Le Grand Chef des Aucas/Chapitre 72

La bibliothèque libre.
F. Roy (p. 383-390).
◄  LXXI.
LXXIII.  ►

XXVII

LA FIN DU VOYAGE DE DON RAMON


Cependant don Ramon Sandias avait quitté Valdivia.

Cette fois, le sénateur était seul.

Seul avec son cheval, pauvre bête étique à moitié fourbue, qui trottinait la tête et les oreilles basses, et semblait de tous points se conformer aux tristes pensées qui, sans nul doute, assaillaient son maître.

Le sénateur, pareil a ces chevaliers des anciens romans, qui sont le jouet d’un méchant enchanteur et tournent des années entières dans le même cercle sans jamais parvenir à atteindre un but quelconque, était sorti de la ville avec la ferme persuasion qu’il n’arriverait pas au terme de son voyage.

L’avenir ne lui apparaissait nullement couleur de rose.

Il était parti de Valdivia sous le poids d’une menace de mort ; à chaque pas il s’attendait à être couché en joue par un fusil invisible embusqué derrière les buissons du chemin.

Ne pouvant pas en imposer par la force aux ennemis disséminés sans doute sur son chemin, il avait résolu de leur en imposer par sa faiblesse, c’est-à-dire qu’il s’était débarrassé de toutes ses armes, sans garder seulement un couteau sur lui.

A quelques lieues de Valdivia, il avait été dépassé par Joan qui, en arrivant auprès de lui, lui avait jeté un bonjour ironique, puis avait piqué des deux et n’avait pas tardé à disparaître dans un nuage de poussière.

Don Ramon l’avait longtemps suivi des yeux d’un air d’envie.

— Que ces Indiens sont heureux ! grommela-t-il entre ses dents ; ils sont braves, le désert leur appartient. Ah ! ajouta-t-il avec un soupir, si j’étais à Caza Azul, moi aussi je serais heureux !

Caza Azul était la quinta du sénateur.

Cette quinta aux murs blancs, aux contrevents verts, aux bosquets touffus, qu’il regrettait tant d'avoir abandonnée dans un moment de folle ambition et qu’il n’espérait plus revoir, hélas !

Chose singulière, plus le sénateur avançait dans son voyage, moins il espérait le mener à bonne fin.

Déjà, tant de fois, il s’était vu forcé de s’arrêter dans sa course, et obligé de regagner son point de départ, qu’il n’osait croire que cette fois il sortirait enfin du cercle fatal dans lequel il s’imaginait être enserré.

Lorsqu’il lui fallait côtoyer un bois ou traverser un chemin étroit entre deux montagnes, il jetait des regards effarés autour de lui, et s’engageait dans le passage suspect en murmurant tout bas :

— C’est ici qu’il m’attendent.

Puis, le bois traversé, le pas dangereux franchi sans obstacle, au lieu de se féliciter d’être sain et sauf, il disait en hochant la tête :

— Hum ! les Picaros ! ils savent bien que je ne puis leur échapper, ils jouent avec moi comme les chats avec une souris.

Cependant deux jours s’étaient écoulés déjà sans encombre, rien n’était venu corroborer les soupçons et les inquiétudes du sénateur.

Don Ramon avait, le matin même, passé à gué le Garampangue, il approchait rapidement du Biobio, qu’il espérait atteindre au coucher du soleil.

Le Biobio forme la frontière araucanienne : c’est un fleuve assez étroit mais très rapide, qui descend des montagnes, traverse Concepcion et se jette dans la mer un peu au sud de Talcahuano.

Une fois le Biobio franchi, le sénateur serait en sûreté, puisqu’il se trouverait alors sur le territoire chilien.

Mais il fallait franchir le Biobio.

Là était la difficulté !

Le fleuve n’a qu’un gué, ce gué se trouve un peu au-dessus de Concepcion.

Le sénateur le connaissait parfaitement, mais un pressentiment secret lui disait de ne pas s’en approcher, que c’était là que l’attendaient tous les malheurs qui le menaçaient depuis le commencement de son voyage.

