Le Grand Silence blanc/L’homme qui trouva un mammouth

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J. Ferenczi & Fils, éditeurs (p. 155-166).



XI

L’HOMME QUI TROUVA UN MAMMOUTH


— En ce temps-là, vous m’excuserez, je parle comme un évangéliste, mais je ne sais vraiment par quel bout commencer mon histoire… En ce temps-là, c’est une expression fort commode, cela permet de rassembler ses idées et de chercher ses mots.

En ce temps-là… Damnée jambe ! Voulez-vous, sir, arranger mon coussin ? Là, merci. Je suis très fâché… J’emprunterai, s’il vous plaît, votre blague. Thanks.

Et Gregory Land écrase avec son pouce, dans la paume de sa main, le tabac qu’il roule ensuite en boule, et place, consciencieusement, dans sa bouche.

Gregory Land, le postier, l’intrépide coureur des bois, est mon hôte depuis déjà trois semaines. Une chance qu’il a eue de se casser la jambe, non de se casser la jambe, je m’exprime mal, mais de la casser à un mille de ma cabane. Un mauvais virage pris par ses chiens.

Et, depuis trois semaines, je fais le rebouteux et le garde-malade. Dire que c’est une double sinécure serait mentir, car Gregory est bien le patient le plus impatient qui soit.

Ne parlait-il pas, dès le lendemain, de repartir ! Heureusement qu’une bonne fièvre est intervenue à temps, qui l’a calmé pour quelques jours.

Depuis, il est beaucoup mieux et passe son temps à boire mon whisky : c’est souverain, prétend-il, pour les cassures, à chiquer mon tabac et à le fumer lorsqu’il est las de le mâcher.

Parfois aussi, il me conte des histoires. Le plus souvent, il fait les trois choses à la fois. Ainsi présentement, la bouteille de whisky est à portée de sa main, il mastique sa chique et commence :

— En ce temps-là…

Ce sont non des histoires, mais l’histoire de ces temps héroïques où l’homme était seul, ici, à se battre contre les éléments.

Le froid terrible, la faim, la soif, la fatigue, le surmenage, le combat de tous les instants pour mater la nature et essayer de lui ravir sa proie.

Pour les exploits de deux villes rivales grandes comme le demi-quart d’un quartier de Chicago, les Grecs ont persuadé au monde, pendant des siècles, qu’ils étaient un peuple admirable. Des artistes, des philosophes, des orateurs et des poêtes ont chanté leur « gloire immortelle ». Oui, mais au commencement était Homère, et :


Trois mille ans ont passé sur la cendre d’Homère
Et, depuis trois mille ans, Homère respecté
Est jeune encore de gloire et d’immortalité.


Quel Homère dira l’abnégation et le courage, la volonté et l’énergie de ces hommes qui partirent à la conquête de la moderne toison d’or, n’ayant devant eux que des mondes inconnus, des solitudes vierges se perdant à l’infini dans des milliers de lieues de neige ?

L’or qui, dans les villes, coule entre les doigts comme l’eau primitive, ne laisse pas de trace.

L’or ! Tout ce qui s’achète et tout ce qui se vend… Sait-on ce qu’il a coûté de patience, d’attente, et de longue espérance au mineur solitaire ! Les compagnons d’Ulysse sont changés en pourceaux, avilissement de l’intelligence par la matière.

Vous n’avez pas eu de poète pour vous chanter, aventuriers de tous les pays, qui vîntes un matin sur la « terre qui paye » pour y chercher sinon fortune, du moins l’assurance d’une vie libre, loin des règles étroites de nos civilisations.

Aucun artiste n’a gravé nos exploits au Temple de Mémoire, et vos douleurs et vos joies ne seront à jamais immortelles.

Pas de Parthénon pour vous, ni de Panathénées ! Mais combien plus simples, plus émouvants sont vos tumulus de pierre qui bossèlent, çà et là, les plaines neigeuses, indiquant au passage qu’un homme, dont personne ne saura le nom, dort son dernier sommeil au cœur même du grand silence blanc.

Je songe à toutes ces choses cependant que Gregory prépare une combinaison savante d’alcool, dont il prétend avoir seul le secret.

Il ferait la fortune d’un marchand de recettes, cet old fellow de Gregory Land. Il connaît trois cent quatre-vingt-trois manières de fabriquer les cocktails, et cent vingt façons de cuire le maïs ; il sait l’art d’apprêter les peaux blanches et à longs poils des phoques nouveau-nés, et les prières pour les morts de toutes les tribus, depuis les Esquimaux Inuits qui campent sur les bords de l’Océan Glacial jusqu’aux Ingalits, ces Indiens qui, venus des Rokies, vivent à l’est de l’Alaska.

Il entretient des relations d’amitié avec les Tenankoutchins, qui ont la figure peinte et dont les terrains de chasse suivent le cours de la Tanana. Il déchiffre les totems Thlinkits comme un vieil indigène, il a l’esprit bourré de statistiques d’une précision étonnante et, ce qui est mieux, Gregory connaît le cœur des hommes.

