Le Grand voyage du pays des Hurons/01/07

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Librairie Tross (p. 84-91).
122|| Exercice ordinaire des hommes et des femmes.

Chapitre VII.


C e bon Legislateur des Atheniens, Solon, fit une Loy, dont Amasis, Roi d’Egypte, auait esté jadis Autheur : Que chacun monstre tous les ans d’où il vit, par deuant le Magistrat, autrement à faute de ce faire qu’il soit puny de mort. L’occupation de nos Sauuages est la pesche, la chasse et la guerre ; aller à la traicte, faire des Cabanes et des Canots, ou les outils propres à cela. Le reste du temps ils le passent en oisiueté, à jouer, dormir, chanter, dancer, petuner, ou aller en festins, et ne veulent s’entremettre d’aucun autre ouvrage qui soit du deuoir de la femme, sans grande nécessité.

L’exercice du jeu est tellement frequent et coustumier entr’eux, qu’ils y employent beaucoup de temps, et par-fois tant les hommes que les femmes ioüent tout ce qu’elles ont, et perdent aussi gayement, et 123|| patiemment, quand la chance ne leur en dict point, que s’ils n’auoient rien perdu, et en ay veu s’en retourner en leur viilage tous nuds, et chantans, apres auoir tout laissé aux nostres, et est arriué vne fois entre les autres, qu’vn Canadien perdit et sa femme et ses enfants au jeu contre un François, qui lui furent neantmoins rendus apres volontairement.

Les hommes ne s’addonnent pas seulement au jeu de paille, nommé Aescara, qui sont trois ou quatre cens de petits joncs blancs egalement couppez, de la grandeur d’vn pied ou enuiron ; mais aussi à plusieurs autres sortes de jeu ; comme de prendre vne grande escuelle de bois, et dans icelle auoir cinq ou six noyaux ou petites boulettes un peu plattes, de la grosseur du bout du petit doigt, et peintes de noir d’vn costé, et blanches et jaunes de l’autre : et estans tous assis à terre en rond, à leur accoustumée, prennent tour à tour, selon qu’il eschet, cette escuelle, auec les deux mains, qu’ils esleuent vn peu de terre, et à mesme temps l’y reposent, et frappent un peu rudement, de sorte que ces boulettes sont contraintes de se remuer et sauter, et voyent comme au jeu 124|| de dez, de quel costé elles se reposent, et si elles font pour eux, pendant que celuy qui tient l’escuelle la frappe, et regarde à son jeu, il dit continuellement et sans intermission, Tet, tet, tet, tet, pensant que cela excite et faict bon jeu pour luy. Mais le jeu des femmes et filles, auquel s’entretiennent aussi par-fois des hommes et garçons auec elles, est particulierement auec cinq ou six noyaux, comme ceux de nos abricots, noirs d’vn costé, lesquels elles prennent auec la main, comme on faict les dez, puis les iettent vn peu en haut, et estans tombez sur vn cuir, ou peau estenduë contre terre exprez, elles voyent ce qui faict pour elles, et continuent à qui gaignera les colliers, oreillettes, ou autres bagatelles qu’elles ont, et non iamais aucune monnoye ; car ils n’en ont nulle cognoissance ny vsage ; ains mettent, donnent et eschangent vne chose pour vne autre, en tout le pays de nos Sauuages.

Ie ne puis obmettre aussi qu’ils pratiquent en quelques-vns de leurs villages, ce que nous appelons en France porter les momons : car ils deffient et inuitent les autres villes et villages de les venir voir, joüer auec eux, et gaigner leurs ||125 vstensilles s’il eschet et cependant les festins ne manquent point : car pour la moindre occasion la chaudiere est tousiours preste, et particulierement en hyuer, qui est le temps auquel principalement ils se festinent les vns les autres. Ils aiment la peinture et y reüsissent assez industrieusement, pour des personnes qui n’y ont point d’art ny d’instrumens propres, et font neantmoins des representations d’hommes, d’animaux, d’oyseaux et autres grotesques, tant en relief de pierres, bois et autres semblables matieres, qu’en platte peinture sur leurs corps, qu’ils font non pour idolatrer ; mais pour se contenter la veuë, embellir leurs Calumets et Petunoirs, et pour orner le deuant de leurs Cabanes.

Pendant l’hyuer, du filet que les femmes et filles ont filé, ils font les rets et filets à pescher et prendre le poisson en esté, et mesme en hyuer sous la glace à la ligne, ou à la seine, par le moyen des trous qu’ils y font en plusieurs endroicts. Ils font aussi des flesches auec le cousteau, fort droictes et longues, et n’ayans point de cousteaux, ils se seruent de pierres trenchantes, et les empennent de plumes ||126 de queues et d’aisles d’Aigles, parce qu’elles sont fermes et se portent bien en l’air ; la poincte auec vne colle forte de poisson, ils y accommodent vne pierre acerée, ou vn os, ou des fers, que les François leur traictent. Ils font aussi des masses de bois pour la guerre, et des pauois qui couurent presque tout le corps, et auec des boyaux ils font des cordes d’arcs et des raquettes, pour aller sur la neige, au bois et à la chasse.