Malheureusement don Ramon n’avait pas le choix, il n’avait pas d’autre chemin à prendre, il lui fallait absolument se décider pour le gué, à moins de renoncer à entrer au Chili.

Le sénateur hésita longtemps, comme César au fameux passage du Rubicon, mais sans doute par d’autres motifs ; enfin, comme il n’y avait pas moyen de faire autrement, bon gré mai gré, don Ramon piqua son cheval et s’avança vers le gué en recommandant son âme à tous les saints de la légende dorée espagnole, et Dieu sait si elle en possède une riche collection !

Le cheval était fatigué, cependant l'odeur de l’eau lui rendit des forces et il galopa fort gaillardement du côté du gué qu’il avait éventé avec l’instinct infaillible de ces nobles bêtes, sans hésiter dans les méandres inextricables qui se croisaient dans les hautes herbes, tracés par le passage des renards, des mules ou les pieds des chasseurs indiens.

Bien que le fleuve ne fût pas visible encore, déjà don Ramon entendait le sourd grondement des eaux.


Antinahuel leva sa massue et lui fracassa le crâne.

Il côtoyait en ce moment une sombre colline dont les flancs entièrement boisés laissaient échapper par intervalles des rumeurs étranges.

L’animal, aussi effrayé que le maître, dressait les oreilles et redoublait de vitesse.

Don Ramon osait à peine respirer, il regardait avec crainte autour de lui. Il était proche du gué qui apparaissait déjà à une courte distance, lorsque tout à coup une voix rude frappa son oreille et le rendit aussi immobile que s’il avait été subitement changé en un bloc de marbre.

Une dizaine de guerriers indiens l’enveloppaient de toutes parts.

Ces guerriers étaient commandés par le Cerf-Noir, le vice-toqui des Aucas.

Chose étrange, le premier moment de frayeur passé, le sénateur se rassura presque complètement.

Maintenant il savait à quoi s’en tenir, le danger que depuis si longtemps il redoutait, lui était enfin apparu, mais moins effrayant qu’il ne se l’était figuré.

C’est une des propriétés de l’appréhension de grossir démesurément les objets, et de rendre par contre-coup, la réalité, quelque terrible qu’elle soit en effet, beaucoup moins effrayante que les fantômes que se plaît à créer l’imagination.

Dès qu’il se vit pris, le sénateur se prépara à jouer son rôle le plus adroitement, possible, afin de ne pas laisser soupçonner le message dont il était porteur.

Cependant il ne put retenir un soupir de regret en considérant le gué qui s’étendait à vingt pas de lui.

Ce n’était pas avoir de chance : il avait jusque-là surmonté tous les obstacles qui s’opposaient à l’accomplissemeht de son voyage, pour venir faire naufrage au port.

Le Cerf-Noir l’examinait attentivement ; enfin il posa la main sur la bride de son cheval et lui dit en cherchant à rappeler un souvenir effacé de sa mémoire :

— Il me semble que j’ai vu déjà le visage pâle ?

— Effectivement, chef, répondit le sénateur en essayant de sourire, nous sommes de vieux amis.

— Je ne suis pas l’ami des Huincas, fit durement l’Indien.

— Je voulais dire, reprit don Ramon, que nous sommes d’anciennes connaissances.

— Bon ! que fait ici le Chiaplo ?

— Hum ! dit le sénateur avec un soupir, je ne fais rien, et je voudrais bien être autre part.

— Que le visage pâle réponde clairement, un chef l’interroge, dit le Cerf-Noir en fronçant le sourcil.

— Je ne demande pas mieux, répondit don Ramon d’un ton conciliant, interrogez-moi.

— Où va le visage pâle ?

— Où je vais ? ma foi, je ne sais pas à présent, puisque je suis votre prisonnier et que vous déciderez de moi ; seulement, quand vous m’avez arrêté, je me préparais à franchir le Biobio.

— Bon ! et le Biobo franchi ?

— Oh ! alors je me serais hâté de me rendre à ma quinta, que je n’aurais jamais dû quitter.

