Le Grand Malaise des sociétés modernes et son unique remède/11

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Le délire de fiscalité

Au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ, le seigneur Dauphin, considérant que ses prédécesseurs ont dans leurs dernières volontés ordonné que toutes les choses qu’ils avaient soustraites et mal acquises, sous quelque prétexte que ce fût, fussent restituées et réparées entièrement ; voulant remplir de tout son pouvoir ses dispositions pieuses, et réparer autant que possible tous les méfaits et les spoliations imputables tant à ses prédécesseurs qu’à lui-même ; se rappelant que les plaintes répétées de ses fidèles sujets lui avaient fréquemment représenté qu’ils étaient gravement opprimés dans beaucoup de choses, tant par lui que par ses prédécesseurs ; il les libère et affranchit pour toujours et à jamais des droits de fouage, dons, colletage, tailles extraordinaires et présents, afin que Notre Seigneur Jésus-Christ accorde à lui et à ses prédécesseurs repos et salut et la rémission de ses péchés.
Testament du Dauphin Humbert.

À la veille de la Révolution un étranger voyageant en France résume son impression sur notre pays par ces mots : délire de fiscalité. Ces mêmes mots s’appliquent à merveille à notre situation actuelle.

Cette situation, on la connaît : 330 milliards de dettes représentant un intérêt annuel de 14 milliards. Et quand je dis : on la connaît, j’exagère ; en réalité on l’ignore. Dans une conférence récente M. Lellier, directeur honoraire au ministère des finances, déclarait : « Personne ne sait ni le montant de nos recettes, ni le montant de nos dépenses, non plus que le chiffre de nos dettes. » Et comme s’il eût voulu augmenter la stupéfaction de ses auditeurs, il ajoutait : « Depuis sept ans il n’y a plus ni comptabilité ministérielle, ni comptabilité financière. C’est par des moyens de fortune qu’on supplée à la comptabilité régulière. »

Ces moyens de fortune sont partout, dans les finances elles-mêmes aussi bien que dans la comptabilité. On se tire d’affaire par des expédients, qui nous conduisent au délire de fiscalité parce que, pour des financiers sans imagination, l’impôt est la grande ressource, le moindre effort.

Tout ce que la main peut atteindre devient matière à impôts : où qu’on aille et quoi qu’on fasse, on paie un impôt, étalé ou déguisé. Et ces impôts se superposent, s’enchevêtrent, se répondent l’un à l’autre, reviennent sans cesse comme refrain d’une même chanson. L’impôt sur le chiffre d’affaires frappe plusieurs fois le même objet, dans chaque main qu’il passe ; l’impôt sur le revenu frappe là où l’impôt sur les salaires avait déjà frappé, et comme un sourd. C’est une invraisemblable cacophonie : d’innombrables répercussions engendrent des perceptions à l’infini. Au milieu de ce vacarme on ne s’entend plus. Personne ne s’y reconnaît plus, ni les percepteurs, qui vont au maximum de peur de se tromper ; ni leurs agents qui font revivre au sujet de la taxe de luxe les plus beaux modes de l’inquisition fiscale ; ni les notaires qui, perdus au milieu des innombrables droits d’enregistrement, de timbres de toutes sortes, font de ces droits de timbre ou d’enregistrement des applications qui varient d’une étude à l’autre. À chaque budget c’est un essoufflement vers des impôts nouveaux ; on finira par tout atteindre : comme au déclin de l’empire de Charlemagne, comme à la veille de la Révolution, on prélèvera sur tout et partout.

Chaque impôt nouveau alarme des intérêts qui se mettent en position de défense : selon que les syndicats professionnels réuniront une majorité au Parlement ou y seront en minorité, l’impôt persistera ou disparaîtra. Et ainsi à mesure que les impôts se créent, les privilèges fiscaux se multiplient.

