Le Grand Chef des Aucas/Chapitre 89

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F. Roy (p. 488-496).
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XLIV

LE ROCHER.


Mais, en se remettant en route, Valentin avait plutôt consulté le péril de la situation et la nécessité d’y échapper, que la possibilité de marcher.

Les chevaux, surmenés depuis deux jours, fatigués outre mesure par l’ouragan, refusaient d’avancer ; ce n’était qu’avec force coups d’éperons que l’on parvenait à leur faire faire quelques pas en trébuchant.

Enfin, après une heure d’efforts infructueux, don Tadeo, dont le cheval, noble bête de pure race, pleine de feu et de courage, venait de s’abattre deux fois coup sur coup, fut le premier à faire observer à Valentin l’impossibilité dans laquelle ils se trouvaient d’aller plus loin.

— Je le sais, répondit le jeune homme en soupirant, les pauvres animaux sont presque fourbus, mais qu’y faire ? crevons-les s’il le faut : ceci est une question de vie ou de mort, nous arrêter c’est nous perdre.

— Marchons donc ! quoi qu’il arrive, répondit don Tadeo avec résignation.

— Et puis, continua le jeune homme, une minute de gagnée est énorme pour nous : Louis peut être de retour au point du jour avec le secours que nous attendons ; si nos chevaux avaient été reposés, nous serions arrivés cette nuit même à l’hacienda, mais dans l’état où ils sont, il n’y faut pas songer ; seulement, plus nous irons en avant, plus nous aurons de chances d’échapper à ceux qui nous poursuivent et de rencontrer ceux que nous attendons. Mais pardon, don Tadeo, le chef indien me fait un signe, il a probablement quelque chose d’important à me communiquer.

Il quitta don Tadeo et se rapprocha de l’Ulmen.

— Eh bien ! chef, lui demanda-t-il, qu’avez-vous à me dire ?


Ils les assommèrent à coups de crosse et rejetèrent leurs corps à la rivière.

— Mon frère compte-t-il marcher longtemps encore ? fit l’Indien.

— Mon Dieu, chef, vous m’adressez justement la même question que don Tadeo, question à laquelle je ne sais comment répondre.

— Que pense le grand chef ?

— Il m’a dit ce que je sais aussi bien que lui, c’est-à-dire que nos chevaux sont à bout.

— Ooch ! et que va faire mon frère à la chevelure dorée ?

— Le sais-je ? Que Trangoil Lanec me conseille : c’est un guerrier renommé dans sa tribu, il trouvera probablement un stratagème pour nous sortir d’embarras.

— J’ignore ce que mon frère nomme un stratagème, mais je crois avoir une bonne idée.

— Parlez, chef, vos idées sont toujours excellentes, et en ce moment je suis convaincu qu’elles seront meilleures que jamais.

L’Indien baissa la tête avec modestie, un sourire de plaisir éclaira une seconde sa figure intelligente.

— Que mon frère écoute, dit-il. Peut-être Antinahuel est-il déjà sur nos traces ; s’il n’y est pas, il ne tardera pas à s’y mettre ; s’il nous rejoint pendant la marche, nous serons tués : que peuvent en rase campagne trois hommes contre soixante ? Mais non loin d’ici, je connais un endroit où nous nous défendrons facilement. Il y a plusieurs lunes, dans une malocca, dix guerriers de ma tribu et moi, nous avons résisté dans cette place pendant quinze jours entiers contre plus de cent guerriers des visages-pâles que j’ai enfin contraints à la retraite. Mon frère me comprend-il ?

— Parfaitement, chef, parfaitement, guidez-nous vers cet endroit, et si Dieu veut que nous l’atteignions, je vous jure que les mosotones de Antinahuel trouveront à qui parler s’ils osent s’y présenter.

Trangoil Lanec prit immédiatement la direction de la petite troupe, et lui fit faire un léger détour.

Dans l’intérieur de l’Amérique du Sud, ce qu’en Europe nous sommes convenus de nommer routes ou chemins n’existe pas ; mais un nombre infini de sentiers tracés par les bêtes fauves, qui se croisent, s’enchevêtrent dans tous les sens et finissent tous, après des méandres sans nombre, par aboutir à des ruisseaux ou à des rivières, qui depuis des siècles servent d’abreuvoirs aux animaux sauvages.

Les Indiens possèdent seuls le secret de se diriger à coup sûr dans ces labyrinthes inextricables ; aussi, après vingt minutes de marche, les voyageurs se trouvèrent-ils, sans savoir comment, au bord d’une charmante rivière d’un tiers de mille de large, au centre de laquelle s’élevait comme une sentinelle solitaire un énorme bloc de granit.

Valentin poussa un cri d’admiration à l’aspect de cette forteresse improvisée.