— Sans doute que le visage pâle est chargé d’une mission de la part des guerriers de sa nation ?

— Moi ! fit le sénateur du ton le plus dégagé qu’il put prendre, mais en rougissant malgré lui, qui voulez-vous qui m’ait chargé d’une mission ? je ne suis qu’un pauvre homme inoffensif.

— Bon, dit le Cerf-Noir, mon frère se défend bien, il est très rusé.

— Je vous assure, chef, fit le sénateur avec modestie.

— Ou est le collier ?

— De quel collier parlez-vous ? je ne vous comprends pas.

— De celui qu’il doit remettre au chef de Concepcion.

— Moi ?

— Oui.

— Je n’en ai pas.

— Mon frère parle bien ; les guerriers aucas ne sont pas des femmes, ils savent découvrir ce qu’on prétend leur cacher ; que mon frère descende de cheval.

Don Ramon obéit.

Toute résistance était impossible, du reste dans aucun cas il n’aurait osé se défendre.

Aussitôt qu’il eut mis pied à terre, le cheval fut emmené.

Le sénateur poussa un soupir en se séparant de sa monture.

— Que le visage pâle me suive, dit le Cerf-Noir.

— Hum ! demanda don Ramon, où allons-nous donc ainsi ?

— Auprès du toqui et du Grand-Aigle des blancs.

— Eh ! fit don Ramon à part lui, cela se gâte, je crois que j’aurai de la peine à m’en tirer.

Les guerriers s’enfoncèrent avec leur prisonnier dans les taillis qui couvraient le pied de la colline.

Après une montée assez rude, qui dura près d’un quart d’heure, ils arrivèrent au camp.

Le général Bustamente et Antinahuel se promenaient en causant ensemble.

— Qu’est-ce que cela ? demanda le général.

— Un prisonnier, répondit le Cerf-Noir en le démasquant.

— Eh ! mais, fit le général qui reconnut le sénateur, c’est mon honorable ami don Ramon ! Par quel heureux hasard dans ces parages ?

— Hasard heureux, en effet, puisque je vous y rencontre, général, répondit le sénateur avec un sourire contraint, cependant je vous avoue que je n’y comptais pas.

— Comment donc cela ? est-ce que vous ne me cherchiez pas un peu ? fit le général avec un accent railleur.

— Dieu m’en garde ! s’écria le sénateur, c’est-à-dire, fit-il en se reprenant, que je n’espérais pas avoir le bonheur de vous rencontrer.

— Voyez-vous cela ! et où alliez-vous ainsi tout seul ?

— Je retournais chez moi.

Le général et Antinahuel échangèrent quelques mots à voix basse.

— Venez avec nous, don Ramon, reprit le général, le toqui désire vous entretenir.

Cette invitation était un ordre, don Ramon le comprit.

— Avec plaisir, dit-il.

Et, tout en maudissant sa mauvaise étoile, il suivit les deux hommes dans le toldo, où se trouvaient la Linda et doña Rosario.

Les guerriers qui avaient amené le sénateur restèrent dehors, prêts à exécuter les ordres qu’ils recevraient.

— Vous disiez donc, reprit le général lorsqu’ils furent dans le toldo, que vous vous rendiez chez vous ?

— Oui, général.

— Est-ce à Casa Azul que vous alliez ?

— Hélas ! oui, général.

— Pourquoi ce soupir ! rien, je crois, ne s’opposera à la continuation de votre voyage.

— Vous croyez ? fit vivement le sénateur.

— Dame ! cela dépendra de vous seul.

— Comment cela ?

— Remettez au toqui l’ordre que vous avez été chargé, par don Tadeo de Léon, de porter au général Fuentès à Concepcion.

— De quel ordre parlez-vous, général ?

— Mais de celui que vous avez probablement.

— Moi !

— Vous.

— Vous vous trompez, général, je ne suis chargé d’aucune mission pour le général Fuentès.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr.

— Cependant le toqui prétend le contraire. Que dites-vous de cela, chef ?

