Le Grand voyage du pays des Hurons/01/02

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Librairie Tross (p. 5-37).

6|| De nostre commencement, et suite de nostre voyage.

Chapitre II.


N ostre Congregation s’estant tenuë à Paris, i’eus commandement d’accompagner le Pere Nicolas, vieil Predicateur, pour aller secourir nos Peres, qui auoient la mission de la conuersion des peuples de la Nouuelle France. Nous partismes de Paris auec la benediction de nostre R. Pere Prouincial, le dix-huictiesme de Mars mil six cens vingt-quatre, à l’Apostolique, à pied, et auec l’equipage ordinaire des pauures Peres Recollets Mineurs de nostre glorieux Pere S. François. Nous arriuasmes à Dieppe en bonne santé, où le nauire fretté et prest, n’attendoit que le vent propre pour faire voile et commencer nostre heureux voyage : de sorte qu’à grand peine pusmes-nous prendre quelque repos, qu’il 7|| nous fallut embarquer le mesme iour de nostre arriuée, de sorte que nous partismes dés la my nuict auec vn vent assez bon ; mais qui par sa faueur inconstante nous laissa bien-tost, et fusmes surpris d’vn vent contraire, ioignant la coste d’Angleterre, qui causa vn mal de mer fort fascheux à mon compagnon, qui l’incommoda fort, et le contraignit de rendre le tribut à la mer, qui est l’vnique remède de la guerison de ces indispositions maritimes. Graces à nostre Seigneur, nous auions desia sillonné enuiron cent lieues de mer, auant que ie fusse contrainct à ces fascheuses maladies ; mais i’en ressentis bien depuis, et peux dire auec verité, que ie ne me fusse iamais imaginé que le mal de mer fust si fascheux et ennuyeux comme ie l’experimentay, me semblant n’auoir iamais tant souffert corporellement au reste de ma vie, comme ie souffris pendant trois mois six iours de nauigation, qu’il nous fallut (à cause des vents contraires), pour trauerser ce grand et espouuentable Ocean, et arriuer à Kebec, demeure de nos Peres.

Or, pour ce que le Capitaine de nostre vaisseau auoit commission d’aller charger 8|| du sel en Broûage, il nous y fallut aller et passer deuant la Rochelle, à la rade de laquelle nous nous arrestasmes deux iours, pendant que nos gens allerent negotier à la ville pour leurs affaires particulieres. Il y auoit là vn grand nombre de nauires Hollandois, tant de guerre que marchands, qui alloient charger du sel en Broüage, et à la riuiere de Suedre, proche Mareine : nous en auions desia trouué en chemin enuiron quatre-vingts ou cent en diuerses flottes, et aucun n’auoit couru sur nous, en tant que nostre pauillon nous faisoit cognoistre ; il y eut seulement vn pirate Hollandois qui nous voulut attaquer et rendre combat, ayant desia à ce dessein ouuert ses sabords, et fait boire et armer ses gens ; mais pour n’estre assez forts, nous gaignasmes le deuant à petit bruit, ce miserable traisnoit desia quant-et-soy vn autre nauire chargé de sucre et autres marchandises, qu’il auoit volé sur des pauures François et Espagnols qui venoient d’Espagne.

De la Rochelle, on prend d’ordinaire vn pilote de louage, pour conduire les nauires qui vont à la riuiere de Suedre, à cause de plusieurs lieux dangereux où il 9|| conuient passer, et est nécessaire que ce soit vn pilote du pays qui conduise en ces endroicts, pour ce qu’vn autre ne s’y oserait hazarder, il arriua neantmoins que ce pilote de la Rochelle pensa nous perdre ; car n’ayant voulu ietter l’anchre par vn temps de bruine, comme on luy conseilloit, se fiant à sa sonde, il nous eschoûa sur les quatre heures du soir, ce fut alors pitié, car on pensoit n’en eschapper iamais : et de faict, si Dieu n’eust calmé le temps, et retenu nostre nauire de se coucher du tout, c’estoit faict du nauire et de tout ce qui estoit dedans. On demeura ainsi iusques enuiron les six ou sept heures du lendemain matin, que la marée nous mit sur pied ; en cet endroict nous n’estions pas à plus d’vn bon quart de lieuë de terre, et nous ne pensions pas estre si proches, autrement on y eust conduit la pluspart de l’équipage auec la chaloupe pendant ce danger, pour descharger d’autant le nauire, et se sauuer tous, au cas qu’il se fust encore tant-soit-peu couché ; car il l’estoit desia tellement, que l’on ne pouuoit plus marcher debout, ains se traisnant et appuyant des mains. Tous estoient fort affligez, et aucun n’eut le courage de boire ny 10|| manger, encore que le souper fust prest et seruy, et les bidons et gamelles des matelots remplis : pour moy i’estois fort debile et eusse volontiers pris quelque chose ; mais la crainte de mal edifier m’empescha et me fit ieusner comme les autres, et demeurer en prière toute la nuict auec mon compagnon, attendant la misericorde et assistance du bon Dieu : nos gens parloient desia de ietter en mer le pilote qui nous auoit eschoüez. Vne partie vouloient gaigner l’esquif pour tascher à se sauuer, et le Capitaine menaçoit d’vn coup de pistolet le premier qui s’y aduanceroit, car sa raison estoit : sauuer tout, ou tout perdre, et nostre Seigneur ayant pitié de ma foiblesse me fit la grâce d’estre fort peu esmeu et estonné pour le danger present et eminent, ny pour tous autres que nous eusmes pendant nostre voyage, car il ne me vint iamais en la pensée (me confiant en la diuine bonté, aux merites de la Vierge et de tous les Saincts) que deussions perir, autrement il y auoit grandement suiet de craindre pour moy, puis que les plus experimentez pilotes et mariniers n’estoient pas sans crainte, ce qui estonnoit tout plein de personnes, vn des-I I || quels, comme fasché de me voir sans appréhension, pendant vne furieuse tourmente de huict iours, me dit par reproche, qu’il auoit dans la pensée que ie n’estois pas Chrestien, de n’apprehender pas en des perils si eminens, ie luy dis que nous estions entre les mains de Dieu, et qu’il ne nous aduiendroit que selon sa saincte volonté, et que ie m’estois embarqué en intention d’aller gaigner des ames à nostre Seigneur au pays des Sauuages, et d’y endurer le martyre, si telle estoit sa saincte volonté : que si sa diuine misericorde vouloit que ie perisse en chemin, que ie ne deuois pas moins que d’en estre content, et que d’auoir tant d’apprehension n’estoit pas bon signe ; mais que chacun deuoit plustost tascher de bien mettre son âme auec Dieu, et apres faire ce qu’on pourrait pour se deliurer du danger et naufrage, puis laisser le reste du soin à Dieu, et que bien que ie fusse vn grand pecheur, que ie ne perdrois pas pourtant l’esperance et la confiance que ie deuois auoir à mon Seigneur et à ses Saincts, qui estaient tesmoins de nostre disgrace et danger, duquel ils pouuoient nous deliurer, auec le bon plaisir de sa diuine Majesté, quand il leur plairoit.I 2