Je pense, en moi-même, que ce postier est un drôle de corps et, tout en l’écoutant bavarder, je fais trois parts de ma « paye ».

Nuggets les pépites, gold dust les parcelles d’or plat, et flour gold l’or fin, la poussière d’or, que je serre précieusement en des petits sacs de cuir.

— Vous avez une belle « paye » aujourd’hui. Vous n’avez point perdu votre temps ; la jolie breloque que voilà !

Et Gregory fait sauter dans sa main ma dernière trouvaille, une pépite grosse comme une amande.

Le postier l’examine en connaisseur, entre le pouce et l’index, puis, délicatement, il la pose sur le bord de la table en disant :

— Vous en avez là pour cinquante dollars. Prenez toute votre chance jusqu’au bout, c’est de toute justice, mais j’avais, je crois, commencé une histoire.

Il se recueille et, pour la dixième fois, il répète :

— En ce temps-là…

J’éclate de rire.

— Vous avez raison de vous moquer, old chap, mais je sais plus long que le commencement… En ce temps-là… les bouches de la Renommée apprenaient à tous les propres-à-rien, qui sont des propres-à-tout, de la machine ronde, que l’or poussait en Alaska comme blé en juillet dans les champs du Manitoba ; il n’y avait qu’à se baisser pour emplir ses poches. Un trappeur du bout de son soulier avait fait rouler une pépite grande comme un œuf de cane ; un autre, en creusant pour tendre un piège, avait mis à jour un filon… Et les imaginations de galoper.

Le bassin du Yukon fut bientôt envahi par une foule d’apprentis richards. Je ne vous dirai pas ceux qui sont tombés en route, ceux qui ont fait en quelques jours des fortunes scandaleuses, et qui les ont reperdues en quelques heures ; ceux qui, plus malins, laissaient travailler les autres et les attendaient posément au retour dans les passes de White Horse et dans les bouges de Skagway.

Ce fut une belle époque. J’en étais, moi qui vous parle. Oui, j’en étais.

Et Gregory redresse le torse fièrement, ce qui déplace sa jambe et lui arrache un cri… Mais, déjà, il poursuit :

— Et les mains que vous voyez là ont aidé à brancher pas mal de mauvais garçons. Dame ! Il fallait faire la police soi-même, le Gouvernement — que Dieu garde ! — ne prétendait pas encore se mêler de nos affaires.

À Rome, il faut agir comme les Romains, ce que vous traduisez, je crois, dans votre langue, par : « Il faut hurler avec les loups. »

Je hurlais donc ainsi que vous dites. Je travaillais, je gagnais de l’or que je reperdis, je bus pas mal de gin et de whisky dans tous les saloons disséminés depuis la source du Yukon jusqu’à la Porcupine.

Si j’ai vu des choses étonnantes ? Étonnantes est le mot. Tenez, et c’est pour cela que j’ai commencé mon histoire, la plus curieuse, assurément, est l’aventure de celui qui, étant venu pour chercher de l’or, n’en trouva pas et fit fortune tout de même.

— Hein ?

— Ah ! ça vous intéresse donc mes histoires ? Mon coussin, ici, s’il vous plaît. Thanks. Un peu de whisky ? Non ? Alors une part pour vous et une part pour moi.

Gregory Land prend son temps, avale son alcool à petites gorgées, cligne de l’œil de mon côté, puis il continue :

— La chose est arrivée sur la Lewis River ; trois cents mineurs en furent les témoins qui pourraient attester que je vous dis la vérité et non des contes pour endormir les enfants.

Patrick Packing, un Irlandais naturellement, était un bon géant roux, doux comme une petite fille, comme une petite fille qui aurait bu sa bouteille de whisky tous les jours ou plutôt tous les soirs ; c’est le soir que Patrick buvait. Mais il tenait confortablement la boisson et gardait son égale humeur. On l’estimait beaucoup dans notre camp, mais ce n’était pas un garçon qui avait de la chance.

Il avait acheté pour cent dollars toute une colline. Il s’usait à l’ouvrage, peinant, piochant, minant, s’abîmant les yeux à chercher la plus petite parcelle d’or ; mais de l’or, pas ça, m’entendez-vous, pas ça, pas une once.

À droite et à gauche, ses compagnons ramassaient « de la paye » comme ils voulaient. C’était à se cogner la tête contre le rocher. Patrick ne fit pas cette stupide chose, ce en quoi il agit raisonnablement.

— Ça viendra, répétait-il avec philosophie.

Ça vint, en effet. Un après-midi, il avertit les camarades d’avoir à s’éloigner. Il voulait faire sauter une mine assez importante, assurant que certains indices lui révélaient avec certitude un filon.

Il alluma sa mèche et vint se mettre à l’abri avec ses compagnons. La mine réussit à merveille, et lorsque la fumée se fut dissipée, la colline apparut comme coupée au couteau. Un trou béant s’offrait ; on dégagea l’entrée, et Patrick et ses amis pénétrèrent dans une immense caverne. Mais, dès qu’ils eurent fait quelques pas, ils reculèrent, épouvantés.

