Le Grand Chef des Aucas/Chapitre 79

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F. Roy (p. 430-435).
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XXXIV

PREMIÈRES HEURES DE CAPTIVITÉ.


Trangoil Lanec ne s’était pas trompé, c’était bien don Tadeo qu’il avait aperçu galopant aux côtés du toqui.

Le Roi des Ténèbres n’était pas mort, il n’était même pas blessé, mais il était prisonnier de Antinahuel, c’est-à-dire de son ennemi le plus acharné, de l’homme auquel, quelques heures auparavant, il avait fait une de ces insultes que les Araucans ne pardonnent jamais.

Voici comment les choses s’étaient passées :

Lorsque le toqui avait vu que la bataille était définitivement perdue, qu’une plus longue lutte n’aurait pour résultat que de faire massacrer les braves guerriers qui lui restaient, il n’avait plus eu qu’un désir : s’emparer, coûte que coûte, de son ennemi mortel, afin, à défaut de son ambition, d’assouvir sa haine et de tenir le serment que jadis il avait fait à son père mourant.

D’un geste il avait convoqué ses Ulmènes, leur avait en quelques paroles expliqué ses intentions, en même temps qu’il expédiait un exprès à son camp, avec ordre de faire quitter le champ de bataille à doña Rosario.

Nous avons rapporté plus haut ce qui était arrivé. Les Ulmènes avaient exécuté le plan de leur chef avec une habileté consommée.

Don Tadeo, séparé des siens, ne voyant plus autour de lui que trois ou quatre cavaliers, comprit qu’il était perdu.

Pressé de toutes parts, don Tadeo se défendait comme un lion, abattant à coups de sabre tous ceux qui se hasardaient trop près de lui.

C’était un spectacle effrayant que celui qu’offraient ces quatre ou cinq hommes qui, sachant qu’ils étaient voués à la mort, soutenaient un combat de Titans contre plus de cinq cents adversaires acharnés après eux.

Antinahuel avait ordonné qu’on s’emparât de son ennemi vivant, aussi les Aucas se contentaient-ils de parer sans riposter les coups qu’il leur portait.

Cependant le Roi des Ténèbres avait vu ses fidèles succomber les uns après les autres à ses côtés ; il restait seul, mais il combattait toujours, désirant avant tout ne pas tomber vivant entre les mains des Araucans.

Ce fut alors qu’il entendit les cris d’encouragement de Valentin et du comte ; un sourire triste effleura ses lèvres, il leur dit adieu dans son cœur, car il n’espérait plus les revoir.

Antinahuel avait, lui aussi, entendu les cris des Français ; à la vue des efforts incroyables qu’ils tentaient pour voler au secours de leur ami, il comprit que, s’il tardait, cette proie précieuse qu’il convoitait finirait par lui échapper.

Il se dépouilla vivement de son poncho, et le lança adroitement sur la tête de don Tadeo ; celui-ci, aveuglé et embarrassé dans les plis de l’ample vêtement de laine, fut désarmé.

Une dizaine d’Indiens se précipitèrent sur lui, et toujours enveloppé dans le poncho, au risque de l’étouffer, ils le garrottèrent solidement afin de l’empêcher de faire le moindre mouvement.

Antinahuel jeta son prisonnier en travers sur le cou de son cheval et s’élança dans la plaine suivi de ses guerriers, en poussant un long hurlement de triomphe.

Voilà pourquoi, lorsque les deux Français étaient parvenus à rompre le mur vivant qui se dressait devant eux, ils n’avaient pu retrouver leur ami, qui avait disparu sans laisser de traces.

Antinahuel, tout en fuyant avec la rapidité d’une flèche, avait cependant rallié autour de lui un bon nombre de cavaliers, si bien qu’au bout de vingt minutes à peine il se trouvait à la tête de près de cinq cents guerriers parfaitement montés et résolus, sous son commandement, à vendre chèrement leur vie.

Le toqui forma de ces guerriers un escadron compact, et se retournant à plusieurs reprises comme le tigre poursuivi par les chasseurs, il chargea vigoureusement les cavaliers chiliens, qui parfois le serraient de trop près dans sa fuite.

Quand il fut arrivé à une certaine distance, que les vainqueurs eurent renoncé à le suivre plus loin, il s’arrêta pour s’occuper de son prisonnier et laisser à sa troupe le temps de reprendre haleine.

Depuis sa capture, don Tadeo n’avait pas donné signe de vie.

Antinahuel craignit avec raison que, privé d’air, rompu par la rapidité de la course, il ne se trouvât dans un état dangereux.