Apres estre deliurés du peril de la mort, et de la perte du nauire, qu’on croyoit ineuitable, nous mismes la voile au vent, et arriuasmes d’assez bonne heure à la riuiere de Suedre, où l’on deuoit charger du sel des marais de Mareine. Nous nous desembarquasmes, et n’estans qu’à deux bonnes lieuës de Broüage, nous y allasmes nous rafraischir, auec nos Freres de la prouince de la Conception, qui y ont vn assez beau Couuent, lesquels nous y receurent et accommoderent auec beaucoup de charité. Nostre nauire estant chargé, et prest à se remettre à la voile, nous retournasmes nous y rembarquer, auec vn nouueau pilote de Mareine, pour nous reconduire iusqu’à la Rochelle, lequel pensa encore nous eschoüer, ce qu’indubitablement nous aurions esté, s’il eust faict tant soit peu obscur, cela luy osta la presomption et vanité insupportable de laquelle enflé, il s’estimoit le plus habile pilote de cette mer, aussi estoit-il de la pretenduë Religion, et des plus opiniastres, ainsi qu’estoit le premier qui nous auoit eschoüez, quoy que plus retenu et modeste.

I 3|| Vers la Rochelle il y a vne grande quantité de marsouins, mais nos matelots ne se mirent point en peine d’en harponner aucun, mais ils pescherent quantité de seiches, qui font grandement bonnes fricassées, et semblent des blancs d’œufs durs fricassez : ils prindrent aussi des grondins auec des lignes et hameçons qu’ils laissoient traisner apres le nauire ; ce sont poissons vn peu plus gros que des rougets, et desquels on faisoit du potage qui estoit assez bon, et le poisson aussi : pendant que ie me trouuois mal cela me fortifia vn peu ; mais ie me desplaisois grandement que le Chirurgien qui auoit soin des malades estoit Huguenot, et peu affectionné enuers les Religieux, c’est pourquoy i’aymois mieux patir que de le prier, aussi n’estoit-il gueres courtois à personne. Passant deuant l’Isle de Ré, on remplit nos bariques d’eau douce pour nostre voyage, on mit les voiles au vent, et le cap à la route de Canada, puis nous cinglasmes par la Manche en haute mer, à la garde du bon Dieu, et à la mercy des vents.

À deux ou trois cens lieues de mer, vn pirate ou forban nous vint recognoistre, et par mocquerie et menace nous dit qu’il I 4|| parleroit à nous apres souper, il ne luy fut rien respondu, mais parti d’aupres de nous on tendit le pont de corde, et chacun se tint sur ses armes pour rendre combat, au cas qu’il fust reuenu, comme il auoit dict : mais il ne retourna point à nous, ayant bien opinion qu’il n’y auoit que des coups à gaigner, et non aucune marchandise : toutesfois il fut encore trois ou quatre iours à voltiger et rôder à nostre veuë, cherchant à faire quelque prise et piraterie.

Il arriua vn accident dans nostre nauire, le premier iour du mois de May, qui nous affligea fort. C’est la coustume en ce mesme iour, que tous les matelots s’arment au matin, et en ordre font vne salue d’escoupeterie au Capitaine du vaisseau : vn bon garçon, peu vsité aux armes, par mesgard et imprudence, donna vne double ou triple charge à vn meschant mousquet qu’il auoit, et pensant le tirer il se creua, et tua le matelot qui estoit à son costé, et en blessa vn autre legerement à la main. Ie n’ay iamais rien veu de si resolu comme ce pauure homme blessé à la mort : car ayant toutes les parties naturelles couppées et emportées, et quelques peaux des I 6 || cuisses et du ventre qui luy pendoient : après qu’il fut reuenu de pasmoison, à laquelle il estoit tombé du coup, luy-mesme appela le Chirurgien, et l’enhardit de coudre sa playe, et d’y appliquer ses remedes, et iusqu’à la mort parla auec vn esprit aussi sain et arresté, et d’vne patience si admirable, que l’on ne l’eust pas iugé malade à sa parole. Le bon Pere Nicolas le confessa, et peu de temps après il mourut : après il fut enueloppé dans sa paillasse, et mis le lendemain matin sur le tillac : nous dismes l’Office des morts, et toutes les prieres accoustumées, puis le corps ayant esté mis sur vne planche, fut faict glisser dans la mer, puis vn tison de feu allumé, et vn coup de canon tiré, qui est la pompe funebre qu’on rend d’ordinaire à ceux qui meurent sur mer.

Depuis, nous fusmes agitez d’vne tourmente si furieuse, par l’espace de sept ou huict iours continuels, qu’il sembloit que la mer se deust ioindre au Ciel, de sorte que l’on auoit de l’apprehension qu’il se vint à rompre quelque membre du nauire, pour les grands coups de mer qu’il souffrait à tout moment, ou que les vagues furieuses, qui donnoient iusques par dessus I 7|| la dunette, abysmassent nostre nauire : car elles auoient desia rompu et emporté les galleries, auec tout ce qui estoit dedans : c’est pourquoy on fut contrainct de mettre bas toutes les voiles, et demeurer les bras croisez, portez à la mercy des flots, et ballottez d’vne estrange façon pendant ces furies. Que s’il y auoit quelque coffre mal amarré, on l’entendoit rouler, et quelsquefois la marmite estoit renuersée, et en disnant ou soupant si nous ne tenions bien nos plats, ils voloient d’vn bout de la table à l’autre, et les falloit tenir aussi bien que la tasse à boire, selon le mouuement du nauire, que nous laissions aller à la garde du bon Dieu, puis qu’il ne gouuernoit plus.

Pendant ce temps-là, les plus deuots prioyent Dieu ; mais pour les matelots, ie vous asseure que c’est alors qu’ils sont moins deuots, et qu’ils taschent de dissimuler l’apprehension qu’ils ont du naufrage, de peur que venans à en eschapper ils ne soient gaussez les vns des autres, pour la crainte et la peur qu’ils auroient temoignées par leurs deuotions, ce qui est vne vraye inuention du diable, pour faire perdre les personnes en mauuais estat. Il est I 8|| tres-bon de ne se point troubler, voire tres-necessaire pour chose qui arriue, à cause qu’on en est moins apte de se tirer du danger ; mais il ne s’en faut pas monstrer plus insolent, ains se recommander à Dieu, et trauailler à ce à quoy on pense estre expedient et necessaire à son salut et deliurance. Or, ces tempestes bien souuent nous estoient presagées par les Marsouins, qui enuironnoient nostre vaisseau par milliers, se ioüans d’vne façon fort plaisante, dont les vns ont le museau mousse et gros, et les autres pointu.

