Le Grand Chef des Aucas/Chapitre 77

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F. Roy (p. 418-424).
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XXXII

VAINQUEUR ET PRISONNIER


En voyant tomber le général Bustamente, les Chiliens poussèrent un cri de joie, auquel les Araucans répondirent par un cri de désespoir.

— Pauvre Joan ! murmura tristement Valentin en fendant d’un coup de sabre le crâne d’un Indien qui cherchait à le poignarder, c’était une bien excellente nature !

— Sa mort est belle ! répondit Louis qui se servait de son fusil comme d’une massue, et assommait consciencieusement ceux qui l’approchaient.

— En se faisant aussi bravement tuer, observa don Tadeo, Joan nous a rendu un dernier service, et a évité de l’ouvrage au bourreau.

— Bah ! reprit philosophiquement Valentin, il est heureux ; est-ce qu’il ne faut pas finir par mourir un jour ! Mon ami, vous êtes trop curieux, ma conversation ne vous regarde point, et d’un coup de talon de botte il fit rouler à dix pas un Indien qui se jetait sur lui.

— Pille, César ! pille ! cria-t-il à son chien.

L’Aucas fut étranglé en une seconde.

Valentin était dans le ravissement, jamais il ne s’était trouvé à pareille fête, il combattait comme un démon avec un plaisir extrême.

— Mon Dieu, que nous avons donc bien fait de quitter la France ! répétait-il à chaque instant, il n’y a rien de tel que les voyages pour procurer de l’agrément.

Louis riait à se tordre de l’entendre parler ainsi.

— Tu t’amuses donc beaucoup, frère ? lui dit-il.

— Prodigieusement, cher ami, répondit-il.

Son audace était si grande, sa témérité si franche et si naïve, que les Chiliens le regardaient avec admiration et se sentaient électrisés par son exemple.

César, affublé par son maître d’une espèce de cuirasse en cuir et d’un énorme collier garni de pointes de fer, inspirait aux Indiens une crainte indicible ; ils fuyaient devant lui comme frappés de vertige.

Dans leurs naïve et superstitieuse crédulité, ils se figuraient que ce redoutable animal était invulnérable, que c’était un mauvais génie attaché à leur perte, qui combattait pour leurs ennemis.

Cependant la bataille devenait de plus en plus acharnée.

Chiliens et Araucans combattaient sur un monceau de cadavres.

Les Indiens n’espéraient plus vaincre.

Ils ne cherchaient pas à fuir ; résolus à tomber tous, ils voulaient vendre leur vie le plus cher possible, ils luttaient avec ce désespoir terrible des hommes de cœur qui n’attendent et ne demandent pas quartier.

L’armée chilienne se concentrait de plus en plus autour d’eux.

Encore quelques minutes, et l’armée araucanienne aurait vécu, ce n’était plus désormais qu’une question de temps !

Jamais, depuis les jours reculés de la conquête, plus horrible carnage n’avait été fait des Indiens !

Antinahuel versait des larmes de rage ; il sentait son cœur se briser de douleur dans sa poitrine, en voyant ainsi tomber autour de lui ses plus chers compagnons.

Tous ces hommes, victimes de l’ambition de leur chef, succombaient sans pousser une plainte, sans lui adresser un reproche.

Ferme comme un roc au milieu de la mitraille qui pleuvait comme grêle autour de lui, le toqui, les sourcils froncés, les lèvres serrées, levait incessamment sa massue, rouge jusqu’à la poignée du sang qu’il avait versé.

Soudain un sourire étrange plissa la lèvre mince du chef.

D’un geste il appela les Ulmènes qui combattaient encore, et échangea avec eux quelques mots à voix basse.

Après avoir fait un signe d’acquiescement à l’ordre qu’ils venaient de recevoir, les Ulmènes regagnèrent immédiatement leurs postes respectifs, et pendant quelques instants le combat continua avec la même fureur.

Soudain une masse de plus de quinze cents Indiens se rua avec une rage inexprimable contre l’escadron au centre duquel combattait don Tadeo, et l’enveloppa de toutes parts.

Cette audacieuse attaque frappa les Chiliens de stupeur.

Les Araucans redoublaient d’acharnement et se pressaient de plus en plus contre ce faible escadron d’une cinquantaine d’hommes.

— Caramba ! hurla Valentin, nous sommes cernés ! Allons, vive Dieu ! dépêtrons-nous vivement, sinon ces démons incarnés nous hacheront jusqu’au dernier !

Alors il se précipita tête baissée au milieu des combattants.

Tous le suivirent.

Après une chaude mêlée de trois ou quatre minutes, ils étaient sains et saufs en dehors du cercle fatal dans lequel on avait prétendu les enfermer.

— Hum ! fit Valentin, l’affaire a été rude ! mais grâce à Dieu, nous voilà !

— Oui, répondit le comte, nous l’avons échappé belle ! Mais où donc est don Tadeo ?

— C’est vrai ! observa Valentin en jetant un regard circulaire sur ceux qui l’environnaient. Oh ! ajouta-t-il en se frappant le front avec colère, je comprends tout, maintenant ! Vite ! vite ! courons au secours de don Tadeo !