Les chambres de commerce, effrayées des charges croissantes dont on accable le commerce et l’industrie, ont dénoncé les plus scandaleux de ces privilèges fiscaux et une campagne énergique est menée actuellement. Elle oppose citadins et ruraux et s’élève contre la violation du principe de l’égalité de tous les citoyens devant l’impôt. De fait cette inégalité est flagrante. Les chiffres sont éloquents. Qu’on en juge :

Jusqu’au 30 septembre 1921 le montant des impôts payés par les agriculteurs sur leurs bénéfices s’élève à moins de 11 millions de francs. Pour les salariés, les impôts sur les traitements et salaires atteignent 143 millions. Pour les industriels et commerçants l’ensemble des impôts, taxes et patentes dépasse 4 milliards et demi. Ainsi, quand les agriculteurs paient 1, les salariés paient 14, les industriels et commerçants 450. C’est dire que les agriculteurs, qui représentent près de la moitié de la nation, jouissent, dans la nouvelle législation fiscale, d’une immunité presque absolue. Quand récemment le ministre des finances a proposé de doubler la taxe sur le chiffre d’affaires il a, pour attirer à son projet l’appui des députés des campagnes, annoncé qu’il maintenait en faveur des agriculteurs l’exonération de cette taxe, et cela malgré les bénéfices considérables réalisés par eux depuis plusieurs années. L’agriculture n’a peut-être qu’un bras, mais il est long.

Par bonne fortune, elle a aussi un cerveau, plein de bon sens, et riche en souvenirs. Le paysan est encore meurtri des siècles d’une servitude pire que l’esclavage, puisque pour y échapper les vilains se jetaient dans le servage. L’histoire du cultivateur, c’est-à-dire du seul contribuable du bon vieux temps, est la navrante chronique des vexations que lui faisaient subir les exigences fiscales ; tailles, redevances, amenaient des exactions de toutes sortes. Ce long martyrologe s’étend de la conquête de Jules César jusqu’à la Révolution.

Sous la domination romaine l’impôt ruinait et désolait les campagnes. Des charges intolérables, excessives, souvent plus élevées que le produit des terres imposées, étaient accrues par le privilège. Le despotisme avait besoin de soutiens intéressés qu’il obtenait en multipliant les exemptions ; des classes entières d’employés, de professions, de familles, tous les ecclésiastiques et tous les militaires, un nombre immense de favoris et de courtisans sont exonérés de l’impôt.

Le petit possesseur de biens ruraux, l’habitant des campagnes resta seul soumis aux terribles exactions du fisc ; là aucun privilège n’arrêtait son action : le malheureux était pressuré à loisir ; les prisons regorgeaient de contribuables ruinés que les agents du fisc s’obstinaient à considérer comme récalcitrants ; les infortunés y périssaient de misère ; souvent ils se pendaient de désespoir ; quelquefois on commençait par les faire mourir pour servir de leçon aux autres et leur inspirer une terreur salutaire[1].

« Le monde, écrit Lehuérou, fut alors témoin d’un étrange spectacle. La terre pour la première fois se vit répudiée par son possesseur, et ce fut à qui ne posséderait rien pour n’avoir rien à payer. À chacune des pages du code, il est question de terres qui n’ont point de maître. On les offre en vain : elles restent désertes et sans culture aux mains du fisc ; personne ne veut de ces largesses intéressées. Une ruine certaine et de cruelles tortures attendent l’imprudent qui les accepterait. »

Si, dans toutes les parties du royaume, les cultivateurs se réunissent en brigands, faut-il en chercher d’autres causes que celles qui les chassent de leurs chaumières, les forcent d’abandonner les champs et de recourir au pillage pour subsister ? Du iiie au xive siècle ces bandes errantes de vilains en révolte ont, sous le nom de bagaudes d’abord, de jacqueries ensuite, dévasté les provinces, assassiné les voyageurs, volé sur toutes les routes, pillé et incendié les maisons.

Ces effroyables résultats de la tyrannie seigneuriale se renouvellent de siècle en siècle, avec l’action qui les fait naître. Pendant seize siècles les révoltes sanglantes des paysans ne cesseront pas de signaler les souffrances qu’ils endurent et l’excès de leurs maux. Les mêmes causes produisent partout les mêmes effets. Les causes : les seigneurs, obligés de subvenir aux guerres privées ou générales qui se succèdent alors sans relâche, exagèrent les redevances et les obligations de leurs sujets. Les effets : massacres des riches, des nobles, des fonctionnaires, le pillage des châteaux, l’attaque des villes, le brigandage sur les routes. Partout la même marche, les mêmes vicissitudes, la même fin. Bagaudes ou jacqueries, l’histoire des unes est presque exactement l’histoire de l’autre.

