Le Grand Malaise des sociétés modernes et son unique remède/12

La bibliothèque libre.

12.

Les bénéfices d’une réforme

La France est, de toutes les nations civilisées, la plus avancée par ses institutions et la plus réactionnaire par sa fiscalité.
Francis Delaisi.

La limitation du droit de propriété, il n’est pas de moyen plus juste de sortir d’une situation pleine de périls ; réalisé il apporte le remède pour ainsi dire instantané à tous les maux de l’après-guerre et même de l’avant-guerre.

Nous allons mettre en valeur les conséquences immédiates ou lointaines de cette réforme bienfaisante.

DETTE DE GUERRE

Inflationistes ou déflationistes, après avoir développé leurs thèses et étalé leurs arguments, restent sur leurs positions. Mais voici le moyen de tous les concilier. Dès lors que dans un délai qui variera entre 50 et 100 ans l’État sera possesseur de tout le sol, de tous les immeubles, une émission supplémentaire de billets de banque, voire pour une somme égale à la dette, n’est plus de l’inflation. La banqueroute ne saurait menacer celui qui possède tout, du moment que la somme de papier qu’il émet reste très inférieure à la valeur du gage[1]. Or ce gage, c’est une nue propriété qu’on peut estimer aujourd’hui en chiffres très ronds à 500 milliards et qui atteindra sans doute le double le jour où la jouissance en reviendra à l’État, augmentée des plus-values qu’aura apportées, pendant trois quarts de siècle en moyenne, une activité agricole et industrielle certaine et formidable. Insistons : certaine et formidable ; nous allons en dire les raisons.

RAISONS D’UNE
ACTIVITÉ ÉCONOMIQUE INTENSE

En premier lieu, la diminution considérable des impôts. Dès lors que l’État amortit sa dette à l’aide d’une émission qui ne charge pas le budget comme le ferait un emprunt, les impôts peuvent être réduits dans une proportion énorme, qui ira sans cesse en diminuant jusqu’à leur disparition totale. Ce jour-là sera réalisé le vœu des physiocrates, d’un impôt unique assis sur la terre, perçu sous la forme des locations ou des mutations temporaires de la propriété.

Il est évident que le retour à un impôt léger facilitera la reprise de la vie économique ; d’autres raisons y aideront puissamment qui sont la disparition ou tout au moins l’atténuation de tous les dangers que traîne après soi l’inflation : prime de l’or, hausse du change, évanouissement de la monnaie métallique, vie chère.

Il est une autre raison, toute-puissante, d’une activité économique intense. Tout le monde est d’accord que les pays se relèveront d’autant plus vite qu’ils produiront plus. Mais ce n’est pas assez de produire, il faut aussi vendre et, pour vendre, s’assurer des débouchés, car la surproduction, c’est-à-dire la production sans débouchés, n’engendre que désordre et danger.

Dans une intéressante étude sur le problème monétaire, M. Régis de Vibraye montrait récemment que le moyen le plus certain d’augmenter la production en France est la réfection là où elle est nécessaire, la remise au point un peu partout de notre outillage économique. Il faut, dit-il, s’ingénier à augmenter le rendement de l’usine d’abord, sa clientèle ensuite : perfectionner l’outillage pour obtenir des prix de revient moindres et, à personnel égal, une production plus forte ; développer les débouchés existants et ouvrir, si possible, des débouchés nouveaux.

Or l’outillage de l’usine française, ce sont nos ports, nos voies ferrées, nos canaux, nos installations hydro-électriques, nos hauts-fourneaux, nos fabriques de tout ordre. L’État doit laisser aux divers industriels le soin de perfectionner techniquement leurs exploitations privées. Au contraire, les ports, canaux, chemins de fer, certains grands travaux d’aménagement hydro-électriques, de création de force motrice nouvelle le concernent. Qui ne pressent que de consacrer dix ou quinze milliards à la réfection du grand outillage de la France, c’est assurer la reprise et le maintien d’une vie économique intense, c’est mettre notre pays en situation de refaire rapidement sa fortune, c’est contribuer à l’avènement d’une ère de prospérité sans égale dans l’histoire.

Si bien qu’on peut dire qu’avant l’expiration du délai qui marquerait le retour à la nation de la propriété des usines, l’État, gageant cette nue propriété, aurait permis aux industriels de gagner plusieurs fois la valeur de ces terrains et immeubles, en sus de leurs bénéfices normaux.

