homme, dont vous m’avez menacée, ose approcher de moi, je me plongerai ce poignard dans le cœur ! Je vous remercie, madame, car c’est à vous que je dois le moyen suprême d’échapper au déshonneur.

La Linda la regarda avec rage ; mais elle ne répondit pas, elle était vaincue.

En ce moment, il se fit un grand tumulte dans le camp ; des pas pressés s’approchèrent du toldo dans lequel se trouvaient les deux femmes.

La Linda reprit son siège en composant son visage, afin de cacher aux yeux des arrivants les sentiments qui l’agitaient.

Doña Rosario, avec un sourire de joie, glissa le poignard dans son sein.