Le Grand voyage du pays des Hurons/01/08

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Librairie Tross (p. 92-99).
133|| Comme ils defrichent, sement et cultiuent les terres, et apres comme ils accommodent le bled et les farines, et de la façon d’apprester leur manger.

Chapitre VIII.


L evr coustume est, que chaque mesnage vit de ce qu’il pesche, chasse et seme, ayans autant de terre comme il leur est necessaire : car toutes les forests, prairies et terres non defrischées sont en commun, et est permis à vn chacun d’en defrischer et ensemencer autant qu’il veut, qu’il peut, et qu’il luy est necessaire ; et cette terre ainsi defrichée demeure à la personne autant d’années qu’il continue de la cultiuer et s’en seruir, et estant entierement abandonnée du maistre, s’en sert par apres qui veut, et non autrement. Ils les défrichent auec grand peine, pour n’auoir des instrumens propres : ils coupent les arbres à la hauteur de deux ou trois pieds de terre, puis ils es-134||mondent toutes les branches, qu’ils font brusler au pied d’iceux arbres pour les faire mourir, et par succession de temps en ostent les racines ; puis les femmes nettoyent bien la terre entre les arbres, et beschent de pas en pas vne place ou fossé en rond, où ils sement à chacune 9. ou 10. grains de Maiz, qu’ils ont premierement choisy, trié et fait tremper quelques iours en l’eau, et continuent ainsi, iusques à ce qu’ils en ayent pour deux ou trois ans de prouision ; soit pour la crainte qu’il ne leur succede quelque mauuaise année, ou bien pour l’aller traicter en d’autres Nations pour des pelleteries ou autres choses qui leur font besoin, et tous les ans sement ainsi leur bled aux mesmes places et endroits, qu’ils rafraischissent auec leur petite pelle de bois, faicte en la forme d’vne oreille, qui a vn manche au bout ; le reste de la terre n’est point labouré, ains seulement nettoyé des meschantes herbes : de sorte qu’il semble que ce soient tous chemins, tant ils sont soigneux de tenir tout net, ce qui estoit cause qu’allant par-fois seul de village à autre, ie m’esgarois ordinairement dans ces champs de bled, plustost que dans les prairies et forests.

135|| Le bled estant donc ainsi semé, à la façon que nous faisons les febues, d’vn grain sort seulement vn tuyau ou canne, et la canne rapporte deux ou trois espics, et chaque espic rend cent, deux cents, quelquefois 400 grains, et y en a tel qui en rend plus. La canne croist à la hauteur de l’homme, et plus, et est fort grosse, (il ne vient pas si bien et si haut, ny l’espic si gros, et le grain si bon en Canada ny en France que là.) Le grain meurit en quatre mois, et en de certains lieux en trois : après ils le cueillent, et le lient par les fueilles retroussées en haut, et l’accommodent par pacquets, qu’ils pendent tous arrangez le long des Cabanes, de haut-en-bas, en des perches qu’ils y accommodent en forme de rattelier, descendant iusqu’au bord deuant l’establie, et tout cela est si proprement aiancé, qu’il semble que ce soient tapisseries tendues le long des Cabanes, et le grain estant bien sec et bon à serrer, les femmes et filles l’esgrenent, nettoyent et mettent dans leurs grandes cuues ou tonnes à ce destinées, et posées en leur porche, ou en quelque coin de leurs Cabanes.

Pour le manger en pain, ils font pre-136||mierement vn peu bouillir le grain en l’eau, puis l’essuyent, et le font vn peu seicher : en apres ils le broyent, le pestrissent auec de l’eau tiede, et le font cuire sous la cendre chaude, enueloppé de fueilles de bled, et à faute de fueilles le lauent apres qu’il est cuit : s’ils ont des Fezoles ils en font cuire dans vn petit pot, et en meslent parmy la paste sans les escacher, ou bien des fraizes, des bluës[1] ; framboises, meures champestres, et autres petits fruicts secs et verts, pour lui donner du goust et le rendre meilleur ; car il est fort fade de soy, si on n’y mesle de ces petits ragousts. Ce pain, et toute autre sorte de biscuit que nous vsons, il l’appellent Andataroni, excepté le pain mis et accommodé comme deux balles iointes ensemble, enueloppé entre des fueilles de bled d’Inde, puis boüilly et cuit en l’eau, et non sous la cendre, lequel ils appellent d’vn nom particulier Coinkia. Ils font encore du pain d’vne autre sorte, c’est qu’ils cueillent vne quantité d’espics de bled, auant qu’il soit du tout sec et meur, puis les femmes, filles et enfans auec les dents en destachent les grains, qu’ils reiettent par apres auec la bouche dans de grandes escuelles ||137 qu’elles tiennent auprés d’elles, et puis on l’acheue de piler dans le grand Mortier : et pour ce que cette paste est fort molasse, il faut necessairement l’enuelopper dans des fueilles pour la faire cuire sous les cendres à l’accoustumée ; ce pain masché est le plus estimé entr’eux, mais pour moy ie n’en mangeois que par nécessité et à contre cœur, à cause que le bled auoit esté ainsi à demy masché, pilé et pestry auec les dents des femmes, filles et petits enfans.

