Le Grand Silence blanc/La bête qui ronge

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J. Ferenczi & Fils, éditeurs (p. 141-154).



X

LA BÊTE QUI RONGE


N’était la carabine Winchester que je porte en bandoulière, je dois avoir l’air, en descendant les pentes escarpées du Black-Mount, d’un homme préhistorique.

Je suis parti pour une randonnée en montagne et j’ai eu la chance de tuer un tébaï, sorte de petit chamois à pelage blanc ; je porte la bête autour de mon cou, la tenant par les pattes.

Je saute d’un rocher à un autre rocher, tandis que Tempest, mon chien, bondit en jappant autour de moi.

Au pied du mont, dans une hutte qui a été autrefois occupée par un trappeur de l’Hudson Bay C°, je chausse mes raquettes et me voilà filant, comme une flèche, avec ma proie sur mes épaules et mon chien rivalisant de vitesse avec moi.

Bonne chasse, joyeux retour. D’une main experte, je dépouille la bête dont je mets la peau à sécher. Je découpe un cuissot que je passe à la broche, cependant que, dehors, Tempest et ses compagnons se disputent les entrailles de la victime.



Les branches de sapins font des gerbes d’étincelles. Je hume avec joie l’odeur du rôti. Par ma foi ! je veux faire ripaille. De ma cantine, je sors une bouteille de champagne, du bon vieux champagne de France et non un Champaigne-type de Californie. Hélas ! c’est la dernière. Tant pis, ce soir Lucullus dîne chez Lucullus. Décidément, je fais des frais, je mets le couvert avec soin.

Sur une caisse renversée, je déploie un journal de Portland, — les ultimes nouvelles du monde civilisé, vieilles de trois mois ! Voilà ma nappe. Mon assiette d’aluminium, ma fourchette pliante que j’ouvre d’un coup sec, ma provision de sel et de poivre que je garde — comme nos pâtres languedociens — dans le creux d’un roseau.

Je ris sans raison en me frottant les mains.

Qu’est-ce que c’est ? Du sang ? mais oui, du sang… Ah ! j’y suis, le sang de la bête.

Je sors : un peu de neige, il n’y paraîtra plus.

Les chiens repus somnolent, seul Tempest se dresse et, me reconnaissant, vient me flairer. Il me regarde de ses bons yeux suppliants, et remue la queue. Oui, je te vois venir, tu voudrais rentrer avec moi. Tu sais qu’il y a un bon feu qui pétille et quelque os à attraper… non, non, my dear Tempest, il faut rester avec les camarades.

La bête a compris que je ne voulais pas d’elle, elle s’en va tristement, l’échine ployée, la queue traînante, la tête ras du sol…

La table dressée, la viande qui cuit, tout cela c’est pour moi. Je vais banqueter, oui banqueter tout seul.

Tout seul ?

Tout seul.

Ces deux mots martèlent mes tempes. C’est vrai, je suis seul, ce soir, seul, depuis des mois, et je serai encore seul demain, les jours suivants… toujours alors…

Pourquoi cette idée hante-t-elle ma cervelle ?

Loin de moi, pensées mauvaises.

On dirait que je suis ivre. Je jure de par Dieu que pas une goutte d’alcool n’a frôlé mes lèvres depuis sept semaines, je me sens tout drôle. Bah ! ce ne sera rien, je suis à jeun depuis le matin. La faim peut-être !

C’est ce sang sur mes mains qui m’a troublé ! Pourquoi ? Je ne suis pas Macbeth et n’ai point les remords qui déchirent son âme. Ils ne peuvent rien contre moi, les fantômes dressés, mes mains sont pures de toute souillure, mes pauvres mains blanches d’autrefois, maintenant crevassées et rugueuses, habituées à se servir elles-mêmes…

Quelle folie ! Allons, Freddy, mon vieux camarade, tu t’es promis un balthazar… Qu’attends-tu ? Les viandes sont prêtes, le vin est tiré…

Je veux me mettre en gaîté, le bouchon saute, le vin blond fait une mousse blanche.

Ah ! ça va mieux ! Par tous les diables, vive la vie ! et je chante :


Nargue la tristesse
Et l’ivresse
Chasse pour aujourd’hui
Les ennuis…


D’un trait, je vide mon verre, je vous dis que cela va beaucoup mieux. À nous deux… et je plante mon couteau dans la chair savoureuse…

Je suis un maître-coq fameux, je me décerne, sans modestie, des compliments que mon orgueil accepte.