Au temps de cette tourmente ie me trouuay vne fois seul auec mon compagnon, dans la chambre du Capitaine, où le lisois pour mon contentement spirituel, les Meditations de S. Bonauenture, le dict Père n’ayant pas encore acheué son Office, le disoit à genoüils, proche la fenestre qui regarde sur la gallerie, qu’à mesme temps vn coup de mer rompit vn aiz du siege de la chambre, entre dedans, sousleue vn peu en l’air ledit Pere, et m’enueloppe une partie du corps, ce qui m’esbloüit toute la veuë : neantmoins, sans autrement m’estonner, ie me leue diligemment d’où i’estois assis, à tastons, i’ouure I 9|| la porte pour donner cours à l’eau, me ressouuenant auoir ouy dire qu’vn Capitaine auec son fils, se trouuerent vn iour noyez par vn coup de mer qui entra dans leur chambre. Nous eusmes aussi par fois des ressaques iusqu’au grand mast, qui sont des coups tres-dangereux pour enfoncer vn nauire dans l’abysme des eauës. Quand, la tempeste nous prit nous estions bien auant au delà des Isles Açores, qui sont au Roy d’Espagne, desquelles nous n’approchasmes pas plus prés que d’vne iournée.

Ordinairement, apres vne grande tempeste vient vn grand calme, comme en effet nous en auions quelquesfois de bien importuns, qui nous empeschoient d’aduancer chemin, durant lesquels les Matelots ioüoient et dansoient sur le tillac ; puis quand on voyoit sortir de dessous l’horizon vn nuage espais, c’estoit lors qu’il falloit quitter ces exercices, et se prendre garde d’vn grain de vent qui estoit enueloppé là dedans, lequel se desserrant, grondant et sifflant, estoit capable de renuerser nostre vaisseau sens dessus-dessous, s’il n’y eust eu des gens prests à executer ce que le maistre du nauire leur com20mandoit. Or, le calme qui nous arriua apres cette grande tempeste nous seruit fort à propos, pour tirer de la mer vn grand tonneau de tres-bonne huile d’oliue, que nous apperceusmes assez proche de nous, flottant sur les eauës, nous en apperceusmes encore vn autre deux ou trois iours après : mais la mer qui commençoit fort à s’enfler, nous osta le moyen de l’auoir : ces tonneaux, comme il est à coniecturer, pouuoient estre de quelque nauire brizé en mer par ces furieuses tourmentes et tempestes que nous auions souffertes peu de temps auparauant.

Quelques iours après nous rencontrasmes vn petit nauire Anglois, qui disoit venir de la Virginie, et de quelqu’autre contrée, car il auoit quantité de palmes, du petun, de la cochenille et des cuirs, il estoit tout desmaté des coups de vent qu’il auoit souffert, et pour pouuoir s’en retourner au pays d’Angleterre et d’Escosse, d’où la pluspart de son equipage estoit, ils auoient accommodé leur mast de misaine qui seul leur estoit resté, à la place du grand mast qui s’estoit rompu, et les autres aussi. Il pensoit s’esquiuer et fuire ; mais nous allasmes à luy et l’ar- 21|| restasmes, luy demandant, selon la coustume de la mer, à celuy qui est, ou pense estre le plus fort : d’où est le nauire, il respondit d’Angleterre, on luy répliqua : amenez, c’est à dire, abaissez vos voiles, sortez vostre chalouppe, et venez nous faire voir vostre congé, pour en faire l’examen, que si on est trouué sans le congé de qui il appartient, on le faict passer par la loy et commission de celuy qui le prend : mais il est vray qu’en cela, comme en toute autre chose, il se commet souuent de très-grands abus, pour ce que tel feint estre marchand, et auoir bonne commission, qui luy mesme est pirate et marchand tout ensemble, se seruant des deux qualitez selon les occasions et rencontres, et ainsi nos matelots desiroient ils la rencontre de quelque petit nauire Espagnol, où il se trouue ordinairement de riches marchandises, pour en faire curée, et contenter leur conuoitise : c’est pourquoy il ne faut s’approcher d’aucun nauire en mer qu’à bonnes enseignes, de peur qu’vn forban ne soit pris par vn autre pirate. Que si demandant d’où est le nauire on respond, de la mer, c’est à dire, escumeur de mer, c’est qu’il faut venir à bord, et rendre com- 22|| bat, si on n’ayme mieux se rendre à leur mercy et discretion du plus fort.

C’est aussi la coustume en mer, que quand quelque nauire particulier rencontre vn nauire Royal, de se mettre au dessous du vent, et se presenter non point coste-à coste ; mais en biaisant, mesme d’abattre son enseigne (il n’est pas neantmoins de besoin d’en auoir en si grand voyage sinon quand on approche de terre, ou quand il se faut battre).

Pour reuenir à nos Anglois, ils vindrent enfin à nous, sçauoir leur maistre de nauire, et quelques autres des principaux, non toutefois sans vne grande crainte et contradiction, car ils pensoient qu’on les traiteroit de la mesme sorte qu’ils ont accoustumé de traiter les François quand ils en ont le dessus : c’est pourquoy ce Maistre de nauire offrit en particulier à nostre Capitaine, moy present, tout ce qu’ils auoient de marchandise en leur nauire, moyennant la vie sauue, et qu’ainsi despoüillez de tout, fors d’vn peu de viures, on les laissast aller ; mais on ne leur fit aucun tort, et refusa-t-on leur offre, seulement on accepta un baril de patates (ce sont certaines racines 23des Indes, en forme de gros || naueaux ; mais d’vn goust beaucoup plus excellent) et vn autre de petun, qu’ils offrirent volontairement au Capitaine, et à moy vn cadran solaire que ie ne voulois accepter de peur de leur en incommoder : car mon naturel ne sçauroit affliger l’affligé, bien qu’il ne mérite compassion.

Le Capitaine de nostre vaisseau, comme sage, ne voulut rien determiner en ce faict de soy-mesme, sans l’auoir premierement communiqué aux principaux de son bord, et nous pria d’en dire nostre aduis, qui estoit celuy que principalement il desiroit suiure, pour ne rien faire contre sa conscience, ou qui fust digne de reprehension. Pendant que nous estions en ce conseil, on auoit enuoyé quantité de nos hommes dans ce nauire Anglois pour y estre les plus forts, et en ramener les principaux des leurs dans le nostre, excepté leur Capitaine lequel estoit malade, de laquelle maladie il mourut la nuict mesme. Apres auoir veu tous les papiers de ces pauures gens, et trouué prés d’vn boisseau de lettres qui s’adressoient à des particuliers d’Angleterre, on conclud qu’ils ne pouuoient estre forbans, bien que leur congé ne fust que trop vieux obtenu, attendu 24|| qu’outre qu’ils estoient peu de monde, et encore fort foiblement armez, ils auoient quelques charte-parties, puis toutes ces lettres les mettoient hors de soupçon, et ainsi on les renuoya en leur nauire, après nous auoir accompagnez trois iours, et pleurant d’ayse d’estre deliurez de l’esclauage ou de la mort qu’ils attendoient : ils nous firent mille remerciemens d’auoir parlé pour eux, et se prosternoient iusqu’en terre, contre leur coustume, en nous disant adieu.