Le toqui ne voulait pas que son ennemi mourût ainsi, il avait formé sur lui des projets qu’il tenait à mettre à exécution.

Il se hâta donc de dénouer le lasso, dont les tours nombreux serraient son prisonnier dans toutes les parties du corps, puis il enleva le poncho qui le couvrait.

Don Tadeo était évanoui.

Antinahuel l’étendit sur le sable, et avec une obséquiosité que seules, une profonde amitié ou une haine invétérée peuvent pousser aussi loin, il lui prodigua les soins les plus attentifs.

D’abord il desserra ses habits afin de lui faciliter les moyens de respirer, puis, avec de l’eau mélangée de rhum, il lui frotta les tempes, l’épigastre et la paume des mains.

Le manque d’air avait seul causé l’évanouissement de don Tadeo ; dès qu’il put respirer librement il ouvrit les yeux.

À cet heureux résultat, un sourire d’une expression indéfinissable éclaira une seconde les traits du toqui.

Don Tadeo promena un regard étonné sur les assistants et parut tomber dans de profondes réflexions ; cependant peu à peu le souvenir lui revint, il se rappela les événements qui avaient eu lieu, et comment il se trouvait au pouvoir du chef aucas.

Alors il se leva, croisa les bras sur la poitrine, et regardant fixement le carasken, — grand chef, — il attendit.

Celui-ci s’approcha.

— Mon père se sent-il mieux ? lui demanda-t-il.

— Oui, répondit laconiquement don Tadeo.

— Ainsi nous pouvons repartir ?

— Est-ce donc à moi à vous donner des ordres ?

— Non. Cependant, si mon père n’était pas assez remis pour remonter à cheval, nous attendrions encore quelques instants.

— Oh ! oh ! fit don Tadeo, vous êtes devenu bien jaloux du soin de ma santé.

— Oui, répondit Antinahuel, je serais désespéré qu’il arrivât malheur à mon père.

Don Tadeo haussa les épaules avec dédain.

Antinahuel reprit :

— Nous allons partir. Mon père veut-il me donner sa parole d’honneur de ne pas chercher à fuir ? je le laisserai libre parmi nous.

— Aurez-vous donc foi en ma parole, vous qui faussez continuellement la vôtre ?

— Moi, répondit le chef, je ne suis qu’un pauvre Indien, au lieu que mon père est un caballero, ainsi que disent les hommes de sa nation.

— Avant que je vous réponde, dites-moi d’abord où vous me conduisez ?

— J’emmène mon père chez les Puelches, mes frères, au milieu desquels je me réfugie avec les quelques guerriers qui me restent.

Un sentiment de joie fit bondir le cœur du prisonnier, il pressentit que bientôt il reverrait sa fille.

— Combien de temps doit durer ce voyage ? demanda-t-il.

— Trois jours seulement.

— Je vous donne ma parole d’honneur de ne pas chercher à fuir avant trois jours.

— Bon, répondit le chef d’un ton solennel, je vais serrer la parole de mon père dans mon cœur, je ne la lui rendrai que dans trois jours.

Don Tadeo s’inclina sans répondre.

Antinahuel lui montra un cheval du geste.

— Lorsque mon père sera prêt, nous partirons, dit-il.

Don Tadeo se mit en selle, le toqui l’imita, et la troupe repartit à fond de train.

Cette fois don Tadeo était libre, il respirait à pleins poumons, ses regards pouvaient sans contrainte s’étendre de tous les côtés, il galopait en tête de la troupe auprès du chef. Cette liberté factice dont il jouissait après la dure gêne qu’il avait éprouvée quelques instants auparavant, ramena complètement le calme dans son esprit, et lui permit d’envisager sa position sous des couleurs moins sombres.


— Mon dieu ! s’écria-t-il avec désespoir, elle est morte ! et il s’élança éperdu vers elle.

L’homme est ainsi fait, que pour lui, du désespoir le plus profond à l’espoir le plus insensé, il n’y a qu’une ligne presque imperceptible,

Dès qu’il a devant lui quelques jours, ou seulement quelques heures, il forme les plans les plus fous et finit bientôt par se persuader que leur réalisation est possible, et même facile.

Tout lui devient un texte sur lequel il bâtit ses projets, et au fond de son cœur il compte surtout sur les chances favorables que peuvent lui offrir l’inconnu, le hasard ou la Providence, trois mots qui, dans l’esprit des malheureux, sont synonymes et qui, depuis que le monde existe, ont arrêté plus de misérables sur le bord de l’abîme que toutes les banales consolations qu’on leur a adressées.