Le pain de Maiz, et la Sagamité qui en est faicte, est de fort bonne substance, et m’estonnois de ce qu’elle nourrit si bien qu’elle faict : car pour ne boire que de l’eau en ce pays-là, et ne manger que fort peu souuent de ce pain, et encore plus rarement de la viande, n’vsans presque que des seuls Sagamités, auec vn bien peu de poisson, on ne laisse pas de se bien porter, et estre en bon poinct, pourueu qu’on en ait suffisamment, comme on n’en manque point dans le pays ; mais seulement en de longs voyages, où l’on souffre souuent de grandes necessitez.

Ils diuersifient et accommodent en plusieurs façons leur bled pour le manger ; ||138 car comme nous sommes curieux de diuerses saulces pour contenter nostre appetit, aussi sont-ils soigneux de faire leur Menestre de diuerses manieres, pour la trouuer meilleure, et celle qui me sembloit la plus agreable, estoit la Neintahouy ; puis l’Eschionque. La Neintahouy se faict en cette façon ; les femmes font rostir quantité d’espics de bled, auant qu’il soit entierement meur, les tenans appuyez contre vn baston couché sur deux pierres deuant le feu, et les retournent de costé et d’autre, iusqu’à ce qu’ils soient suffisamment rostis, ou pour auoir plustost faict, elles les mettent et retirent de dedans vn monceau de sable, premierement bien eschauffé d’vn bon feu qui aura esté faict dessus, puis en destachent les grains, et les font encore seicher au Soleil, espandus sur des escorces, après qu’il est assez sec ils le serrent dans vn tonneau, auec le tiers ou le quart de leur Fezole, appellee Ogaressa, qu’ils meslent parmy ; et quand ils en veulent manger ils le font bouillir ainsi entier en leur pot ou chaudiere, qu’ils appellent Anoo, auec vn peu de viande ou de poisson, fraiz ou sec, s’ils en ont.

||139 Pour faire de l’Eschionque, ils font griller dans les cendres de leur foyer, meslées de sable, quantité de bled sec, comme si c’estoient pois, puis ils pilent ce Maiz fort menu, et après auec vn petit vent d’escorce ils en tirent la fine fleur, et cela est l’Eschionque : cette farine se mange aussi bien seiche que cuite en vn pot, ou bien destrempée en eau, tiede ou froide. Quand on la veut faire cuire on la met dans le bouillon, où l’on aura premierement fait cuire quelque viande ou poisson qui y sera demincé, auec quantité de citroüilles, si on veut, sinon dans le bouillon tout clair, et en telle quantité que la Sagamité en soit suffisamment espaisse, laquelle on remuë continuellement auec vne Espatule, par eux appellée Estoqua, de peur qu’elle ne se tienne par morceaux ; et incontinent après qu’elle a vn peu boüilly on la dresse dans les escuelles, auec vn peu d’huile ou de graisse fonduë par-dessus, si l’on en a, et cette Sagamité est fort bonne, et rassasie grandement. Pour le gros de cette farine, qu’ils appellent Acointa, c’est à dire pois (car ils lui donnent le mesme nom qu’à nos pois) ils le font bouillir à part dans l’eau, auec du poisson, s’il y en a, puis le ||140 mangent. Ils font de mesme du bled qui n’est point pilé ; mais il est fort dur à cuire.