Ie me recreois par fois, selon que ie me trouuois disposé, à voir ietter l’esuent aux Baleines, et ioüer les petits Balenots, et en ay veu vne infinité, particulierement à Gaspé, où elles nous empeschoient nostre repos par leurs soufflemens et les diuerses courses des Gibars et Baleines. Gibar est vne espèce de Baleine, ainsi appellée, à cause d’vne bosse qu’il semble auoir, ayant le dos fort esleué, où il porte vne nageoire. Il n’est pas moins grand que les Baleines, mais non pas si espais ny si gros, et a le museau plus long et plus aigu, et vn tuyau sur le front, par où il iette l’eau de grande violence, quelques-vns à cette cause, l’appellent souffleur. Toutes les fe-25||melles Baleines portent et font leurs petits tous vifs, les allaitent, couurent et contre-gardent de leurs nageoires. Les Gibars et autres Baleines dorment tenans leurs testes esleuées vn peu hors, tellement que ce tuyau est à descouuert et à fleur d’eau. Les Baleines se voyent et descouurent de loin par leur queue qu’elles monstrent souuent s’enfonçans dans la mer, et aussi par l’eau qu’elles iettent par les esuans, qui est plus d’vn poinçon à la fois, et de la hauteur de deux lances, et de cette eau que la Baleine iette, on peut iuger ce qu’elle peut rendre d’huile. Il y en a telle d’où l’on en peut tirer iusqu’à plus de quatre cens barriques, d’autres six-vingts poinçons, et d’autres moins, et de la langue on en tire ordinairement cinq et six barriques : et Pline rapporte, qu’il s’est trouué des Baleines de six cens pieds de long, et trois cens soixante de large. Il y en a desquelles on en pourroit tirer dauantage.

À mon retour ie vis tres-peu de Baleines à Gaspé, en comparaison de l’année precedente, et ne peux en conceuoir la cause ny le pourquoy, sinon que ce soit en partie la grande abondance de sang que 26|| rendit la playe d’vne grande Baleine, que par plaisir vn de nos Commis luy auoit faite d’vn coup d’arquebuse à croc, chargée d’une double charge : ce n’est neantmoins ny la façon, ny la manière de les auoir : car il y faut bien d’autre inuention, et des artifices desquels les Basques se sçauent bien seruir, c’est pourquoy ie n’en fais point de mention, et me contente que d’autres Autheurs en ayent escrit.

La première Baleine que nous vismes en pleine mer estoit endormie, et passant tout auprés on détourna vn peu le nauire, craignant qu’à son resueil elle ne nous causast quelque accident. I’en vis vne entre les autres espouuentablement grosse, et telle que le Capitaine, et ceux qui la virent, dirent asseurement n’en auoir iamais veu de plus grosse. Ce qui fit mieux recognoistre sa grosseur et grandeur est, que se demenant et soustenant contre la mer, elle faisait voir une partie de son grand corps. Ie m’estonnay fort d’vn Gibar, lequel auec sa nageoire ou de sa queuë, car ie ne pouuois pas bien discerner ou recognoistre duquel c’estoit, frappoit si furieusement fort sur l’eau, qu’on le pouvoit entendre de fort loin, et me dit-on que c’estoit pour 27|| estonner et amasser le poisson, pour apres s’en gorger. Ie vis vn iour vn poisson de quelque dix ou douze pieds de longueur, et gros à proportion, passer tout ioignant nostre nauire : on me dit que c’estoit un Requiem, poisson fort friand de chair humaine, c’est pourquoy qu’il ne fait pas bon se baigner où il y en a, pource qu’il ne manque pas d’engloutir les personnes qu’il peut attraper, ou du moins quelque membre du corps, qu’il coupe aysement auec ses deux ou trois rangées de dents qu’il a en sa gueule, et n’estoit qu’il luy convient tourner le ventre en haut ou de costé pour prendre sa proye, à cause que comme vn Esturgeon, il a sa gueule sous vn long museau, il devoreroit tout : mais il luy faut du temps à se tourner, et par ainsi il ne faict pas tout le mal qu’il feroit, s’il auoit sa gueule autrement.

Assez proche du Grand-Banc, vn de nos matelots herponna vne Dorade, c’est, à mon aduis, le plus beau poisson de toute la mer ; car il semble que la Nature se soit délectée et ait pris plaisir à l’embellir de ses diuerses et viues couleurs : de sorte mesme qu’il esblouit presque la veue 28|| des regardans, en se diuersifiant et changeant comme le Cameleon, et selon qu’il approche de sa mort il se diuersifie et se change en ses viues couleurs. Il n’auoit pas plus de trois pieds de longueur, et sa nageoire qu’il auoit dessus le dos luy prenoit depuis la teste iusqu’à la queuë, toute dorée et couuerte comme d’vn or tres-fin : comme aussi la queue, ses aislerons ou nageoires, sinon que parfois il paroissoit de petites taches de la couleur d’vn tres-fin azur, et d’autres de vermillon, puis comme d’vn argenté ; le reste du corps est tout doré, argenté, azuré, vermillonné, et de diuerses autres couleurs, il n’est pas gueres large sur le dos, ains estroict, et le ventre aussi ; mais il est haut et bien proportionné à sa grandeur : nous le mangeasmes, et trouuasmes tres-bon, sinon qu’il estoit un peu sec, quand il fut pris il suyuoit et se iouoit à nostre vaisseau, car le naturel de ce poisson suit volontiers les nauires : mais on en voit peu ailleurs qu’aux Molucques. Nous tirasmes aussi de la mer vn poisson mort, de mesme façon qu’vne grosse perche, qui auoit la moitié du corps entierement rouge ; mais aucun de nos gens ne peut iamais dire ny iuger quel poisson 29|| c’estoit. I’ay aussi quelquesfois veu voler hors de l’eau des petits poissons, enuiron de la longueur de quatre ou cinq pieds, fuyans de plus gros poissons qui les poursuyuoient. Nos matelots herponnerent vn gros Marsoin femelle, qui en auoit vn petit dans le ventre, lequel fut lardé et rosty en guise d’vn leuraut, puis mangé, et la femelle aussi, laquelle nous seruit plusieurs iours : ce qui nous fut vne grande regale pour estre las de Salines, qui est la viande ordinaire de la mer.

Assez prés du Grand-Banc il se voit vn grand nombre d’oyseaux de mer de diuerses especes, dont les plus frequents sont des Godets, Happe-foyes et autres, que nous appelons Fouquets, ressemblans aucunement au pigeon, sinon qu’ils sont encor vne fois plus gros, ont les pattes d’oyes, et se repaissent de poisson. Ces oyseaux seruent de signal aux mariniers de l’approche dudict Grand-Banc, et de certitude de leur droicte route : mais ie m’esmerueille, auec plusieurs autres, où ils peuuent faire leurs nids, et esclore leurs petits, estans si esloignez de terre. Il y en a qui asseurent, apres Pline, que sept iours auant, et sept iours après le Solstice d’hy-30||uer la mer se tient calme, et que pendant ce temps-là les Alcyons font leurs nids, leurs œufs, et escloient leurs petits, et que la nauigation en est beaucoup plus asseurée : mais d’autres ne l’asseurent neantmoins que de la mer de Sicile, c’est pourquoy ie laisse la chose à decider à de plus sages que moy. Nous prismes à Gaspé vn de ces Fouquets auec vne longue ligne, à l’ain de laquelle y auoit des entrailles de moluës fraisches qui est l’inuention dont on se sert pour les prendre. Nous en prismes encor vn autre de cette façon, vn de ces Fouquets grandement affamé, voltigeoit à l’entour de nostre nauire cherchant quelque proye : l’vn de nos matelots aduisé, luy présente vn hareng qu’il tenoit en sa main, et l’oyseau affamé y descend, et le garçon habile le prit par la patte, et fut pour nous. Nous le nourrismes et conseruasmes vn assez long temps dans un seau couuert, où il ne se demenoit aucunement ; mais il sçauoit fort bien pincer du bec quand on s’en vouloit approcher. Plusieurs appellent communement cet oyseau Happe-foyes, à cause de leur auidité à recueillir et se gorger des foyes des moluës que l’on iette en mer après3 I || qu’on leur a ouuert le ventre, desquels ils sont si frians, qu’ils se hazardent d’approcher du vaisseau et nauire, pour en attrapper à quelque prix que ce soit.