Les chevaux, comme s’ils eussent compris qu’ils étaient enfin arrivés en lieu sûr, entrèrent joyeusement dans l’eau, malgré la fatigue qui les accablait, et nagèrent vigoureusement vers le rocher.

Ce bloc de granit, qui de loin semblait inaccessible, était creux ; par une pente douce intérieure, il était facile de monter au sommet qui formait une plate-forme de plus de dix mètres carrés de circonférence.

Les chevaux furent cachés dans un coin de la grotte, où ils se couchèrent épuisés, et Valentin s’occupa à barricader l’entrée de la forteresse avec tout ce qui lui tomba sous la main, de façon à pouvoir opposer une vigoureuse résistance tout en restant à couvert.

Cela fait, on alluma du feu et on attendit les événements.

César était allé se poster de lui-même sur la plate-forme, sentinelle vigilante qui ne devait pas laisser surprendre la garnison.

Plusieurs fois le Français, que l’inquiétude tenait éveillé, tandis que ses compagnons, succombant à la fatigue, se livraient au repos, était monté sur la plate-forme pour caresser son chien et s’assurer que tout était tranquille.

Mais rien ne troublait le sombre et mystérieux silence de la nuit ; seulement par intervalles on voyait se dessiner au loin, aux rayons argentés de la lune, les formes confuses de quelque animal qui venait paisiblement se désaltérer à la rivière, où l’on entendait les miaulements plaintifs et saccadés des loups rouges, auxquels se mêlaient les chants de la hulotte bleue et du mawkawis caché sous la feuillée.

La nuit tirait à sa fin, l’aube commençait à nuancer l’horizon de ses teintes nacrées, les étoiles s’éteignaient les unes après les autres dans les sombres profondeurs du ciel, et à l’extrême ligne bleue du llano, un reflet d’un rouge vif annonçait que le soleil n’allait pas tarder à paraître.

Il faut s’être trouvé seul et isolé dans le désert, pour comprendre ce que la nuit, cette grande créatrice des fantômes et des djinns, cache de terrible et de menaçant sous son épais manteau de brume, avec quelle joie et quelle reconnaissance ou salue le lever du soleil, ce roi de la création, ce puissant protecteur qui rend à l’homme le courage, en lui réchauffant le cœur engourdi et glacé par les lugubres insomnies des ténèbres.

— Je vais me reposer quelques instants, dit Valentin à Trangoil Lanec qui s’éveillait en jetant autour de lui un regard inquiet, la nuit est finie, je crois.

— Silence ! murmura l’Indien en lui serrant le bras avec force.

Les deux hommes prêtèrent l’oreille ; un gémissement étouffé traversa l’espace.

— C’est mon chien ! c’est César qui nous avertit ! s’écria le jeune homme, que se passe-t-il donc, mon Dieu ?

Il s’élança sur la plate-forme, où le chef l’eut bientôt rejoint.

En vain regardait-il de tous côtés, rien ne paraissait, la même tranquillité semblait régner autour d’eux.

Seulement les hautes herbes qui garnissaient les bords de la rivière s’inclinaient doucement comme poussées par la brise.

Valentin crut un instant que son chien s’était trompé ; déjà il se préparait à descendre lorsque tout à coup le chef le saisit par le milieu du corps et le contraignit à se coucher sur la plate-forme.

Plusieurs coups de feu retentirent, une dizaine de balles vinrent en sifflant s’aplatir sur le rocher, et plusieurs flèches passèrent par-dessus la plate-forme.

Une seconde de plus, Valentin était tué.

Puis éclata un hurlement épouvantable répété par les échos des deux rives.

C’était le cri de guerre des Aucas qui, au nombre de plus de quarante, apparurent sur le rivage.

Valentin et le chef déchargèrent leurs fusils presque au hasard au milieu de la foule.

Deux hommes tombèrent.

Les Indiens disparurent subitement dans les halliers et dans les hautes herbes.

Le silence, un instant troublé, se rétablit avec une telle promptitude que si les cadavres des Indiens tués n’étaient pas restés étendus sur le sable, cette scène aurait pu passer pour un rêve.

Le jeune homme profita de la minute de répit que l’ennemi lui donnait pour descendre dans la grotte.

Au bruit de la fusillade et des cris poussés par les Aucas, doña Rosario s’était éveillée en sursaut.

Voyant son père saisir son fusil pour monter sur la plate-forme, elle se jeta dans ses bras en le suppliant de ne pas la quitter.

— Mon père, lui dit-elle, je vous en prie, ne me laissez pas seule, ou bien permettez-moi de vous suivre, ici je deviendrai folle de terreur.

