Le Grand Chef des Aucas/Chapitre 83

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F. Roy (p. 453-458).

XXXVIII

SUR LA PISTE.


C’était le soir, huit jours après les événements que nous avons rapportés dans notre précédent chapitre, à vingt lieues d’Arauco, dans une forêt vierge composée de myrtes, de cyprès et d’espinos, qui couvre de ses verts ombrages les premiers plans de la Cordillère.

Quatre hommes étaient assis autour d’un feu, dont les charbons incandescents servaient à rôtir un cuissot de guanacco saupoudré de piment.

De ces quatre hommes, deux portaient le costume indien et n’étaient autres que Trangoil Lanec et Curumilla.

Le comte, la tête dans la main droite, le coude appuyé sur le genou, réfléchissait

Valentin, placé à une légère distance, le dos appuyé contre un énorme myrte de près de trente mètres de haut, fumait dans une pipe indienne, en caressant d’une main son chien couché à ses pieds, et en traçant de l’autre, avec la baguette de son fusil, sur le sol, des figures plus ou moins géométriques, qu’il effaçait machinalement au fur et à mesure.

L’endroit où étaient arrêtés nos voyageurs était une de ces clairières comme en fourmillent les forêts américaines.

Vaste espace jonché d’arbres morts de vieillesse, ou frappés par la foudre, profondément encaissé entre deux collines et formant une quebrada, au bas de laquelle murmurait un de ces ruisseaux sans nom qui descendent des Cordillères, et après un cours de quelques lieues, vont se perdre dans les grands fleuves.

La place était des mieux choisies pour une halte de quelques heures pendant le jour, afin de se reposer à l’ombre en laissant tomber la force des rayons du soleil ; mais pour un campement de nuit, c’était la pire position qui se puisse voir, à cause du voisinage de la source, qui servait d’abreuvoir aux bêtes fauves, ainsi que de nombreuses traces de pas dans la vase des deux rives l’indiquaient clairement.

Les Indiens étaient trop expérimentés pour commettre la faute de s’arrêter de leur plein gré en ce lieu ; ce n’avait été que dans l’impossibilité d’aller plus loin qu’ils avaient consenti à y passer la nuit.

Les chevaux étaient entravés à l’amble, non loin du feu ; le corps d’un superbe guanacco, tué par Curumilla, et auquel manquait le cuissot qui rôtissait pour le souper, pendait à l’une des branches maîtresses d’un espino.

La journée avait été rude, la nuit promettait d’être tranquille. Les voyageurs attaquèrent bravement le souper, afin de se livrer plus tôt au repos dont ils avaient un besoin extrême.

Les quatre hommes n’échangèrent pas une parole pendant le repas ; le dernier morceau avalé, les Indiens jetèrent dans le feu quelques brassées de bois sec dont ils avaient une ample provision auprès d’eux, et s’enveloppant dans leurs ponchos et leurs couvertures, ils s’endormirent ; exemple suivi presque immédiatement par le comte, qui était rompu de fatigue.

Valentin et César restèrent seuls pour veiller au salut commun.

Certes, nul n’aurait reconnu, dans l’homme au regard pensif et au front soucieux creusé par une ride hâtive, qui se tenait en sentinelle vigilante, l’œil et l’oreille au guet, le sous-officier de spahis, railleur et insouciant, qui, moins de huit mois auparavant, avait débarqué à Valparaiso, le poing sur la hanche et la moustache retroussée.

Les événements qui s’étaient passés avaient peu à peu modifié ce caractère faussé par une mauvaise direction.

Les nobles instincts qui sommeillaient au fond du cœur du jeune homme avaient vibré au contact de la nature majestueuse, grandiose et puissante qui s’était continuellement déroulée à ses yeux éblouis, dans les Cordillères.

La réaction commencée en lui par sa liaison étroite avec Louis de Prébois-Crancé, âme aimante, intelligence faible, aux instincts délicats, s’était continuée en progressant sous la pression des scènes auxquelles il avait été constamment mêlé depuis qu’il avait posé le pied sur le sol régénérateur du Nouveau-Monde.

Son cœur avait tressailli d’enthousiasme, pour ainsi dire ; ses pensées, incessamment tendues vers l’infini, s’étaient développées, éclaircies, et avaient perdu à ce choc électrique toute leur vulgarité primitive.

Ce changement produit par son amitié pour l’homme qu’il avait sauvé du suicide, par le silence du désert et les voix divines qui parlent au cœur de l’homme sous les voûtes sombres et mystérieuses des forêts vierges, n’était encore qu’intérieur ; car si le rôle de protecteur qu’il s’était imposé envers son frère de lait, si le mutisme penseur des Indiens avaient habitué Valentin à réfléchir et à se rendre compte de tout ce qu’il voyait, le changement n’était qu’insensible encore dans ses allures et sa conversation.

Le vieux levain fermentait toujours en lui : pour un observateur superficiel il eût presque paru le même homme, et pourtant un abîme séparait son passé de son présent.

Cependant la nuit s’avançait, la lune était déjà parvenue aux deux tiers de sa course. Valentin réveilla Louis pour qu’il le remplaçât pendant qu’il prendrait quelques heures d’un repos indispensable.

Le comte se leva. Lui aussi était bien changé : ce n’était plus l’élégant et brillant gentilhomme qu’un parfum un peu fort faisait presque évanouir ; lui aussi s’était retrempé dans le désert, son front s’était bruni aux chauds baisers du soleil américain, ses mains endurcies, la fatigue n’avait plus de prise sur son corps, son jugement s’était mûri, enfin il était complètement transformé : c’était à présent un homme fort au physique ainsi qu’au moral.