Patrick, en bon Irlandais, se signa et revint affronter le péril ; il put se rendre compte alors qu’il se trouvait en présence d’un gigantesque mammouth.

Yes, sir, un mammouth, un vrai mammouth, en chair, en peau, en poils, en os, et en ivoire.

Un de ces mammouths qui, à l’époque tertiaire ou quaternaire, furent les souverains du monde.

Il était là, admirablement conservé, effrayant, monstrueux, splendide ; il avait de longs poils formant crinière sur le dos ; sous ces poils, on apercevait une bourre laineuse ; mais ce qu’il avait de magnifique, c’était ses défenses, des défenses énormes et contournées en spirales… Patrick les mesura. Elles avaient trois mètres quarante-deux, oui, trois mètres quarante-deux, exactly.

Jack London, que j’ai connu ici et qui était le meilleur compagnon de la terre — il est mort aujourd’hui et son âme est dans la paix du Seigneur ! — Jack London a raconté comment un certain Thomas Stevens, qui fut son hôte toute une soirée, avait tué le dernier mammouth. La chose s’était passée fort simplement. La bête avait écrasé les sept petits chiots de la chienne Klooch. Pour se venger, Thomas Stevens avait pourchassé l’animal, l’empêchant de boire, de manger, de dormir ; et, le faisant tourner en rond dans une vallée, comme dans un cirque, pendant des jours et des nuits, le mammouth était mort d’épuisement et de fatigue.

Mais Jack London lui-même conseille à ses lecteurs de croire au récit de Thomas Stevens sur parole.

Aux incrédules, il dit d’aller à la recherche du célèbre chasseur qu’ils trouveront certainement entre le cinquante-troisième degré de latitude nord et le Pôle, à moins que ce ne soit sur la côte orientale de la Sibérie ou les confins les plus reculés du Labrador.

Donc, le mammouth de Jack London pour beaucoup est un mythe. Mais ce qui était une réalité, c’était le mammouth de Patrick Packing. Chercher de l’or et trouver un animal d’avant le déluge, c’est une chose peu ordinaire.

Les mineurs se moquaient de Patrick, lui demandant si c’étaient là « les indices certains d’un filon ».

Patrick laissait dire. Il réfléchissait. Un matin, il confia son terrain et son mammouth à un camarade, puis il partit.

Le camarade en profita pour faire payer un dollar à ceux qui voulaient voir l’animal ; pour deux dollars, on avait droit à l’un des poils.

Tenez, regardez cette chaînette tressée : ce sont des poils du mammouth de Patrick. En vérité.

Les jours passaient après les jours. Enfin, Patrick revint. Ce fut un événement ; il était accompagné de véritables gentlemen, des vieux à lunettes, qui discutaient en agitant leurs bras qu’ils avaient fort courts.

Ils se disputaient avec des mots latins.

Ils parlaient de protapirus, ancêtre hypothétique, d’ypotapirus, grand-père des éléphants et des artiodactyles ; un autre assurait qu’ils étaient en présence d’un spécimen unique de chœrodonte non moins ancêtre et non moins hypothétique que le protapirus.

Un grand maigre, qui avait l’air d’un portemanteau enredingoté, certifiait que c’était un proproboscidea, ce à quoi répliqua vertement un bon gros tout réjoui, traitant « son cher confrère » d’ignare, attendu que le proproboscidea n’avait, paraît-il, qu’une trompe rudimentaire.

Ils échangèrent des propos aigres-doux et faillirent en venir aux mains ; il fallut s’interposer.

Enfin, après avoir cité Pohlig, Falconer, Gaudry, Brehm, Ameghino, Cope et parlé de lombrifrons, ganesa, isignis, hysudricus, namadicus, angustidens, trigonocephalus, meridionalis et pentalophodon, et passé tour à tour de Java à l’Inde, de l’Inde à la Chine, de la Chine à l’Europe, après un crochet en Afrique, ces honorables gentlemen tombèrent d’accord pour déclarer qu’on se trouvait en présence du Mastodon americanus et mirificus de l’Amérique du Nord, contemporain de l’Élephas primigenius, lesquels vivaient, comme chacun sait, à l’époque quaternaire, à moins que ce ne soit dans le miocène supérieur, peut-être dans aussi dans le pliocène.

Finalement, on sut que Patrick avait échangé son mammouth contre un chèque de cinquante mille dollars… C’était un bon business.

Aujourd’hui, le mammouth est au Muséum et Patrick, avec ses cinquante mille dollars, vit comme un homme heureux dans une ferme qu’il acheta dans le sud de l’Irlande.

Et comme il faut une morale, conclut Gregory Land, en se versant une dernière rasade de whisky, je dirai donc qu’avec de la persévérance on vient à bout de la plus mauvaise destinée.

Freddy, mon ami, je vous souhaite de trouver un mammouth.

Ce était le filon, ajouta-t-il, en français.