Le Grand-Banc, duquel nous auons desja parlé, et au trauers duquel il nous conuenoit passer : ce sont hautes montagnes, assises en la profonde racine des abysmes des eaux, lesquelles s’esleuent iusqu’à trente, quarante et soixante brasses de la surface de la mer. On le tient de six-vingts lieuës de long, d’autres disent de deux cens, et soixante de large, passé lequel on ne trouue plus de fond, non plus que par-deçà, iusqu’à ce qu’on aborde la terre. Nous y eusmes le plaisir de la pesche des moluës : car c’est le lieu où plus particulierement on y en pesche grande quantité, et sont des meilleures de Terre Neuue : en passant nous y en peschasmes vn grand nombre, et quelques Flettans fort gros, qui est vn fort bon poisson ; mais il faict grandement la guerre aux moluës, qu’il mange en quantité, bien que sa gueule soit petite, à proportion de son corps, qui est presque faict en la forme d’vn turbot ou barbue, mais dix fois plus grand : ils sont fort bons à manger grillés et 32|| bouillis par tranches. Cela est admirable, combien les moluës sont aspres à aualler ce qu’elles rencontrent et leur vient au deuant, soit l’amorce, fer, pierre, ou toute autre chose qui tombe dans la mer, que l’on retrouue par-fois dans leur ventre, quand elles ne le peuuent reuomir, c’est la cause pourquoy l’on en prend si grand quantité : car à mesme temps qu’elles apperçoiuent l’amorce, elles l’engloutissent ; mais il faut estre soigneux de tirer promptement la ligne, autrement elles reuomissent l’ain, et s’eschappent souuent.

Je ne sçay d’où en peut procéder la cause, mais il fait continuellement vn broüillas humide, froid et pluuieux sur ce Grand-Banc, aussi bien en plein Esté comme en Automne, et hors dudict Banc il n’y a rien de tout cela, c’est pourquoy il y feroit grandement ennuyeux et triste, n’estoit le divertissement et la recreation de la pesche. Vne chose, entr’autres, me donnoit bien de la peine lors que ie me portois mal : vne grande enuie de boire vn peu d’eau douce, et nous n’en auions point, par ce que la nostre estoit deuenue puante, à cause du long-temps que nous estions sur mer, et si le cidre ne me sembloit 33|| point bon pendant ces indispositions, et encore moins pouvois-ie vser d’eau de vie, ny sentir le petun ou merluche, et beaucoup d’autres choses, sans me trouuer mal du cœur, qui m’estoit comme empoisonné, et souuent bondissant contre les meilleures viandes et rafraischissemens : estre couché ou appuyé me donnoit quelque allégement, lors principalement que la mer n’estoit point trop haute ; mais lors qu’elle estoit fort enflée, i’estois bercé d’vne merueilleuse façon, tantost couché de costé, tantost les pieds esleuez en haut, puis la teste, et tousiours auec incommodité à l’ordinaire, que si on se portoit bien tout cela ne seroit rien neantmoins, et s’y accoustumeroit-on aussi gayement que les matelots : mais en toutes choses les commencemens sont tousjours difficiles, qui durent quelquesfois fort long-temps sur mer, selon la complexion des personnes, et la force de leurs estomachs.

Quelque temps après auoir passé le Grand-Banc, nous passasmes le Banc-à-Vers, ainsi nommé, à cause qu’aux moluës qu’on y pesche, il s’y trouue des petits boyaux comme vers, qui remuent : et si elles ne sont si bonnes ny si blanches à 34|| mon aduis. Nous passasmes apres tout ioignant le Cap Breton (qui est estimé par la hauteur de 45. degrez 3. quarts de latitude, et 14. degrez 50. minutes de declinaison de l’Aimant) entre ledict Cap Breton et l’Isle Sainct Paul, laquelle Isle est inhabitée, et en partie pleine de rochers, et semble n’auoir pas plus d’vne lieuë de longueur ou enuiron ; mais ledit Cap Breton que nous auions à main gauche, est vne grande Isle en forme triangulaire, qui a 8o. ou ioo. lieues de circuit, et est vne terre eslevée, et me sembloit voir l’Angleterre selon qu’elle se présenta à mon obiet, pendant les quatre iours que pour cause des vents contraires nous conuiasmes contre la coste : cette terre du Cap Breton est vne terre sterile, neantmoins agreable en quelques endroicts, bien qu’on y voye peu souuent des Sauuages, à ce qu’on nous dist. À la poincte du Cap, qui regarde et est vis-à-vis de l’Isle Sainct Paul, il y a vn Tertre esleué en forme quarrée, et plate au-dessus, ayant la mer de trois costez, et vn fossé naturel qui le separe de la terre ferme : ce lieu semble auoir esté faict par industrie humaine, pour y bastir vne forteresse au dessus 35|| qui seroit imprenable, mais l’ingratitude de la terre ne merite pas vne si grande despence, ny qu’on pense à s’habituer en lieu si miserable et sterile.