Depuis près d’une heure déjà il avait remplacé Valentin lorsque César, qui jusque-là était resté nonchalamment étendu, le ventre au feu, releva brusquement la tête, aspira l’air dans toutes les directions, et fit entendre un grognement sourd.

— Eh bien ! César, dit à voix basse le jeune homme en flattant l’animal, qu’avez-vous donc, mon bon chien ?

Le terre-neuvien fixa ses grands yeux intelligents sur le comte, remua la queue et poussa un second grognement plus fort que le premier.

— Fort bien, reprit Louis, il est inutile de troubler le repos de nos amis avant de savoir positivement ce dont il s’agit ; nous irons tous deux à la découverte, hein, César ?

Le comte visita ses pistolets et son rifle et fit un signe au chien qui épiait tous ses mouvements.

— Allons ! César, lui dit-il, cherche, mon beau, cherche !

L’animal, comme s’il n’eût attendu que cet ordre, se lança en avant, suivi pas à pas par son maître, qui sondait les buissons et s’arrêtait par intervalles pour jeter un regard interrogateur autour de lui.

César, livré à lui-même, coupa le campement en ligne droite, traversa le ruisseau et s’enfonça dans la forêt, le museau sur le sol, en remuant la queue avec ce mouvement vif et continu des terre-neuviens lorsqu’ils tiennent une piste.

L’homme et le chien marchèrent ainsi près de trois quarts d’heure, s’arrêtant parfois pour écouter ces mille bruits sans cause connue, qui troublent la nuit le calme du désert, et qui ne sont que le souffle puissant de la nature endormie.

Enfin, après des détours sans nombre, le chien s’accroupit, tourna la tête vers le jeune homme et fit entendre un de ces gémissements plaintifs qui semblent une plainte humaine, et qui sont particuliers à sa race.

Le comte tressaillit ; écartant avec précaution les broussailles et les feuilles, il regarda.

Il retint avec peine un cri de douloureux étonnement au spectacle étrange qui s’offrit à sa vue.

À dix pas à peine de l’endroit où il était embusqué, au centre d’une vaste clairière, une cinquantaine d’Indiens étaient couchés pêle-mêle autour d’un feu mourant, plongés dans le sommeil de l’ivresse, ainsi que le laissaient deviner des outres de peau de chevreau jetées sans ordre sur le sable, les unes pleines d’aguardiente, d’autres éventrées laissant encore échapper quelques gouttes de liqueur bues avidement par la terre desséchée.

Mais ce qui attira surtout l’attention du jeune homme et lui causa une terreur involontaire, ce fut la vue de deux personnes, un homme et une femme, attachées solidement à des arbres, et qui paraissaient en proie à un violent désespoir.

L’homme avait la tête penchée sur la poitrine, ses grands yeux laissaient échapper des larmes, de profonds soupirs s’échappaient de son sein lorsque son regard se portait sur une jeune fille attachée en face de lui, et dont le corps inerte retombait plié sur lui-même.

— Oh ! murmura le comte avec angoisse, don Tadeo de Leon ! mon Dieu ! faites que cette femme ne soit pas sa fille !

Hélas ! c’était elle.

À leurs pieds gisait la Linda garrottée à une énorme poutre.

Le corps de la jeune fille tressaillait parfois, agité par des mouvements nerveux, et ses mains mignonnes aux doigts roses et effilés se serraient convulsivement sur sa poitrine.

Le jeune homme sentit le sang lui refluer au cœur ; oubliant le soin de sa propre conservation, il saisit un pistolet de chaque main et fit un geste pour voler au secours de celle qu’il aimait.

En ce moment une main se posa sur son épaule, et une voix soupira plutôt qu’elle ne murmura à son oreille, ce seul mot :

— Prudence !

Le comte se retourna.

Trangoil Lanec était auprès de lui.

— Prudence ! répéta le jeune homme d’un ton de douloureux reproche, regarde !


Tous trois s’étaient avancés en se glissant à travers les broussailles.

— J’ai vu, répondit le chef ; que mon frère regarde à son tour, ajouta-t-il, il verra qu’il est trop tard.

Et il lui désigna du doigt huit ou dix Indiens qui, réveillés par le froid de la nuit ou peut-être par le bruit involontaire causé par les deux hommes, malgré leurs précautions, se levaient en jetant autour d’eux un regard de défiance.

— C’est vrai ! murmura Louis accablé, mon Dieu ! mon Dieu ! ne nous viendrez-vous pas en aide !

Le chef profita de l’état de prostration dans lequel était momentanément tombé son ami pour le ramener quelques pas en arrière, afin de ne pas exciter davantage les soupçons des Indiens, dont l’ouïe est si fine que la plus légère imprudence suffit pour les mettre sur leurs gardes.

— Mais, reprit le jeune homme au bout de quelques secondes en s’arrêtant devant Trangoil Lanec, nous les sauverons, n’est-ce pas, chef ?

Le Puelche secoua la tête.

— C’est impossible en ce moment, dit-il.

— Frère, maintenant que nous avons retrouvé leur piste que nous avions perdue, il faut les sauver sans retard ; vous le voyez, le temps presse, ils sont en danger.

Un sourire se dessina sur les lèvres du guerrier indien.

— Nous essaierons, dit-il.

— Merci, chef ! s’écria chaleureusement le jeune homme.

— Retournons au camp, reprit Trangoil Lanec. Patience, mon frère, dit l’Indien d’une voix solennelle, rien ne nous presse, dans une heure nous serons sur leur piste ; mais avant d’agir, il faut que nous tenions conseil tous quatre, afin de bien nous entendre sur ce que nous voulons faire.

— C’est juste, répondit le comte en baissant la tête d’un air résigné.

Les deux hommes regagnèrent leur campement, où ils retrouvèrent Valentin et Curumilla profondément endormis.