L’homme est essentiellement rêveur et songe-creux : tant qu’il a devant lui le champ libre, que son imagination peut en liberté prendre ses ébats, il espère.

Aussi don Tadeo, bien que doué d’un esprit d’élite et d’une intelligence supérieure, se laissa-t-il malgré lui aller à former les plus étranges projets de fuite, et bien qu’au pouvoir de son plus implacable ennemi, seul et sans armes dans un pays inconnu, conçut-il la possibilité, non seulement de retrouver sa fille, mais encore de l’arracher des mains de ses persécuteurs et de se sauver avec elle.

Ces projets et ces rêves ont au moins cela de bon, qu’ils font rentrer l’homme dans la complète jouissance de ses facultés, lui rendent le courage et lui permettent d’envisager de sang-froid la position dans laquelle il se trouve.

Cependant les Indiens s’étaient insensiblement rapprochés des montagnes ; maintenant ils gravissaient une pente non interrompue de collines, premiers plans et contreforts des Cordillères, dont la hauteur augmentait de plus en plus.

Le soleil, très bas à l’horizon, allait disparaître, lorsque le chef commanda la halte.

Le lieu était des mieux choisis, c’était un étroit vallon situé sur la cime peu élevée d’une colline, dont la position rendait une surprise presque impossible.

Antinahuel fit établir le camp, tandis que quelques hommes se détachaient, les uns pour aller à la découverte, les autres pour chercher à tuer un peu de gibier.

Dans la rapidité de leur fuite, les Araucans n’avaient pas songé à se munir de vivres.

Quelques arbres furent abattus pour former un retranchement provisoire, et des feux allumés.

Au bout d’une heure, les chasseurs revinrent chargés de gibier.

Les éclaireurs n’avaient rien découvert d’inquiétant.

Le repas du soir fut joyeusement préparé, chacun lui fit honneur.

Antinahuel semblait avoir oublié sa haine pour don Tadeo, il lui parlait avec la plus grande déférence et avait pour lui les plus grands égards. Se confiant entièrement à sa parole, il le laissait complètement libre de ses actions, sans paraître le moins du monde s’inquiéter de ce qu’il faisait.

Dès que le repas fut terminé, on plaça des sentinelles, et chacun se livra au repos.

Seul, don Tadeo chercha vainement le sommeil, une trop poignante inquiétude le dévorait pour qu’il lui fût possible de fermer les yeux.

Assis au pied d’un arbre, la tête inclinée sur la poitrine, il passa la nuit tout entière à réfléchir profondément aux événements étranges qui, depuis quelques mois, étaient venus l’assaillir. La pensée de sa fille mettait le comble à sa douleur : malgré l’espoir dont il cherchait à se leurrer, sa position était trop désespérée pour qu’il pût se laisser aller complètement à croire qu’il lui fût possible d’en sortir.

Parfois le souvenir des deux Français qui déjà lui avaient donné tant de preuves de dévouement, traversait sa pensée ; mais malgré tout leur courage, en supposant que ces hommes audacieux parvinssent à découvrir ses traces, que pourraient-ils faire ? seuls contre tant d’ennemis, cette lutte serait insensée, impossible, ils succomberaient sans le sauver !

Le lever du soleil trouva don Tadeo plongé dans ces tristes pensées, sans que le sommeil eût une seconde clos ses paupières fatiguées.

Cependant tout était en rumeur dans le camp ; les chevaux furent sellés, et après un repas fait à la hâte, le voyage continua.

Cette journée s’écoula sans aucun incident digne d’être rapporté.

Le soir on campa, de même que la veille, sur le sommet d’une colline ; seulement, comme les Araucans se savaient à l’abri d’une surprise, ils ne prirent pas d’aussi grandes précautions que la nuit précédente pour leur sûreté, bien que cependant il s élevassent des retranchements.

Don Tadeo, vaincu enfin par la fatigue, tomba dans un sommeil de plomb, dont il ne sortit qu’au moment du départ.

Antinahuel avait, le soir précédent, expédié un exprès en avant ; cet homme rejoignit le camp à l’instant où la troupe reprenait sa marche.

Il parait qu’il était porteur d’une bonne nouvelle, car en écoutant son rapport, le chef sourit à plusieurs reprises.

Puis, sur un signe de Antinahuel, toute la troupe s’élança au galop, s’enfonçant de plus en plus dans les montagnes.