Pour la Sagamité ordinaire, qu’ils appellent Ottet, c’est du Maiz cru, mis en farine, sans en séparer ny la fleur ny les pois, qu’ils font boüillir assez clair, auec vn peu de viande ou poisson, s’ils en ont, et y meslent aussi par-fois des citroüilles découpées par morceaux, s’il en est la saison, et assez souuent rien du tout : de peur que la farine ne se tienne au fond du pot, ils la remuent souuent auec l’Estoqua, puis la mangent ; c’est le potage, la viande et le mets quotidien, et n’y a plus rien à attendre pour le repas ; car lors mesmes qu’ils ont quelque peu de viande ou poisson à départir entr’eux (ce qui arriue rarement, excepté au temps de la chasse ou de la pesche) il est partagé, et mangé le premier, auparauant le potage ou Sagamité.

Pour Leindohy ou bled puant, ce sont grande quantité d’espics de bled, non encore du tout sec et meur, pour estre plus susceptible, à prendre odeur, que les femmes mettent en quelque mare ou eau puante, par l’espace de deux ou trois mois, au bout desquels elles les en retirent, et ||141 cela sert à faire des festins de grande importance, cuit comme la Neintahouy, et aussi en mangent de grillé sous les cendres chaudes, lechans leurs doigts au maniement de ces espics puants, de mesme que si c’estoient cannes de sucre, quoy que le goust et l’odeur en soit tres-puante, et infecte plus que ne font les esgouts mesmes, et ce bled ainsi pourry n’estoit point ma viande, quelque estime qu’ils en fissent, ny ne le maniois pas volontiers des doigts ny de la main, pour la mauuaise odeur qu’il y imprimoit et laissoit par plusieurs iours : aussi ne m’en presenterent-ils plus lors qu’ils eurent recogneu le degoust que i’en auois. Ils font aussi pitance de glands, qu’ils font bouillir en plusieurs eauës pour en oster l’amertume, et les trouuois assez bons : ils mangent aussi d’aucunes fois d’vne certaine escorce de bois cruë, semblable au saulx, de laquelle i’ay mangé à l’imitation des Sauuages ; mais pour des herbes ils n’en mangent point du tout, ny cuites ny cruës, sinon de certaines racines qu’ils appellent Sondhratatte, et autres semblables.

Auparauant l’arriuée des François au pays des Canadiens, et des autres peu-142||ples errans, tout leur meuble n’estoit que de bois, d’escorces ou de pierres ; de ces pierres ils en faisoient des haches et cousteaux, et du bois et de l’escorce ils en fabriquoient toutes les autres vstensiles et pieces de mesnage, et mesme les chaudieres, bacs ou auges à faire cuire leur viande, laquelle ils faisoient cuire, ou plustost mortifier en cette maniere.

Ils faisoient chauffer et rougir quantité de graiz et cailloux dans vn bon feu, puis les iettoient dans la chaudiere pleine d’eau, en laquelle estoit la viande ou le poisson à cuire, et à mesme temps les en retiraient et en remettoient d’autres en leur place, et à succession de temps l’eauë s’eschauffoit, et cuisoit ainsi aucunement la viande. Mais pour nos Hurons, et autres peuples et nations Sedentaires, ils auoient (comme ils ont encore) l’vsage et l’industrie de faire des pots de terre, qu’ils cuisent en leur foyer, et sont forts bons, et ne se cassent point au feu, encore qu’il n’y ait point d’eau dedans ; mais ils ne peuuent aussi souffrir long-temps d’humidité et l’eau froide, qu’ils ne s’attendrissent et cassent au moindre heurt qu’on leur donne, autrement ils durent fort ||143 long-temps. Les Sauuagesses les font, prenant de la terre propre, laquelle ils nettoyent et pestrissent tres-bien, y meslans parmi un peu de graiz, puis la masse estant reduite comme une boule, elles y font un trou auec le poing, qu’ils agrandissent tousiours, en frappant par dedans auec une petite palette de bois, tant et si long temps qu’il est necessaire pour les parfaire : ces pots sont faits sans pieds et sans ances, et tous ronds comme vne boule, excepté la gueule qui sort vn peu en dehors.


  1. Le bluet ou bleuet du Canada (espèce du genre airelle), sorte d’arbrisseau qui produit une baie d’un bleu foncé, excellente à manger. (Note de l’éditeur.)