— Ma fille, répondit don Tadeo, votre mère reste près de vous, moi je dois rejoindre nos amis ; voudriez-vous que, dans une circonstance comme celle-ci, je les abandonnasse ? C’est ma cause qu’ils défendent, ma place est auprès d’eux !… Voyons, du courage, ma Rosarita chérie, le temps est précieux !

La jeune fille se laissa tomber sur le sol avec accablement.

— C’est vrai, dit-elle, pardonnez-moi, mon père, mais je ne suis qu’une femme et j’ai peur !

Sans prononcer une parole, la Linda avait tiré son poignard et s’était embusquée à l’entrée de la grotte.

En ce moment Valentin parut.

— Merci, don Tadeo, lui dit-il, vous ne nous êtes pas indispensable là-haut, tandis qu’ici, au contraire, vous pouvez nous être fort utile. Les Serpents Noirs tenteront sans doute de traverser la rivière et de s’introduire dans cette grotte dont ils connaissent certainement l’existence, pendant qu’une partie de leurs compagnons nous occupera par une fausse attaque ; restez donc ici, je vous prie, et surveillez leurs mouvements avec soin, de votre vigilance dépend le succès de notre défense.

Valentin avait raisonné juste. Les Indiens, reconnaissant l’inutilité d’une fusillade contre un bloc de granit sur lequel s’aplatissaient leurs balles sans causer le moindre mal à leurs adversaires, avaient changé de tactique. Ils s’étaient séparés en deux bandes, dont l’une tiraillait pour attirer l’attention de la garnison du rocher, tandis que l’autre, dirigée par Antinahuel, avait remonté pendant une centaine de pas le cours de la rivière. Arrivés à une certaine distance, les Indiens avaient construit à la hâte plusieurs radeaux sur lesquels ils se laissaient emporter au courant qui les conduisait tout droit sur le rocher.

Valentin et son compagnon, sachant qu’ils n’avaient rien à craindre de ceux qui, du rivage, tiraient sur eux, redescendirent dans la grotte où devait se concentrer toute la défense.

Le premier soin du jeune homme fut de placer doña Rosario à l’abri des balles, derrière un pan de rocher qui formait une excavation assez profonde pour qu’une personne pût s’y tenir sans être trop mal à l’aise. Ce devoir rempli, il prit son poste auprès de ses compagnons, en avant de la barricade.


Valentin crut un instant que son chien s’était trompé.

Un radeau, monté par sept ou huit Indiens, drossé avec violence par le courant, vint tout à coup choquer contre le rocher.

Les Indiens poussèrent leur cri de guerre et s’élancèrent en brandissant leurs armes, mais les trois hommes auxquels la Linda avait absolument voulu se joindre se jetèrent sur eux, et avant qu’ils eussent pu reprendre leur aplomb, dérangé par la rapidité avec laquelle ils abordaient, ils les assommèrent à coups de crosse de fusil et rejetèrent leurs corps à la rivière.

César avait sauté à la gorge d’un Indien d’une taille colossale, qui déjà levait sa hache sur don Tadeo, et l’avait étranglé.

Mais à peine en avaient-ils fini avec ceux-là que deux autres radeaux survinrent, suivis presque immédiatement d’un troisième et d’un quatrième, portant au moins une trentaine d’hommes à eux quatre.

Un instant, la mêlée fut terrible dans cet endroit resserré où l’on combattait poitrine contre poitrine, pied contre pied ; la Linda, tremblant pour sa fille, les cheveux épars, les yeux étincelants, se défendait comme une lionne, puissamment secondée par ses trois compagnons qui faisaient des prodiges de valeur.

Mais, accablés par le nombre, les assiégés furent enfin obligés de reculer et de chercher un abri derrière la barricade.

Il y eut une minute de trêve pendant laquelle les Aucas se comptèrent.

Six des leurs étaient étendus morts, plusieurs autres avaient des blessures graves.

Valentin avait reçu un coup de hache sur la tête, mais, grâce à un brusque mouvement qu’il avait fait de côté, la blessure était peu profonde.

Trangoil Lanec avait le bras gauche traversé, don Tadeo et la Linda n’étaient pas blessés.

Valentin jeta un regard chargé d’une douleur suprême vers l’endroit de la grotte qui servait de refuge à la jeune fille, puis il ne songea plus qu’à faire noblement le sacrifice de sa vie.

Le premier il recommença la lutte.

Soudain, une violente fusillade partit du rivage.

Plusieurs Indiens tombèrent.

— Courage ! s’écria Valentin, courage ! voici nos amis !

Suivi de ses compagnons, une seconde fois il escalada la barricade et se rejeta dans la mêlée.

Tout à coup un cri d’appel d’une expression déchirante retentit dans la grotte.