Dommage d’être tout seul !

Hein ! Quoi ? Qui a parlé ? Je me dresse, le couteau à la main… J’ouvre la porte : personne, je suis fou… ce soir… qu’est-ce que j’ai donc ?…

Je me rassieds, ou plutôt je retombe accablé sur l’escabeau de bois… Un mince filet de fumée s’élève de la viande… des globules blancs montent, montent du fond du verre. La viande est fade, le vin mauvais. Je n’ai plus faim, ie n’ai plus soif.

Mon Dieu ! mon Dieu ! épargnez-moi, éloignez de mon cerveau l’affreuse bête qui ronge ; je la sens, elle arrive, elle vient, elle est là… J’entends le travail obscur de ses pattes… Sournoise, elle s’avance, tâtant le chemin de ses frêles antennes…

Moi qui n’ai pas reculé devant le grizzli des Rocheuses, j’ai peur. Je suis tout seul, Seigneur, ne m’abandonnez pas ! tout seul, tout seul, perdu dans l’immensité blanche de la terre polaire.

Que faire ? Que devenir ? La fièvre bat à coups précipités mes poignets et mes tempes… J’ai chaud et je claque des dents.

Si je mourais là, par aventure, qui le saurait ? Personne.

Non, non, je ne veux pas, je ne veux pas… Au secours, quelqu’un, venez, venez… je ne veux pas rester tout seul.

Maman, maman, j’ai peur de la méchante bête. Je ne puis rien contre elle, elle ronge mon cerveau, vrille ma tête, elle se repaît de ma chair, lambeau par lambeau…

J’ouvre la porte et je hurle dans la nuit :

— Tempest, ici, Tempest…

Le chien, me croyant en danger, accourt l’aboi furieux.

— Entre.

Peureuse, craignant d’être battue, la bête passe…

— Mais non, mon pauvre vieux, je ne veux rien te faire ; viens, mon chien, viens près de moi, plus près encore.

Tempest a mis son museau sur mes genoux, ses bons yeux me guettent, étonnés ; je lui parle, je lui dis des choses insensées sur un ton tellement lamentable qu’il se met à hurler d’un sanglot continu…



Ma voix s’est tue. L’emprise de la bête est définitive. Elle agrippe mon cerveau, aspirant toute ma volonté… Il n’est pas possible de lutter. Je le sais par expérience. Je suis comme un vêtement vide. Tout sombre dans la nuit terrible. Et l’effroyable cauchemar commence.

L’ancienne croyance au démon tentateur, elle est là. L’esprit du mal qui rôde, c’est lui. Il est multiple et divers. Le chacal de Paphnuce, les larves d’Antoine, le serpent d’Ève, le démon de Jésus, le cafard du légionnaire, la bête d’orgueil et de proie… C’est lui, lui.

Lui qui nous fait chercher l’impossible, qui insuffle le doute à notre âme, lui qui gâche toutes nos joies, lui qui fait que nous ne sommes jamais satisfaits de nous-mêmes.

Allons, va, hante ma cervelle, épuise ma matière grise, repais-toi du suc de ma chair.

Que ton marteau frappe, frappe, frappe ma boîte crânienne. Va ! forgeron mauvais, poursuis ta funeste besogne :


Aux enclumes du mal notre cœur s’est forgé,
L’oubli, ce forgeron terrible s’est vengé…


Oui, j’ai cru oublier, j’ai cru pouvoir effacer de ma vie les moments pénibles. J’ai cru, en mettant entre moi et le passé huit mille lieues de mer et de terre, avoir rompu à tout jamais le lien qui me rattachait au monde civilisé, déchiré la page du livre de ma vie.

Ah ! simple que je suis !

Les voilà, les voilà, les souvenirs anciens, ils sont rangés dans mon cerveau, un à un, comme les sarcophages dans les catacombes. La bête tire le rideau et la scène s’anime… Et les pantins, qui sont des hommes, s’agitent. Tous les types de l’éternelle comédie humaine défilent, même ceux qui ont échappé à Molière et à Balzac.

Et dans la nuit s’éveillent les noires jalousies.