Les deux jeunes gens se mirent à la tête des cavaliers qui les accompagnaient, et se rejetèrent avec fureur dans la mêlée.

Ils aperçurent bientôt celui qu’ils cherchaient.

Don Tadeo, soutenu seulement par quatre ou cinq hommes, luttait en désespéré contre une foule d’ennemis qui l’enveloppaient.

— Tenez bon ! tenez bon ! cria Valentin.

— Nous voilà ! courage, nous voilà ! dit le comte.

Leur voix arriva jusqu’à don Tadeo ; il leur sourit.

— Merci, leur répondit-il tristement, mais tout est inutile, je suis perdu !

— Caramba ! fit Valentin en mordant sa moustache avec rage, je le sauverai ou je périrai avec lui.

Il redoubla d’efforts.

Vainement les guerriers aucas voulurent s’opposer à son passage, chaque coup de son sabre abattait un homme.

Enfin l’impétuosité des deux Français l’emporta sur le courage des Indiens, ils pénétrèrent dans le cercle.

Don Tadeo avait disparu !…

Louis et Valentin, suivis des cavaliers que leur exemple électrisait, fouillèrent les rangs des Aucas dans tous les sens, tout fut inutile.

Tout à coup l’armée indienne, reconnaissant sans doute l’impossibilité d’une plus longue lutte contre des forces supérieures qui menaçaient de l’anéantir, se dispersa.

La déroute fut complète.

La cavalerie chilienne, lancée à la poursuite des fuyards, les sabra sans miséricorde pendant plus de deux lieues.

Seulement un corps de cinq cents cavaliers au plus, qui paraissait composé de guerriers d’élite et en tête desquels on distinguait Antinahuel, fuyait en troupe serrée, se retournant parfois pour repousser les attaques de ceux qui les poursuivaient de trop près.

Ce corps qui s’éloignait rapidement et que jamais on ne put parvenir à entamer, disparut bientôt derrière les courbes des hautes collines qui terminent la plaine de Condorkanki et servent de contreforts aux Cordillères.

La victoire des Chiliens était éclatante, et de longtemps probablement la fantaisie ne reprendrait aux Araucans de recommencer la guerre contre eux ; ils avaient reçu une leçon qui devait leur profiter et laisser parmi eux un long souvenir.

De dix mille guerriers qui étaient entrés en ligne, les Indiens en avaient laissé sept mille sur le champ de bataille, une foule d’autres avaient succombé pendant la déroute.

Le général Bustamente, l’instigateur de cette guerre, avait été tué.


La plaine fut illuminé comme par enchantement d’un nombre infini de feux de bivouac.

Son corps avait été retrouvé la poitrine encore traversée du poignard qui lui avait donné la mort.

Et, coïncidence étrange, le pommeau de ce poignard portait le signe distinctif des Cœurs Sombres !

Cette catastrophe terminait glorieusement d’un seul coup la guerre civile.

Les résultats obtenus par le gain de la bataille étaient immenses.

Malheureusement ces résultats étaient amoindris, sinon compromis, par un désastre public d’une portée inouïe : la disparition et peut-être la mort de don Tadeo de Leon.

Le seul homme dont l’énergie et la sévérité de principes pouvaient sauver le pays.

L’armée chilienne, au milieu de son triomphe, était plongée dans la douleur.

Don Gregorio Peralta surtout se tordait les bras avec désespoir, la perte de l’homme auquel il s’était donné corps et âme le rendait fou !

Il ne voulait rien entendre.

Le général Fuentès fut obligé de prendre le commandement de l’armée.

Cinq cents guerriers araucans, la plupart blessés, étaient tombés entre les mains des vainqueurs.

Don Gregorio Peralta ordonna qu’ils fussent passés par les armes.

On chercha vainement à le faire revenir sur cette atroce détermination, qui pouvait dans l’avenir avoir des conséquences extrêmement funestes.

— Non, répondit-il durement, il faut que l’homme que nous chérissons tous soit vengé !

Et il les fit froidement fusiller devant lui.

L’armée campa sur le champ de bataille.

Valentin et son ami, accompagnés de don Gregorio, passèrent la nuit entière à parcourir cet immense charnier, sur lequel les vautours s’étaient abattus déjà avec de hideux cris de joie.

Les trois hommes eurent le courage de soulever des monceaux de cadavres.

Leurs recherches furent sans succès, ils ne purent retrouver le corps de leur ami.

Le lendemain au point du jour, l’armée se mit en marche dans la direction du Biobio pour rentrer au Chili.

Elle emmenait comme otage avec elle, une trentaine d’Ulmènes faits prisonniers dans les villes dont on s’était précédemment emparé, et qu’on avait livrées au pillage.

— Venez avec nous, dit tristement don Gregorio ; maintenant que notre malheureux ami est mort, vous n’avez plus rien à faire dans cet affreux pays.

— Je ne suis pas de votre avis, répondit Valentin, je ne crois pas don Tadeo mort, mais seulement prisonnier.

