Le Grand voyage du pays des Hurons/01/01

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Librairie Tross (p. 1-4).

Voyage du pays des Hurons, situé en l’Amerique, vers la mer douce, és derniers confins de la Nouuelle France, dite Canada.

Chapitre Premier.


A llez par tout le monde, et preschez l’Euangile à toute creature, dit nostre Seigneur. C’est le commandement que Dieu donna à ses Apostres, et en suite aux personnes Apostoliques, de porter l’Euangile par tout le monde, pour en chasser l’Idolatrie, et polir les mœurs barbares des Gentils, et ériger les trophées des victoires de sa Croix par son Euangile et la predication de son sainct nom. La vanité de sçauoir et apprendre les choses curieuses, et les mœurs et 1|| diuerses façons de philosopher, ont poussé ce grand Thianeus Appollonius de ne pardonner à aucun trauail, pour se remplir et rendre illustre par la cognoissance des choses les plus belles et magnifiques de l’Vniuers ; c’est ce qui le fit courir de l’Egypte toute l’Afrique, passer les colomnes d’Hercules, traicter auec les grands hommes et sages d’Espagne, Druides és Gaules, couler dans les delices de l’Italie, pour y voir la politesse, grandeur et gentillesse de l’Empire Romain, de là se couler dans la Grèce, puis passer l’Elespont, pour voir les richesses d’Asie ; et enfin penetrant les Perses, surmontant le Caucase, passant par les Albaniens, Scythes, Massagettes : bref, après auoir couru les puissans Royaumes de l’Inde, trauersé le grand fleuue Phison, arriua enfin vers les Brachmanes, pour ouyr ce grand Hyarcas philosopher de la nature et du mouuement des astres : et comme insatiable de sçauoir, après auoir couru toutes les Prouinces où il pensa apprendre quelque chose d’excellent, pour se rendre plus diuin parmy les hommes ; de tous ses grands trauaux ne laissa rien de memorable qu’vn chetif liure, contenant les dogmes des Pytagori- 2|| ciens, fagoté, poly, doré, qu’il feignoit auoir appris dans l’Antre trophonine, qui fut receu auec tant d’applaudissement des Anciates, que pour eternizer sa memoire ils le consacrerent au plus haut faite de leur plus magnifique Temple.

Ce grand homme, qui auoit acquis par ses voyages tant de suffisance et d’experience, que les Princes, et entr’autres l’Empereur Vespasien, estimoient son amitié de telle sorte, que, soit que, ou par vanité, ou à bon escient, qu’il désira se seruir de luy en la conduite de son grand Empire, il le conuia de s’en venir à Rome auec ses attrayantes paroles, qu’il luy feroit part de tout ce qu’il possedoit, sans en exclure l’Empire, pour monstrer l’estime qu’il faisoit de ce grand personnage ; neantmoins il croyoit n’auoir rien remarqué digne de tant de trauail, puis qu’il n’auoit pu rencontrer vne egalité de iustice (à son aduis) en l’economie du monde, puis que par tout il auoit trouué le fol commander au sage, le superbe à l’humble, le querelleux au pacifique, l’impie au deuot. Et ce qui luy touchoit le plus le cœur, c’est qu’il n’auoit point trouué l’immortalité en terre.

3|| Pour moy, qui ne fus iamais d’vne si enragée enuie d’apprendre en voyageant, puis que nourry en l’escole du Fils de Dieu, sous la discipline reguliere de l’Ordre Seraphique sainct François, où l’on apprend la science solide des Saincts, et hors celle-là tout ce qu’on peut apprendre n’est qu’vn vain amusement d’vn esprit curieux, i’ay voulu faire part au public de ce que i’auois veu en vn voyage de la Nouuelle France, que l’obeyssance de mes Superieurs m’auoit fait entreprendre, pour secourir nos Peres qui y estoient desia, pour tascher à y porter le flambeau de la cognoissance du Fils de Dieu, et en chasser les ténèbres de la barbarie et infidelité, suyuant le commandement que nostre Dieu nous auoit faict en la personne de ses Apostres, afin que, comme nos Peres de nostre Seraphique Ordre de sainct François, auoient les premiers porté l’Euangile dans les Indes Orientales et Occidentales, et arboré l’estendart de nostre redemption és peuples qui n’en auoient iamais ouy parler, ny eu cognoissance, à leur imitation nous y portassions nostre zele et deuotion, afin de faire la mesme conqueste, et eriger les mesmes trophées 4|| de nostre salut, où le Diable auoit demeuré paisible iusqu’à present.

Ce ne sera pas à l’imitation d’Appollonius, pour y polir mon esprit, et en deuenir plus sage, que ie visiteray ces larges prouinces, où la barbarie et la brutalité y ont pris tels aduantages, que la suite de ce discours vous donnera en l’ame quelque compassion de la misere et aueuglement de ces pauures peuples, où ie vous feray voir quelles obligations nous auons à nostre bon Iesvs, de nous auoir deliurez de telles tenebres et brutalité, et poli nostre esprit iusqu’à le pouuoir cognoistre et aymer, et esperer l’adoption de ses enfans. Vous verrez comme en vn tableau de relief et en riche taille douce, la misere de la nature humaine, vitiée en son origine, priuée de la culture de la foy, destituée des bonnes mœurs, et en proye à la plus funeste barbarie que l’esloignement de la lumière celeste peut grotesquement conceuoir. Le recit vous en sera d’autant plus agreable par la diuersité des choses que ie vous raconteray auoir remarquées, pendant enuiron deux ans que i’y ay demeuré, que ie me promets que la compassion que vous prendrez de la misere de ceux 5|| qui participent auec vous de la nature humaine, tireront de vos cœurs des vœux, des larmes et des souspirs, pour coniurer le Ciel à lancer sur ces cœurs des lumieres celestes, qui seules les peuuent affranchir de la captiuité du Diable, embellir leurs raisons de discours salutaires, et polir leur rude barbarie de la politesse des bonnes mœurs, afin qu’ayans cogneu qu’ils sont hommes, ils puissent deuenir Chrestiens et participer auec vous de cette foy qui nous honore du riche titre d’enfans de Dieu, cohéritiers auec nostre doux Iesvs, de l’heritage qu’il nous a acquis au prix de son sang, où se trouuera cette immortalité veritable, que la vanité d’Appollonius apres tant de voyages, n’auoit pu trouuer en terre, où aussi elle n’a garde de se pouuoir trouuer.