Mais ce retour des usines à la nation n’arrêterait pas leur exploitation. Car ce qui lui reviendrait c’est, sol et bâtiments, tout ce qui est considéré immeuble par destination ; l’industriel conserverait la propriété de son matériel et son exploitation continuerait avec cette seule différence qu’il paierait un loyer à l’État. Le nouveau droit de propriété industrielle et commerciale lui assurerait la jouissance de ses usines tant qu’il exercerait son exploitation, tout comme il assurerait au commerçant la possession de sa boutique tant que son commerce serait profitable.

Si, se plaçant au jour où les biens de l’industriel ont fait retour à la nation, on examine sa situation, on considérera que d’abord il ne versera plus d’impôt et que son loyer sera sans doute inférieur aux impôts d’aujourd’hui. Ajoutant à cela l’aide puissante qu’il aura trouvée et trouvera sans cesse dans l’amélioration constante par l’État du grand outillage économique de la France, on peut se demander si pour lui, comme pour l’agriculteur, le bénéfice de la transformation ne sera pas inestimable. En réalité la limitation de la propriété ne sera préjudiciable qu’aux seuls oisifs.

DÉVELOPPEMENT DES VILLES

Toutes les villes qui ont eu un développement rapide subissent dans le monde entier une redoutable crise de croissance. La circulation y devient difficile et les travaux qui pourraient moderniser la ville, le prix des terrains les rend impossibles. Les moindres expropriations, aggravées par la spéculation, atteignent des prix fabuleux. Le moment viendra où, les grandes villes de plus en plus enserrées dans leur réseau de rues et d’avenues, nous verrons le Paris du xxie siècle mourir étouffé dans son plan du xixe siècle.

La possession du sol par l’État rend aux villes toute leur souplesse, leur permet de s’adapter à tous les besoins nouveaux, à toutes les nécessités de la civilisation en marche.

UN PÉRIL DE LA BANQUEROUTE

La propriété perpétuelle et privée présente pour les pays à change bas un danger réel par la tentation qu’elle offre aux étrangers d’acheter de la terre à vil prix. Au jour où elle se réveillera de sa banqueroute, l’Autriche constatera peut-être avec stupeur que tout son sol appartient à des étrangers. Chez nous, après l’armistice, de grandes propriétés du Midi ont été acquises par des Suisses, des Anglais et des Américains.

M. Léon Escoffier, député du Nord, s’étonnait naguère que des actions de sociétés minières de son département, cotées 1.500 francs quand on extrayait du charbon, étaient montées à 2.500 et 3.000 francs, alors que les puits sont en partie anéantis et qu’on ne pourra extraire du charbon avant de longues années. Cherchant les raisons de ce phénomène, il les trouvait notamment dans le fait que des neutres, et même des alliés favorisés, achètent, à la faveur d’un change avantageux, ces actions de mines qui leur permettront, dans un avenir prochain, de contrôler des affaires qui assurent à l’industrie son aliment principal. Il concluait : « Les gisements miniers doivent rester exclusivement français, puisqu’il s’agit de concessions de l’État. De l’argent anglais, américain, dans ces entreprises françaises, rien de mieux. Mais nous ne pouvons abandonner, même à des alliés, le contrôle de ces entreprises. »

Un pays doit conserver la propriété de son sol et de son sous-sol, le domaine éminent de la terre. Le fait qu’une crise économique le met, par la dépréciation de son change, à la merci d’une mainmise de l’étranger, montre un nouveau côté néfaste de notre droit de propriété foncière.

L’ALLEMAGNE PAIERA

Que la France réalise cette modification du droit de propriété foncière, aucun pays, surtout aux prises avec des embarras financiers, ne pourra résister à la contagion d’un tel exemple.

Ce jour-là l’Allemagne, riche à l’échéance de toute sa fortune immobilière et agricole, sera immédiatement solvable à centaines de milliards.

DÉPOPULATION

La dépopulation, on en connaît le thème, avec ses variations, ses imprécations, ses supplications. La dépopulation, ce mot évoque le long cortège des inventeurs de systèmes pour lutter contre le ralentissement des naissances ; cortège innombrable où une reine marche au premier rang, celle dont le cardinal Alberoni commente dans ses lettres l’ingénieuse trouvaille de repeupler l’Espagne en donnant des femmes aux moines. Mais ce même mot évoque, flottant au-dessus des bannières des repopulateurs et emplissant le ciel de leurs cités vides, l’austère figure de Malthus.