— Qui vous fait supposer cela ? s’écria don Gregorio dont l’œil étincela, avez-vous quelque preuve de ce que vous avancez ?

— Aucune malheureusement.

— Cependant vous avez une raison quelconque.

— Certes, j’en ai une.

— Dites-la alors, mon ami.

— C’est qu’en vérité elle vous paraîtra si futile…

— Dites-la-moi toujours.

— Eh bien ! puisque vous le voulez absolument, je vous avouerai que j’éprouve un pressentiment secret qui m’avertit que notre ami n’est pas mort, mais qu’il est au pouvoir d’Antinahuel.

— Sur quoi basez-vous cette supposition ? vous êtes un homme trop intelligent et un cœur trop dévoué pour chercher à plaisanter sur un pareil sujet.

— Vous me rendez justice. Voici ce qui m’engage à vous parler ainsi que je le fais : lorsque je fus parvenu à sortir du cercle d’ennemis qui nous enveloppaient, je m’aperçus de suite de l’absence de don Tadeo.

— Eh bien ! que fîtes-vous alors ?

— Pardieu ! je revins sur mes pas ! Don Tadeo, bien que serré de près, combattait vigoureusement ; je lui criai de tenir ferme.

— Vous entendit-il ?

— Certes, puisqu’il me répondit. Je redoublai d’efforts, bref, je fis si bien que j’arrivai presque aussitôt à l’endroit où je l’avais vu : il avait disparu sans laisser de traces.

— Et vous en avez conclu ?

— J’en ai conclu que ses ennemis fort nombreux se sont emparés de lui et l’ont emmené, puisque malgré toutes nos recherches nous n’avons pas retrouvé son cadavre.

— Qui vous dit qu’après l’avoir tué, ils n’ont pas emporté son cadavre ?

— Pourquoi faire ? Don Tadeo mort ne pouvait que les gêner, au lieu que prisonnier, ils espèrent probablement, en lui rendant la liberté, ou peut-être en le menaçant de le tuer, obtenir que leurs otages leur soient rendus, que sais-je, moi ! Vous êtes plus à même, vous qui connaissez le pays et les mœurs de ces hommes féroces, de trancher la question que moi qui suis étranger.

Don Gregorio fut frappé de la justesse de ce raisonnement.

— C’est possible, répondit-il ; il y a beaucoup de vrai dans ce que vous dites, peut-être ne vous trompez-vous pas ; mais vous ne m’avez pas expliqué ce que vous comptez faire.

— Une chose bien simple, mon ami : ici aux environs sont embusqués deux chefs indiens que vous connaissez.

— Oui.

— Ces hommes sont dévoués à Louis et à moi, ils me serviront de guides ; si, comme je le pense, don Tadeo est vivant, je vous jure que je le retrouverai.

Don Gregorio le regarda un instant avec émotion, deux larmes brillèrent dans ses yeux ; il prit la main du jeune homme, la serra fortement et lui dit d’une voix que l’attendrissement faisait trembler :

— Don Valentin, pardonnez-moi, je ne vous connaissais pas encore, je n’avais pas su apprécier votre cœur à sa juste valeur, je ne suis qu’un Américain à demi-sauvage, j’aime et je hais avec la même violence ; don Valentin, voulez-vous me permettre de vous embrasser ?

— De grand cœur, mon brave ami, répondit le jeune homme qui cherchait vainement à cacher son émotion sous un sourire.

— Ainsi vous partez ? reprit don Gregorio.

— De suite.

— Oh vous retrouverez don Tadeo, j’en suis sûr maintenant.

— Moi aussi.

— Adieu ! don Valentin, adieu ! don Luis.

— Adieu ! répondirent les jeunes gens.

Les trois interlocuteurs se séparèrent.

Valentin siffla César, fit sentir l’éperon à son cheval :

— Allons ! dit-il à son frère de lait.

— Allons ! répondit celui-ci.

Ils partirent.

À peine avaient-ils fait quelques pas qu’ils entendirent derrière eux le galop précipité d’un cheval.

Ils se retournèrent, don Gregorio revenait sur ses pas en leur faisant signe de l’attendre.

Ils s’arrêtèrent.

— Pardon, messieurs, leur dit-il dès qu’il fut près d’eux ; j’avais oublié de vous dire une chose : nous ne savons pas ce que Dieu nous réserve aux uns ou aux autres, peut-être aujourd’hui nous séparons-nous pour toujours.

— Nul ne le sait, fit Louis en hochant la tête.

— Dans quelque circonstance que vous vous trouviez, messieurs, souvenez-vous que tant que vivra Gregorio Peralta, vous aurez un ami qui sera heureux sur un de vos gestes de verser son sang pour vous, et croyez-le bien, de ma part une pareille offre est strictement vraie.

Et, sans attendre la réponse des jeunes gens, il leur serra les mains et s’éloigna à toute bride.

Les deux Français le suivirent un instant des yeux d’un air pensif, puis ils continuèrent leur route sans échanger une parole.