— Cet homme ment, il doit avoir un collier, dit Antinahuel.

— Il est facile de nous en assurer, dit froidement le général. Cerf-Noir, mon ami, ayez, je vous prie, la complaisance de faire suspendre ce caballero par les pouces au premier arbre venu, jusqu’à ce qu’il consente à donner son ordre.

Le sénateur frissonna.

— Je vous ferai observer, continua le général, que nous ne commettrons pas l’indiscrétion de vous fouiller.

— Mais je vous assure que je n’ai pas d’ordre.

— Bah ! je suis bien sûr que vous en trouverez un, il n’y a rien de tel que d’être suspendu par les pouces, vous verrez.

— Venez, dit le Cerf-Noir en lui posant la main sur l’épaule.

Le sénateur bondit d’épouvante, tout son courage l’abandonna.

— Je crois me rappeler… balbutia-t-il.

— Là, vous voyez.

— Que je suis porteur d’une lettre.

— Quand je vous le disais !

— Mais j’ignore ce qu’elle contient.

— Caramba ! je le crois bien ! à qui est-elle adressée ?

— Je suppose que c’est au général Fuentès.

— Vous voyez bien !

— Mais si je vous remets ce papier, je serai libre ? fit-il en hésitant.

— Ah ! dame ! la position est changée maintenant. Si vous vous étiez exécuté de bonne grâce, j’aurais presque pu vous le garantir, mais à présent, vous comprenez…

— Cependant…

— Donnez toujours.

— Le voilà, fit le sénateur en le tirant de sa poitrine.

Le général prit le papier, le lut rapidement, puis entraînant Antinahuél à l’autre extrémité du toldo, tous deux causèrent pendant quelques minutes à voix basse.

Enfin le général revint auprès du sénateur ; ses sourcils étaient froncés, sa physionomie sévère.

Don Ramon eut peur, sans savoir pourquoi.

— Malheureux, lui dit durement le général, est-ce donc ainsi que vous me trahissez, après les preuves d’amitié que je vous ai données et la confiance que j’avais en vous !

— Je vous assure, général, balbutia le malheureux sénateur qui se sentait blêmir.

— Taisez-vous, misérable espion ! reprit le général d’une voix tonnante, vous m’avez voulu vendre à mes ennemis, mais Dieu n’a pas permis qu’un projet aussi noir fût exécuté ! l’heure du châtiment a sonné pour vous ! recommandez votre âme à Dieu !

Le sénateur fut atterré ; il était si loin de s’attendre à un tel dénoûment, qu’il n’eut même pas la force de répondre.

— Emmenez cet homme, dit Antinatiuel.

Le pauvre diable se débattit vainement aux mains des guerriers indiens qui s’étaient brutalement emparés de lui et l’entraînèrent hors du toldo malgré ses cris et ses prières.

Le Cerf-Noir le conduisit au pied d’un énorme espino, dont les branches touffues ombrageaient au loin la colline.

Arrivé là, don Ramon fit un effort suprême, s’échappa des mains de ses gardiens stupéfaits, et s’élança comme un fou sur la pente rapide de la montagne.

Où allait-il ? il ne le savait pas.

Il fuyait sans s’en rendre compte, dominé par la crainte de mourir.

Mais cette course insensée ne dura que quelques minutes à peine et finit d’épuiser ses forces.

Lorsque les guerriers indiens eurent réussi à s’emparer de lui, ce qui leur fut facile, l’épouvante l’avait déjà presque tué.

Les yeux démesurément ouverts, il regardait sans voir, il n’avait plus conscience de ce qui se passait autour de lui, des tressaillements nerveux indiquaient seuls qu’il vivait encore.

Les guerriers lui jetèrent le nœud coulant d’un lasso autour du cou, et le hissèrent il la maîtresse branche de l’espino.

Il se laissa faire sans opposer la moindre résistance.

Il était mort quand on le pendit.

La frayeur l’avait tué.

Il était écrit que le pauvre don Ramon Sandias, victime d’une folle ambition, ne reverrait jamais Caza Azul !