C’est à tort que quelques historiens ont cru voir dans ces luttes incessantes des paysans contre la noblesse l’effet des haines de races et de populations diverses. Championnière fait observer, au contraire, qu’un grand nombre de justiciers était pris parmi les tributaires et même parmi les esclaves ; c’est à l’exercice de leur action, à l’abus de leur pouvoir, en un mot à leurs droits et à leurs exactions qu’il faut attribuer les révoltes et leurs sanglants résultats. Ce qui rend cette assertion manifeste, c’est que les mêmes résistances se rencontrent sous l’administration royale exerçant, dans l’intérêt du fisc, les perceptions seigneuriales revêtues de nouveau du caractère d’impôt public. Les dernières années du règne de Louis XIV furent signalées par de perpétuelles révoltes dont les historiens du grand roi ont à peine parlé et qui, néanmoins, furent graves et générales. Ce sont encore les paysans, c’est-à-dire les contribuables, portant seuls alors le fardeau de l’impôt et payant de leur sang et de leur misère la gloire du monarque, qui se refusent à lui abandonner la dernière subsistance de leurs familles et s’arment pour la défendre. C’est à ces causes que se rattachèrent les résistances de la Bretagne ; c’est devant la taille, le fouage, la capitation, que le laboureur se révoltait. Les horreurs que décrit Lactance sont renouvelées par les agents du fisc royal ; le collecteur pénètre dans les chaumières à la tête de soldats armés ; le contribuable est arraché de son foyer, maltraité, excédé de mauvais traitements, jusqu’à ce qu’il ait livré ses dernières ressources. Ses récoltes lui sont enlevées, ses bestiaux sont emmenés, ses outils de labourage sont vendus, et ceux qui n’ont pu satisfaire à la rapacité des traitants sont pendus.

Plus tard, au xviiie siècle, si les nobles sont plus humains, si même la mode les rend humanitaires, « ils sont cependant plus odieux que leurs ancêtres, parce que, plus besogneux, ils doivent au train que leur fait mener Versailles, d’être plus exigeants ; là-bas, l’intendant qui, lui, n’est ni humanitaire ni humain, pressure et fait gémir la matière pressurée. »

La Révolution les délivre enfin en proclamant l’abolition des privilèges et l’égalité de tous devant l’impôt. Mais le suffrage universel va bientôt donner au paysan la puissance, puisqu’il est le nombre, et avec la puissance le droit d’abus, puisque l’abus est la condition de tout pouvoir humain. Un jour viendra où, après une guerre ruineuse, le fisc devra sévir lourdement ; le paysan se souviendra alors que pendant seize siècles il paya pour les autres ; comme les rôles sont renversés, les autres payeront désormais pour lui. Ce jour-là est arrivé. L’opprimé d’hier devient l’oppresseur ; les privilèges fiscaux éteints depuis cent trente ans vont revivre en sa faveur.

Qu’il se méfie pourtant. Il n’ignore point ces simples vérités que tout le monde répète, qu’il n’est de salut que dans le travail et la production, dans une prodigieuse activité industrielle et commerciale. Il sait aussi que les impôts qui écrasent commerce et industrie éloignent de plus en plus de toute entreprise les gens intelligents et actifs qui ne tiennent pas à devenir les martyrs des exactions fiscales. Il sait enfin que le nombre des chômeurs augmente sans cesse, dans une proportion qu’on s’accorde à juger inquiétante.

Et puisqu’il sait, qu’il se souvienne ! Pendant seize siècles les mêmes causes, généralement les guerres ruineuses des seigneurs, ont produit les mêmes effets, les exactions fiscales. Aujourd’hui comme jadis, sous la pression des mêmes circonstances, il faut pressurer le contribuable, c’est-à-dire la classe mise à contribution. Comme il advint au temps des champs désertés, les usines fermées jetteront par toute la France des bandes de chômeurs qui ressusciteront bagaudes et jacqueries. Sauvé de l’impôt, le paysan verra, comme au temps récent de la vie chère, arriver dans sa ferme ou sur le marché de la ville où il écoule ses produits le long cortège des sans-travail, hommes, femmes et enfants, qui ne s’inquièteront guère du cours des œufs ou de la volaille.