Estans entrez dans le Golfe, ou grande baye St. Laurent, par où on va à Gaspé et Isle Percée, etc., nous trouuasmes dés le lendemain l’Isle aux Oyseaux, tant renommée pour le nombre infiny d’oyseaux qui l’habitent : elle est esloignée enuiron quinze ou seize lieues de la Grand’Terre, de sorte que de là on ne la peut aucunement descouvrir. Cette Isle est estimée en l’esleuation du Pole de 49. degrez 40. minutes. Ce rocher ou Isle, à mon aduis, plat un peu en talus, et a enuiron vne petite lieuë de circuit, et est presque en oualle, et d’assez difficile accez : nous auions proposé d’y monter s’il eust faict calme, mais la mer vn peu trop agitée nous en empescha. Quand il y faict vent, les oyseaux s’esleuent facilement de terre, autrement il y en a de certaines espèces qui ne peuuent presque voler, et qu’on peut aysement assommer à coups de bastons, comme auoient faict les matelots d’vn autre nauire, qui auant nous en auoient emply leur chalouppe, et plusieurs tonneaux des œufs 36 qu’ils trouuèrent aux nids ; mais ils y penserent tomber de foiblesse, pour la puanteur extrême des ordures desdicts oyseaux. Ces oyseaux pour la pluspart, ne viuent que de poisson, et bien qu’ils soient de diuerses especes, les vns plus gros, les autres plus petits, ils ne font point pour l’ordinaire, plusieurs trouppes ; ains comme vne nuée espaisse volent ensemblement au dessus de l’Isle, et aux enuirons, et ne s’escartent que pour se’gayer, eslever et se plonger dans la mer : il y auoit plaisir à les voir librement approcher et roder à l’entour de nostre vaisseau, et puis se plonger pour un long temps dans l’eau, cherchant leur proye. Leurs nids sont tellement arrangez dans l’Isle selon leurs especes, qu’il n’y a aucune confusion, mais un bel ordre. Les grands oyseaux sont arrangez plus proches de leurs semblables, et les moins gros ou d’autres especes, auec ceux qui leur conuiennent, et de tous en si grande quantité, qu’à peine le pourroit-on iamais persuader à qui ne l’auroit veu. I’en mangeay d’vn, que les Matelots appellent Guillaume, et ceux du pays Apponath, de plumage blanc et noir, et gros comme vne poule, auec vne 37|| courte queuë et de petites aisles, qui ne cedoit en bonté à aucun gibier que nous ayons. Il y en a d’vne autre espece, plus petits que les autres, et sont appellez Godets. Il y en a aussi d’vne autre sorte, mais plus grands, et blancs, separez des autres en vn canton de l’Isle, et sont tres-difficiles à prendre, pource qu’ils mordent comme chiens, et les appelloient Margaux.

Proche de la mesme Isle il y en a vne autre plus petite, et presque de la mesme forme, sur laquelle quelques-vns de nos Matelots estoient montez en vn autre voyage precedent, lesquels me dirent et asseurerent y auoir trouué sur le bord de la mer, des poissons gros comme vn bœuf et qu’ils en tuerent vn, en luy donnant plusieurs coups de leurs armes par dessous le ventre, ayans auparauant frappé en vain vne infinité de coups, et endommagé leurs armes sur les autres parties de son corps, sans le pouuoir blesser, pour la grand’dureté de sa peau, bien que d’ailleurs il soit quasi sans deffence et fort massif.

Ce poisson est appellé par les Espagnols Maniti, et par d’autres Hippotame, c’est à dire, cheual de riuiere, et pour moy ie le 38|| prends pour l’Elephant de mer : car outre qu’il ressemble à vne grosse peau enflée, il a encore deux pieds qui sont ronds, avec quatre ongles faicts comme ceux d’vn Elephant, à ses pieds il a aussi des aillerons ou nageoires, auec lesquelles il nage, et les nageoires qu’il a sur les espaules s’estendent par le milieu iusques à la queue.

Il est de poil tel que le loup marin, sçauoir gris, brun, et vn peu rougeastres. Il a la teste petite comme celle d’vn bœuf, mais plus descharnée, et le poil plus gros et rude, ayant deux rangs de dents de chacun costé, entre lesquelles y en a deux en chacune part, pendant de la mâchoire supérieure en bas, de la forme de ceux d’un jeune Elephant, desquelles cet animal s’ayde pour grimper sur les rochers (à cause de ces dents, nos Mariniers l’appellent la beste à la grand’-dent). Il a les yeux petits, et les aureilles courtes, il est long de vingt pieds, et gros de dix, et est si lourd qu’il n’est possible de plus. La femelle rend ses petits comme la vache, sur la terre, aussi a-elle deux mammelles pour les allaicter : en le mangeant il semble plustost chair que poisson, quand il est fraiz vous diriez 39|| que ce seroit veau : et d’autant qu’il est des poissons cetases, et portans beaucoup de lard, nos Basques et autres Mariniers en tirent des huiles fort-bonnes, comme de la Baleine, et ne rancit point, ny ne sent iamais le vieil. Il a certaines pierres en la teste, desquelles on se sert contre les douleurs de la pierre, et contre le mal de costé. On le tuë quand il paist de l’herbe à la riue des riuieres ou de la mer, on le prend aussi auec les rets quand il est petit ; mais pour la difficulté qu’il y a à l’auoir, et le peu de profit que cela apporte, outre les hazards et dangers où il se faut mettre, cela faict qu’on ne se met pas beaucoup en peine d’en chercher et chasser. Nostre Pere Ioseph me dit auoir veu les dents de celuy qui fut pris, et qu’elles estoient fort grosses, et longues à proportion.

Le lendemain nous eusmes la veuë de la montagne, que les Matelots ont surnommée Table de Roland, à cause de sa hauteur, et les diverses entre coupures qui sont au coupeau, puis peu à peu nous approchasmes des terres iusques à Gaspé, qui est estimé sous la hauteur de 40. degrés deux tiers de latitude, où nous posasmes l’anchre pour quelques iours. Cela nous 40|| fut vne grande consolation : car outre le desir et la necessité que nous auions de nous approcher du feu, à cause des humiditez de la mer, l’air de la terre nous sembloit grandement soüef : toute cette Baye estoit tellement pleine de Baleines, qu’à la fin elles nous estoient fort importunes, et empeschoient nostre repos par leur continuel tracas, et le bruit de leurs esuents. Nos Matelots y pescherent grande quantité de Homars, Truites et autres diuerses especes de poissons ; entre lesquels y en auoit de fort laids, et qui ressembloient aux crapeaux.

Toute cette contrée de terre est fort montagneuse et haute presque par tout, ingrate et sterile, n’y ayant rien que des Sapiniers, Bouleaux, et peu d’autres bois. Deuant la rade, en vn lieu vn peu esleué, on a fait vn petit jardin, que les Matelots cultiuent quand ils sont arrinez là, ils y sèment de l’ozeille et autres petites herbes, lesquelles seruent à faire du potage : ce qu’il y a de plus commode et consolatif, apres la pesche et la chasse qui est médiocrement bonne, est un beau ruisseau d’eau douce très-bonne à boire, qui descend au port dans la mer, de dessus les 41|| hautes montagnes qui sont à l’opposite, sur le coupeau desquelles me promenant par-fois, pour contempler l’emboucheure du grand fleuue Sainct Laurent, par lequel nous devions passer pour aller à Tadoussac : apres auoir doublé cette langue de terre et Cap de Gaspé, i’y vis quelques leuraux et perdrix, comme celles que i’ay veuës du depuis dans le pays de nos Hurons : et comme ie désirois m’employer tousiours à quelque chose de pieux, et qui me fournit d’vn renouuellement de ferueur à la poursuite de mon dessein, ie grauois auec la poincte d’vn cousteau dans l’escorce des plus grands arbres, des Croix et des noms de Iesvs, pour signifier à Satan et à ses supposts, que nous prenions possession de cette terre pour le Royaume de Iesus-Christ, et que doresnauant il n’y auroit plus de pouuoir, et que le seul et vray Dieu y seroit recogneu et adoré.