La Linda se retourna, et poussant un rugissement de bête fauve, elle se précipita sur Antinahuel entre les bras duquel doña Rosario se débattait vainement.

Antinahuel, étourdi par cette attaque imprévue, lâcha la jeune fille et fit face à l’adversaire qui osait lui barrer le passage.

Il eut une seconde d’hésitation en reconnaissant la Linda.

— Arrière ! lui dit-il d’une voix sourde.

Mais la Linda, sans lui répondre, se jeta sur lui à corps perdu et lui planta son poignard dans la poitrine.

— Meurs donc, chienne ! hurla-t-il en levant sa hache.

La Linda tomba.

— Ma mère ! ma mère ! s’écria doña Rosario avec désespoir en s’agenouillant près d’elle et en la couvrant de baisers.

Le chef se baissa pour saisir la jeune fille, mais alors un nouvel adversaire se dressa terrible devant lui.

Cet adversaire était Valentin.

Le toqui, la rage au cœur de voir que la proie dont il se croyait certain lui échappait sans retour, s’élança sur le Français en lui portant un coup de hache que celui-ci para avec son rifle.

Alors les deux ennemis, les yeux étincelants, les dents serrées par la colère, se saisirent à bras-le-corps, s’enlacèrent l’un à l’autre comme deux serpents, et roulèrent sur le sol en cherchant mutuellement à se poignarder.

Cette lutte avait quelque chose d’atroce, auprès de cette femme qui agonisait et de cette autre à demi folle de douleur et d’épouvante.

Valentin était adroit et vigoureux, mais il avait affaire à un homme contre lequel il n’aurait pu résister s’il n’avait été affaibli par la blessure que lui avait faite la Linda.

Le corps huileux de l’Indien n’offrait aucune prise au Français, tandis que son ennemi, au contraire, l’avait saisi par la cravate et l’étranglait de la main droite, pendant que de la gauche il tâchait de lui enfoncer son poignard dans les reins.

Ni Trangoil Lanec ni don Tadeo ne pouvaient porter secours à leur compagnon, occupés qu’ils étaient à se défendre eux-mêmes contre les Aucas qui les serraient de près.

C’en était fait de Valenlin. Déjà ses idées perdaient leur lucidité, il ne résistait plus que machinalement, lorsqu’il sentit les doigts qui serraient son coup se détendre graduellement. Alors, dans un dernier mouvement de rage, il réunit toutes ses forces, par une secousse violente il parvint à se dégager et à se relever sur les genoux.

Mais son ennemi, loin de l’attaquer ou de chercher à se défendre, poussa un profond soupir et retomba en arrière.

Antinahuel était mort.

— Ah ! s’écria la Linda avec une expression impossible à rendre, elle est sauvée !…

Et elle retomba évanouie entre les bras de sa fille, serrant encore dans ses mains avec une force inouïe son poignard, dont elle avait percé le cœur du chef en se traînant sur les genoux jusqu’à ce qu’elle pût l’atteindre.

On s’empressa autour de la malheureuse femme qui venait, en tuant l’ennemi le plus acharné de sa fille, de réparer si noblement ses fautes en se sacrifiant.

Longtemps les soins qu’on lui prodigua furent inutiles.

Enfin, elle soupira faiblement, ouvrit les yeux et, fixant un regard voilé sur ceux qui l’entouraient, elle saisit convulsivement sa fille et don Tadeo, les rapprocha d’elle et les contempla avec une expression de tendresse infinie, tandis que d’abondantes larmes coulaient sur son visage déjà couvert des ombres de la mort.

Ses lèvres remuèrent, une écume sanglante apparut aux coins de sa bouche et d’une voix basse et entrecoupée elle murmura :

— Oh ! j’étais trop heureuse !… tous deux vous m’aviez pardonné !… mais Dieu n’a pas voulu ! Cette mort terrible désarmera-t-elle sa justice !… Priez… priez pour moi !… afin que plus tard nous nous retrouvions au Ciel !… je meurs !… adieu !… adieu !…

Un frémissement convulsif agita tout son corps, elle se releva presque droite et retomba comme frappée de la foudre.

Elle était morte.

— Mon Dieu, s’écria don Tadeo en levant les yeux au ciel, pitié, pitié pour elle !

Et il s’agenouilla auprès du corps.

Ses compagnons l’imitèrent pieusement, et prièrent pour la malheureuse que le Tout-Puissant venait si subitement de rappeler à lui.

Dès qu’ils avaient vu tomber leur chef, les Indiens avaient disparu.




Deux heures plus tard, grâce aux peones amenés par le comte et Curumilla, la petite troupe arrivait saine et sauve à l’hacienda de la Paloma, conduisant avec elle le corps de doña Maria.