Délire de fiscalité et privilèges fiscaux, ces deux grandes plaies du passé, ces deux symptômes infaillibles de la révolution, nous les subissons présentement.

Mais il est d’autres signes qui nous révèlent les mêmes fatalités. On vous a persuadés et vous avez pu constater que l’on avait tant bien que mal bouclé le budget. Ne vous laissez pas éblouir par ces jeux d’équilibre sur le papier et allez à la réalité. Le Journal officiel du 13 janvier 1922 vous l’apporte : pour deux catégories d’impôts, l’impôt général et l’impôt cédulaire, les recouvrements effectués en 1920 et 1921 atteignent exactement la moitié des rôles émis, c’est-à-dire de ce que l’État comptait recevoir. On peut donc dès à présent considérer sans pessimisme que les impôts ne rentreront pas tout seuls, ce qui signifie qu’ils ne rentreront que par des moyens de violence.

On eût pu s’en douter : toute l’histoire fiscale du passé est là pour nous rappeler que, lorsque l’impôt déborde les possibilités du contribuable, on ne peut contraindre celui-ci à payer qu’en employant les procédés sans tendresse dont usaient les collecteurs de l’ancien régime. On a menti aux électeurs en leur promettant des impôts sans inquisition ni vexation ; car pour avoir l’argent le ministre des finances est bien obligé de multiplier les circulaires pressantes aux percepteurs et ceux-ci, ainsi sommés de faire rentrer l’argent, sont bien obligés de recourir à tous les moyens. L’inquisition et la vexation, tout comme l’huissier et le commissaire-priseur, ne font pas corps avec la loi de finances ; mais dès qu’on veut obtenir un rendement élevé, on ne peut se passer d’eux. Nos paysans du Midi vous diront qu’il y a l’huile vierge et l’huile de pression ; la première coule sans efforts, la seconde est obtenue en broyant pulpes et noyaux sous le pressoir. On peut distinguer de même deux sortes d’impôts. Un pays heureux n’a que des impôts vierges ; ce sont les impôts de pression qui gâtent tout.

Il est des vérités qu’il est dangereux de méconnaître et celle-ci en est une qui a pour elle, au chiffre près, l’expérience des âges : on ne peut faire tomber chaque année 25 milliards dans les caisses de l’État « sans pressurer et faire gémir la matière pressurée », comme écrit Madelin. Nous avons vu tout au long des siècles les mêmes causes ramener les mêmes effets ; nous le verrons une fois de plus.

Où va la France ? demande M. Caillaux dans un livre qui fait actuellement grand bruit. Où elle va, je n’en sais rien ; mais ce que je sais bien, c’est qu’elle y va sûrement.


  1. Voici, décrite par Lactance, une levée d’impôts dans les Gaules, sous la douce administration romaine : « Les champs étaient mesurés jusqu’à la dernière parcelle, les vignes et les arbres étaient comptés, les animaux de toute espèce étaient inscrits ; chaque tête d’homme était marquée. Le peuple des villes et des campagnes était rassemblé ; les familles se pressaient en troupeaux près des portes ; chaque possesseur arrivait avec ses hommes libres et ses esclaves ; les tortures et le fouet retentissaient de toutes parts. Les enfants étaient pendus jusqu’à ce qu’ils déposassent contre leurs pères ; les plus fidèles serviteurs étaient contraints de témoigner contre leurs maîtres, les femmes contre leurs époux. Celui qui n’avait point d’entourage était soumis lui-même à la torture, et lorsque la douleur l’avait vaincu, il était inscrit pour des biens qu’il n’avait point. Ni l’âge, ni les maladies n’étaient une cause d’excuse. Les infirmes étaient recensés ; l’âge de chacun était estimé ; on ajoutait aux jeunes, on retranchait aux vieillards. Tout était rempli de tristesse et de deuil. »