Ayant laissé notre grand vaisseau au port, et donné ordre pour la pesche de la Moluë, nous nous embarquasmes dans une pinace nommée la Magdeleine, pour aller à Tadoussac, la voile au vent, et le cap estant doublé seulement au troisiesme 42|| iour, à cause des des vents et marées contraires, nous passasmes tousiours costoyans à main gauche, la terre qui est fort haute, et ensuite les Monts nostre Dame, pour lors encore en partie couuerts de neige, bien qu’il n’y en eust plus partout ailleurs. Or les matelots qui ordinairement ne demandent qu’à rire et se recreer, pour adoucir et mettre dans l’oubli les maux passez, font icy des ceremonies ridicules à l’endroict des nouveaux venus, (qui n’ont encore pu estre empeschées par les Religieux) vn d’entr’eux contrefait le Prestre, qui feint de les confesser, en marmottant quelques mots entre ses dents, puis auec vne gamelle ou grand plat de bois, luy verse quantité d’eau sur la teste, auec des ceremonies dignes des Matelots ; mais pour en estre bien-tost quittes, et n’encourir une plus grande rigueur, il se faut racheter de quelque bouteille de vin, ou d’eau de vie, ou bien il se faut attendre d’estre bien mouillé. Que si on pense faire le mauuais ou le retif, l’on a la teste plongée iusques par sous les espaules, dans vn grand bacquet d’eau qui est là disposé tout exprez, comme je vis faire à vn grand garçon qui pensoit résister en la 43|| presence du Capitaine, et de tous ceux qui assistoient à cette cérémonie ; mais comme le tout se faict selon leur coustume ancienne, par recreation : aussi ne veulent-ils point que l’on se desdaigne de passer par la loy, ains gayement et de bonne volonté s’y sousmettre, i’entends les personnes seculieres, et de mediocre condition, ausquelles seules on fait obseruer cette loy.

L’Isle d’Anticosty, où l’on tient qu’il y a des Ours blancs monstrueusement grands, et qui deuorent les hommes comme en Noruegue, longue d’enuiron 30. ou 40. lieues, nous estoit à main droicte, et en suite des terres plattes couvertes de Sapiniers, et autres petits bois, iusqu’à la rade de Tadoussac. Cette Isle, auec le Cap de Gaspé, opposite, font l’emboucheure de ce fleuue, que nous appelons de Sainct Laurent, admirable, en ce qu’il est vn des plus beaux fleuues du monde, comme m’ont aduoué dans le pays des personnes mesmes qui auoient faict le voyage des Molucques et Antipodes. Il a son entrée selon qu’on peut presumer et iuger, prés de 20. ou 25. lieuës de large, plus de 200. brasses de profondeur, et plus de 800. lieues de cognoissance ; et au bout de 44|| 400. lieuës elle est encore aussi large que les plus grands fleuues que nous ayons remarquez, remplie par endroicts d’Isles et de rochers innumerables ; et pour moy ie peux asseurer que l’endroict le plus estroict que i’ay veu, passe la largeur de 3. et 4. fois la riuiere de Seine, et ne pense point me tromper, et ce qui est plus admirable, quelques-vns tiennent que cette riuiere prend son origine de l’un des lacs qui se rencontrent au fil de son cours, si bien (la chose estant ainsi) qu’il faut qu’il y ait deux cours, l’vn en Orient vers la France, l’autre en Occident, vers la mer du Su, et me semble que le lac des Shequaneronons a de mesme deux descharges opposites, produisant une grande riuiere, qui se va rendre dans le grands lac des Hurons, et vne autre petite toute à l’opposite qui descend et prend son cours du costé de Kebec, et se perd dans un lac qu’elle rencontre à 7. ou 8. lieuës de sa source : ce fut le chemin par où mes Sauuages me ramenerent des Hurons, pour retrouuer nostre grand fleuue Sainct Laurent, qui conduit à Kebec.

Continuant nostre route, et voguant sur nostre beau fleuve, à quelques iours de là 45|| nous arrivasmes à la rade de Tadoussac, qui est à une lieuë du port, et cent lieues de l’emboucheure de la riuiere, qui n’a en cet endroict plus que sept ou huict lieuës de large : le lendemain nous doublasmes la pointe aux Vaches, et entrasmes au port, qui est iusques où peuuent aller les grands vaisseaux : c’est pourquoy on tient là des barques et chaloupes exprez, pour descharger les nauires, et porter ce qui est nécessaire à Kebec, y ayant encor enuiron 50. lieuës de chemin par la riuiere : car de penser y aller par terre, c’est ce qui ne se peut esperer, ou du moins semble-il impossible pour les hautes montagnes, rochers et precipices où il se conuiendroit exposer et passer : ce lieu de Tadoussac est comme vne anse à l’entrée de la riuiere de Saguenay, où il y a vne marée fort estrange pour sa vistesse, où quelques fois il vient des vents impetueux, qui ameinent de grandes froidures : c’est pourquoy il y fait plus froid qu’en plusieurs autres lieux plus esloignez du Soleil de quelques degrés.

Ce port est petit, et n’y pourroient s’abriter qu’enuiron 20. ou 25. vaisseaux au plus. Il y a de l’eau assez, et est à l’abry de la riuiere du 46|| Saguenay, et d’vne petite Isle de rochers, qui est presque coupée de la mer, le reste sont montagnes hautes esleuées, où il y a peu de terre, mais force rochers et sables remplis de bois, comme Sapins et Bouleaux, puis vne petite prairie et forest auprès, tout ioignant la petite Isle de rochers, à main droicte tirant à Kebec, est la belle riuiere du Saguenay, bordée des deux costez de hautes et stériles montagnes, elle est d’vne profondeur incroyable, comme de 150. ou 200. brasses, elle contient de large demie-lieuë en des endroicts, et vn quart en son entrée, où il y a vn courant si grand, qu’il est trois quarts de marée couru dedans la riuière qu’elle porte encore dehors, c’est pourquoy on apprehende grandement, ou que son courant ne reiette et empesche d’entrer au port, ou que la forte marée n’entraisne dans la riuiere, comme il est vne fois arriué à Monsieur de Pontgraué, lequel s’y pensa perdre, à ce qu’il nous dit, pour ce qu’il n’y peut prendre fonds, ny ne scauoit comment en sortir, ses anchres ne lui seruans de rien, ny toutes les industries humaines, sans l’assistance particuliere de Dieu, qui seul le sauua, et 47|| empescha de briser son infortuné nauire.