Le jaloux est là, ce n’est plus cette vieille loque de Bartholo… c’est Pierrot, peut-être, joué par Arlequin, oui, c’est Pierrot, il est si pâle… Il guette par la croisée celle qui ne vient pas, son oreille écoute les bruits de la rue, mais ce n’est pas le toc-toc du haut talon qui martèle le pavé… S’il fermait les yeux, le malheureux ! il verrait celle qui est toute sa joie dans des bras mercenaires. Il pourrait dire la rue, le numéro, l’étage et s’il écoutait à la porte, il entendrait des phrases toutes faites et bien connues ; s’il tournait le loquet, il la verrait Elle, son Idole, ravalée aux pires caresses.

Et dans le cerveau, la bête promène ses antennes sur tous ces tableaux afin que rien ne reste dans l’ombre.

Tout est précis. Le bruit des baisers, je les perçois ; les beaux regards sombres où brillent deux paillettes d’or, je les vois ; je vois aussi les lèvres comme une fleur rare où la pourpre du soir met un reflet sanglant.

Cette chose qui fut mienne, que j’ai façonnée de mes mains, à laquelle j’ai insufflé mon rêve, cette chose-là gît au ruisseau avec les bassesses humaines.

Pitié ! ne me fais pas voir cela, Bête !

Et la Bête ricane.

La lumière chasse le troupeau des nuages nocturnes et le soleil surgit, dans un éblouissement. J’ai la hantise du soleil, j’ai faim de lui dans ma nuit polaire.

Ce n’est pas Toi, cette tache laiteuse qui roule dans le ciel blafard, c’est ta contrefaçon… un esprit malin a ravi ta couronne de gloire, ou bien c’est toi qui, pour ne pas voir ces terres désolées, as replié le double éventail de tes rayons.

Grand Roi, on t’a pris ta chevelure lumineuse et tu montes, chauve, au zénith de mes jours.

Oui, rappelle-moi que tu existes, resplendissant, là-bas, tout là-bas, et que tes flèches dansent sur la mer latine… Les criques au creux des rochers rougeâtres… les golfes pleins d’ombres bleues, et la maison toute blanche sous sa calotte de tuiles rouges avec, montant la garde, les platanes feuillus et le fuseau vert sombre des cyprès immobiles. De ma chambre d’enfant, on aperçoit la mer qui étincelle comme une épée nue ; sous l’ardent soleil, les barques mettent une tache brune et la tache vive des voiles triangulaires.

Petite chambre, d’où mes rêves puérils sont partis, où mon sommeil a été bercé au rythme des vagues, où j’ai tremblé de peur, dans la crainte des vents qui passaient en rafales, courbant les hautes cimes et livrant bataille à la mer jusqu’à ce que la mer se soulève furieuse et démente.

Mais le soleil revient chauffant la garrigue pierreuse, tordant les ceps, lourds de grappes, et sur la route blanche des filles saines passent en chantant.

La page tourne, l’ardeur s’atténue, c’est un soleil plus frileux et plus pâle, sa lumière diffuse enveloppe la grande ville qui, peu accoutumée, se réjouit. Et Paris apparaît, pas le Paris turbulent et luxueux, ni le Paris ouvrier, un seul coin surgit de l’ombre : la pointe de l’île Saint-Louis.

Je n’ai jamais pénétré dans l’île et soudain une envie furieuse me prend de la voir, tout de suite, tout de suite.

Je me lève si brusquement que Tempest aboie.

— Ah ! oui, te voilà, viens.

Je sors, le fouet en main.

— Allons, garçons, debout !

Les chiens surpris surgissent de leur trou, mal éveillés et secouant la neige qui tombe de leur poil. Plusieurs bâillent et étirent leurs pattes de devant.

Tempest, inquiet, rôde autour de moi, je le bouscule, il se plante à trois pas et me considère tout étonné.

Non, je ne resterai pas une minute de plus. Je veux partir, je veux partir maintenant. Je serai à Dawson dans deux heures, je réglerai mes affaires ; dans huit jours, je serai à White-Horse où je prendrai le train qui me conduira à Skagway ; avec un peu de chance, je rencontrerai bien un steamer descendant la côte qui en dix jours me mettra aux quais de Vancouver. Là, le Canadian Pacific Railway par le Fraser Canon, Banks et Calgary, la frontière américaine et New-York, cinq jours de chemin de fer. La « Transatlantique » aura bien quelque Rochambeau ou Touraine accosté et si la mer est bonne, dans neuf ou dix jours tout au plus je débarquerai au Havre.