Charles Gide nous a montré le malthusianisme comme un des moyens néfastes par lesquels le paysan s’efforçait d’enrayer la division de la terre entre ses enfants. Et nous avons pensé qu’à l’inverse, dès que chaque enfant serait assuré d’obtenir toute la terre qu’il pourrait cultiver, le malthusianisme cesserait ses ravages et que nous verrions le nombre des enfants augmenter, puisque chacun d’eux représenterait un agrandissement de l’exploitation familiale.

L’exemple de la Grèce et de Rome dans l’antiquité, et, de nos jours, de Java, de la Russie et de l’Inde, nous apporte une éclatante confirmation d’un fait toujours et partout vérifié, à la fois si général et si constant qu’on pourrait poser en axiome ces lignes de Letourneau : « Les sociétés progressent en force et en nombre tant qu’elles sont soumises à un régime de solidarité ; elles languissent et déclinent par les excès de l’individualité. » Aux beaux jours de la Grèce, la population foisonnait avec une telle vigueur qu’Aristote propose gravement de réprimer par l’avortement légal ce croît excessif. Au contraire, durant la période de décadence, la Grèce meurt par disette d’hommes. Polybe écrit : « Citons ce décroissement de la population, cette pénurie d’hommes qui de nos jours se fait sentir dans toute la Grèce, qui rend nos villes désertes, nos campagnes incultes, sans que des guerres continuelles ou des fléaux, comme la peste, aient épuisé nos forces. » Plutarque affirme que de son temps toute la Grèce ne pouvait fournir les 3.000 hoplites que Mégare seule envoyait à la bataille de Platée.

L’augmentation de la population est tellement liée à la propriété collective qu’à Java on a proposé le partage de la dessa et le régime de la propriété perpétuelle et privée comme le plus sûr moyen de mettre un terme à une natalité excessive. Java est en effet le pays du monde où la population augmente le plus rapidement par l’excédent des naissances sur les décès, fait très exceptionnel sous les tropiques. De 2.029.500 habitants en 1780 elle s’est élevée à 3.730.000 en 1808, 5.400.000 en 1826, 13.649.680 en 1863, 17.298.200 en 1872, 19.129.075 en 1880, 23.862.280 en 1891. La population a donc décuplé en un siècle alors que dans le même temps la nôtre augmentait à peine de moitié ; elle croît donc vingt fois plus vite à Java qu’en France.

Cet accroissement rapide de la natalité n’est pas propre à Java : on le constate dans tous les pays qui ont un régime agraire analogue. Leroy-Beaulieu dans son Empire des Tzars, constate que le régime du mir pousse au mariage, s’oppose au malthusianisme, puisque chaque famille a droit à une part d’autant plus grande du sol qu’elle compte plus de travailleurs et, par suite, est d’autant plus riche qu’elle est plus nombreuse. Dans les huit gouvernements de la région agricole et centrale, l’augmentation de la population est en proportion de l’excédent des terres échues aux paysans.

Ailleurs encore. Dans une étude sur l’Inde, Marklam note que dans les districts où est appliqué le « ryotwar-system », c’est-à-dire où l’État propriétaire des terres les loue aux cultivateurs, on a constaté une augmentation notable de population et de richesse, bien que la rente réclamée par l’État fût très élevée. Ainsi, dans le district de Bhimturi, en 30 ans, de 1841 à 1871, la population s’est accrue de 40 % ; environ dans le district de Chandur, de 100 % dans le même temps.

Un fait aussi général confirme les prévisions du bon sens. Le jour où l’État propriétaire du sol donnera à chaque paysan toute la terre qu’il peut cultiver, la France deviendra un des pays agricoles les plus riches du monde, peuplé d’une race forte et nombreuse. Car — et l’on ne saurait trop insister là-dessus — il s’agit ici d’une génération paysanne, c’est-à-dire exceptionnelle. La campagne de France n’est-elle pas le puissant réservoir de la race, la source magnifique de toutes les énergies, de toutes les valeurs ? Ceux qui sont venus à Paris en sabots… Cette vieille image est toujours vraie, les sabots en moins.

  1. Qu’on ne nous oppose pas l’histoire lamentable des assignats, gagés par tous les biens confisqués aux émigrés et à l’Église. Leur dépréciation était fatale puisque l’émission, considérablement supérieure à la valeur du gage, atteignit le chiffre extravagant de quarante milliards, c’est-à-dire une somme représentant environ vingt fois la quantité du numéraire existant à cette époque ! Charles Gide observe fort justement que, même faite en bonnes monnaies d’or et d’argent, une telle émission n’eût pas moins provoqué une dépréciation considérable de la monnaie métallique, puisque celle-ci se serait trouvée vingt fois supérieure aux besoins.