À la rade de Tadoussac, au lieu appelé la Poincte aux Vaches, estoit dressé au haut du mont, vn village de Canadiens, fortifié à la façon simple et ordinaire des Hurons, pour crainte de leurs ennemis. Le nauire y ayant ietté l’anchre, attendant le vent et la marée propre pour entrer au port ie descendis à terre, fus visiter le village, et entray dans les cabannes des Sauuages, lesquels ie trouuay assez courtois, m’asseant par fois auprés d’eux, ie prenois plaisir à leurs petites façons de faire, et à voir trauailler les femmes, les vnes à matachier et peinturer leurs robes, et les autres à coudre leurs escuelles d’escorces, et faire plusieurs autres petites ioliuetez auec des poinctes de porc-espics, teintes en rouge cramoisi. À la vérité ie trouuai leur manger maussade et fort à contre-cœur, comme n’estant accoustumé à ces mets sauuages, quoy que leur courtoisie et ciuilité non sauuage m’en offrit, comme aussi d’vn peu d’eau de riuiere à boire, qui estoit là dans vn chaudron fort mal net, de quoy ie les remerciay humblement. Apres, ie m’en allay au port par le chemin de la forest, auec quelques Fran-48||çois que i’auois de compagnie : mais à peine y fusmes-nous arriuez, et entrez dans nostre barque, qu’il pensa nous y arriuer quelque disgrace. Ce fut que le principal Capitaine des Sauuages, que nous nommons la Forière, estant venu nous voir dans nostre barque, et n’estant pas content du petit present de figues que nostre Capitaine luy auoit faict au sortir du vaisseau, il les ietta dans la riuiere par despit, et aduisa ses Sauuages d’entrer tous fil-à-fil dans nostre barque, et d’y prendre et emporter toutes les marchandises qui leur faisoient besoin, et d’en donner si peu de pelleteries qu’ils voudroient, puis qu’on ne l’auoit pas contenté. Ils y entrerent donc tous auec tant d’insolence et de brauade, qu’ayans eux-mesmes ouuert l’escoutille, et tiré hors de dessous les tillacs ce qu’ils voulurent, ils n’en donnerent pour lors de pelleterie qu’à leur volonté, sans que personne les en peust empescher ou resister. Le mal pour nous fut d’y en auoir trop laissé entrer à la fois, veu le peu de gens que nous estions, car nous n’y estions lors que six ou sept, le reste de l’equipage ayant esté enuoyé ailleurs : c’est ce qui fit 49|| filer doux à nos gens, et les laisser ainsi faire, de peur d’estre assommez ou iettez dans la riuière, comme ils en cherchoient l’occasion, ou quelque couuerture honneste pour le pouuoir librement faire sans en estre blasmez.

Le soir, tout nostre equipage estant de retour, les Sauuages ayant crainte, ou marris du tort qu’ils auoient faict aux François, tindrent conseil entr’eux, et aduiserent en quoy et de combien ils les pouuoient auoir trompez, et s’estans cotisez apporterent autant de pelleteries, et plus que ne valloit le tort qu’ils auoient faict, ce que l’on receut, auec promesse d’oublier tout le passé, et de continuer tousjours dans l’amitié ancienne, et pour asseurance et confirmation de paix, on tira deux coups de canon, et les fit-on boire vn peu de vin, ce qui les contenta fort, et nous encor plus : car à dire vray, on craint plus de mescontenter les Sauuages, qu’ils n’ont d’offenser les Marchands.

Ce Capitaine Sauvage m’importuna fort de luy donner nostre Croix et nostre Chapelet, qu’il appeloit Iesus (du nom mesme qu’ils appellent le Soleil) pour pendre à son col ; mais ie ne pus lui accor-50||der, pour estre en lieu où ie n’en pouuois recouurer un autre. Pendant ce peu de iours que nous fusmes là, on pescha grande quantité de Harengs et des petits Oursins, que nous amassions sur le bord de l’eau, et les mangions en guise d’Huitres Quelques-vns croyent en France que le Hareng frais meurt à mesme temps qu’il sort de son element, i’en ay veu neantmoins sauter vifs sur le tillac vn bien peu de temps, puis mouroient ; les Loups marins se gorgeoient aussi par-fois en nos filets des Harengs que nous y prenions, sans les en pouuoir empescher, et estoient si fins et si rusez, qu’ils sortoient par-fois leurs testes hors de l’eau, pour se donner garde d’estre surpris, et voir de quel costé estoient les pescheurs, puis rentraient dans l’eau, et pendant la nuict nous oyons souuent leurs voix, qui ressembloient presqu’à celles des Chats huans (chose contraire à l’opinion de ceux qui ont dict et escrit que les poissons n’auoient point de voix).

Proche de là, sur le chemin de Kebec, et l’Isle aux Allouettes, ainsi nommée, pour le nombre infiny qui s’y trouue par-fois. I’en ay eu quelques-vnes en vie, 51|| elles ont leur petit capuce en teste comme les nostres, mais elles sont vn peu plus petites, et de plumage vn peu plus gris et moins obscur, mais le goust de la chair en est de mesme. Cette isle presque couuerte, pour la pluspart, que de sable, qui faict que l’on en tue vn grand nombre d’vn seul coup d’arquebuse : car donnant à fleur de terre, le sable en tue plus que ne faict la poudre de plomb, tesmoin celuy qui en tua trois cens et plus d’vn seul coup.

Sur ce mesme chemin de Kebec, nous trouuasmes aussi en diuers endroicts plusieurs grandes troupes de Marsouins, entierement et parfaictement blancs comme neige par tout le corps, lesquels proche les vns des autres, se ioüoyent, et se sousleuant monstroient ensemblement vne partie de leurs grands corps hors de l’eau, qui est, à peu prés, gros comme celuy d’vne vache, et long à proportion, et à cause de cette pesanteur, et que ce poisson ne peut seruir que pour en tirer de l’huile : l’on ne s’amuse pas à cette pesche, partout ailleurs nous n’en auons point veu de blancs ny de si gros : car ceux de la mer sont noirs, bons à manger, et beau-52||coup plus petits. Il y a aussi en chemin des Echos admirables, qui repetent et sonnent tellement les paroles, et si distinctement, qu’ils n’en obmettent vne seule syllabe, et diriez proprement que ce soient personnes qui contrefont ou repetent ce que vous dites et chantez.

Nous passasmes apres, ioignans l’Isle aux Coudres, laquelle peut contenir enuiron vne lieuë et demie de long, elle est quelque peu vnie, venant en diminuant par les deux bouts, assez agreable, à cause des bois qui l’enuironnent, distante de la terre du Nord d’enuiron demye lieuë. De l’Isle aux Coudres, costoyans la terre, nous fusmes au Cap de Tourmente, distant de Kebec sept ou huict lieuës : Il est ainsi nommé, d’autant que pour peu qu’il fasse de vent la mer s’y esleue comme si elle estoit pleine, en ce lieu l’eau commence à estre douce, et les Hyuernaux de Kebec y vont prendre et amasser le foin en ces grandes prairies (en la saison) pour le bestail de l’habitation. De là nous fusmes à l’Isle d’Orleans, où il y a deux lieuës, en laquelle du costé du Su, y a nombre d’Isles qui sont basses, couuertes d’arbres, et fort agreables, remplies 53|| de grandes prairies et force gibier, contenans les vnes enuiron deux lieuës, et les autres vn peu plus ou moins. Autour d’icelles y a force rochers et basses, fort dangereuses à passer, qui sont esloignées enuiron de deux lieuës de la grand’terre du Su. Ce lieu est le commencement du beau et bon pays de la grande riuiere. Au bout de l’Isle il y a vn saut ou torrent d’eau, appellé de Montmorency, du costé du Nord, qui tombe dans la grand’riuiere, auec grand bruit et impetuosité. Il vient d’vn lac qui est quelques dix ou douze lieues dans les terres, et descend de dessus vne coste qui a prés de 25. toises de haut, au dessus de laquelle la terre est vnie et plaisante à voir, bien que dans le pays on voye des hautes montagnes qui paroissent, mais esloignées de plusieurs lieuës.