Si l’on arrive dans la nuit ou à l’aube, je pourrai prendre l’express de sept heures ou de neuf heures. Dans les deux cas, je serai à Paris vers midi.

Mentalement, je calcule les probabilités ; oui, tout s’arrange pour le mieux, je serai à Paris pour déjeuner. Cette certitude amène une détente et un apaisement.

Je suis sûr de moi à présent, j’attelle mes chiens sans impatience et, comme je lance mon traîneau sur le trail, je me surprends à siffloter.



Mais la bête ne lâche pas sa proie. Au premier mille, elle reprend son martèlement régulier, comme pour dire : c’est moi, je suis là, je ne suis pas partie…

Je fais donner à mes chiens toute leur vitesse, j’entends leur souffle rauque.

Je sens des picotements dans mes yeux, et j’ai la sensation d’avoir des aiguilles piquées dans le crâne… Tiens, j’ai oublié ma toque de loutre. Que m’importe !… La pointe de l’île Saint-Louis est là, toute proche, un effort encore et je l’atteindrai…

Mush, mush on, boys…

J’use du fouet. Les chiens, inaccoutumés, essayent de se mordre les uns les autres. Je suis debout dans le traîneau, hurlant des choses insensées ; les bêtes affolées tirent sur les harnais, en hurlant.

L’île Saint-Louis est là. Enfin j’aperçois ses lumières.

Un trait s’est rompu. Les chiens roulent, le traîneau verse… Je me relève, je me tâte machinalement, rien de cassé, tout va bien…

Soudain, une voix goguenarde prononce à mes côtés :

— Vous menez comme un fou, garçon : à ce train-là, je ne vous donne pas trois milles avant d’avoir claqué vos bêtes…

Dans la nuit, des inconnus approuvent.

Alors moi, qui passe pour le plus sage, le plus calme, le plus raisonné des mineurs du Yukon, je vais droit à celui qui a parlé et, avant qu’il soit revenu de la surprise, je lui envoie un crochet à la mâchoire qui l’étend dans la neige boueuse qui couvre la Troisième Avenue.

Je me suis attaqué à Boby, celui qu’on appelle Boby le rouge, non parce qu’il est un méchant homme, mais parce qu’il est d’une riche nature et très haut en couleur.

Boby se relève, c’est un colosse important, il est encore un peu ahuri. Posément, tranquillement, avec sûreté et précision, il m’envoie une suite de coups de poings que je pare avec difficulté.

Mes jambes se dérobent et je m’affaisse. Ma tête porte sur un des patins de cuivre du traîneau…

Lorsque je reprends mes sens, je suis chez moi, dans ma hutte ; une grande ombre va et vient avec des gestes gauches et brusques.

C’est Boby le rouge qui s’est constitué garde-malade ; ses énormes mains portent, avec précaution, la théière et le bol…

— Ah ! vous voilà revenu, garçon, je n’en suis pas fâché ; depuis deux jours, vous commenciez à me donner des inquiétudes.

Tenez, buvez ça.

Avec des prévenances maternelles, le bon géant me soulève et me fait boire une mixture de sa composition où le gin et le whisky jouent certainement les premiers rôles.

Deux grosses larmes tombent de mes yeux. Et je pleure, je pleure, je pleure…

— Ça, c’est indispensable… conclut le rude mineur. Sans ça, ça vous crève… Je les connais ces coups-là… Pleurez, mon garçon… pleurez tout votre saoul… ça noie la la-cervelle-des-hommes-qui-vivent-dans-la-solitude…

Vous m’avez décoché un maître coup de poing ; savez-vous qu’on les compte, ceux qui ont envoyé Boby sur les épaules ? Mais non, mais non, je ne vous en veux pas, mais sachez bien une chose, c’est qu’il est heureux que je n’entende pas le français, car depuis deux jours vous m’en avez fait des confidences !

Et Boby m’ayant fait avaler une seconde bolée de son remède, je retombe assommé sur ma couche, cependant que mes oreilles perçoivent assez distinctement un bruit saccadé. C’est Boby qui rit en disant :

— Il est véritablement prouvé que la Bête noire ne supporte pas le whisky !