Ils font aussi des voyages par terre, aussi bien que par mer, et les riuieres, et entreprendront (chose incroyable) d’aller dix, vingt, trente et quarante lieuës par les bois, sans rencontrer ny sentiers ny Cabanes, et sans porter aucuns viures sinon du petun et vn fuzil, auec l’arc au poing, et le carquois sur le dos. S’ils sont pressez de la soif, et qu’ils n’ayent point d’eau, ils ont l’industrie de succer les arbres, particulièrement les Fouteaux, d’où distile vne douce et fort agréable liqueur, comme nous faisions aussi, au temps que les arbres estoient en seue. Mais lors qu’ils entreprennent des voyages en pays loingtain, ils ne les font point pour l’ordinaire inconsiderément, et sans en auoir eu la ||127 permission des Chefs, lesquels en vn conseil particulier ont accoustumé d’ordonner tous les ans, la quantité des hommes qui doinent partir de chaque ville ou village, pour ne les laisser desgarnis de gens de guerre, et quiconque voudroit partir autrement, le pourroit faire à toute rigueur ; mais il seroit blasmé, et estimé fol et imprudent.

I’ay veu plusieurs Sauuages des villages circonuoysins, venir à Quieunonascaran, demander congé à Onorotandi, frere du grand Capitaine Auoindaon, pour auoir la permission d’aller au Saguenay : car il se disoit Maistre et Superieur des chemins et riuieres qui y conduisent, s’entend iusques hors le pays des Hurons. De mesme il falloit auoir la permission d’Auoindaon pour aller à Kebec, et comme chacun entend d’estre maistre en son pays, aussi ne laissent-ils passer aucun d’vne autre Nation Sauuage par leur pays, pour aller à la traicte, sans estre recogneus et gratinez de quelque present : ce qui se faict sans difficulté, autrement on leur pourrait donner de l’empeschement, et faire du desplaisir.

Sur l’hyuer, lors que le poisson se retire ||128 sentant le froid, les Sauuages errans, comme sont les Canadiens, Algoumequins et autres, quittent les riues de la mer et des riuieres, et se cabanent dans les bois, là ou ils sçauent qu’il y a de la proye. Pour nos Hurons, Honqueronons et peuples Sedentaires, ils ne quittent point leurs Cabanes, et ne transportent point leurs villes et villages (que pour les raisons et causes que i’ay deduites cy-dessus au Chapitre sixiesme.)

Lors qu’ils ont faim, ils consultent l’Oracle, et apres ils s’en vont l’arc en main, et le carquois sur le dos, la part que leur Oki leur a indiqué, ou ailleurs où ils pensent ne point perdre leur temps. Ils ont des chiens qui les suyuent, et nonobstant qu’ils ne jappent point, toutesfois ils sauent fort bien descouurir le giste de la beste qu’ils cherchent, laquelle estant trouuée ils la poursuyuent courageusement, et ne l’abandonnent iamais qu’ils ne l’ayent terrassée : et enfin l’ayant naurée à mort ils la font tant harceler par leurs chiens, qu’il faut qu’elle tombe. Lors ils luy ouurent le ventre, baillent la curée aux chiens, festinent, et emportent le reste. Que si la beste, pressée de trop prés, ||129 rencontre vne riniere, la mer ou vn lac, elle s’eslance librement dedans : mais nos Sauuages agiles et dispos sont aussi tost apres auec leurs Canots, s’il s’y en trouue, et puis lui donnent le coup de la mort.

Leurs Canots sont de 8. à 9. pas de long, et enuiron vn pas, ou pas et demy de large par le milieu, et vont en diminuant par les deux bouts, comme la nauette d’vn Tessier, et ceux-là sont des plus grands qu’ils fassent ; car ils en ont encore d’autres plus petits, desquels ils se seruent selon l’occasion et la difficulté des voyages qu’ils ont à faire. Ils sont fort suiets à tourner, si on ne les sçait bien gouuerner, comme estans faits d’escorce de Bouleau, renforcés par le dedans de petits cercles de Cedre blanc, bien proprement arrangez, et sont si legers qu’vn homme en porte aysement vn sur sa teste, ou sur son espaule, chacun peut porter la pesanteur d’une pipe, et plus ou moins, selon qu’il est grand. On faict aussi d’ordinaire par chacun iour, quand l’on est pressé, 25. ou 30. lieuës dans lesdits Canots, pourueu qu’il n’y ait point de saut à passer, et qu’on aille au gré du vent et de l’eau : car ils vont d’vne vitesse et lege-130||reté si grande, que ie m’en estonnois, et ne pense pas que la poste peust aller plus viste, quand ils sont conduits par de bons Nageurs.

De mesme que les hommes ont leur exercice particulier, et sçauent ce qui est du deuoir de l’homme, les femmes et les filles aussi se maintiennent dans leur condition, et font paisiblement leurs petits ouurages, et les œuures seruiles : elles trauaillent ordinairement plus que les hommes, encore qu’elles n’y soient point forcées ny contraintes. Elles ont le soin de la cuisine et du mesnage, de semer et cueillir les bleds, faire les farines, accommoder le chanure et les escorces, et de faire la prouision de bois necessaire. Et pource qu’il leur reste encore beaucoup de temps à perdre, elle l’employent à ioüer, aller aux dances et festins, à deuiser et passer le temps, et faire tout ainsi comme il leur plaist du temps qu’elles ont de bon, qui n’est pas petit, puis que tout leur mesnage consiste à peu, veu mesmes qu’elles ne sont admises en plusieurs de leurs festins, ny en aucun de leurs conseils, ny a faire leurs Cabanes et Canots, entre nos Hurons.

Elles ont l’inuention de filer le chanvre ||131sur leur cuisse, n’ayans pas l’vsage de la quenouille et du fuseau, et de ce filet les hommes en lassent leurs rets et filets, comme i’ay dit. Elles pilent aussi le bled pour la cuisine, et en font rostir dans les cendres chaudes, puis en tirent la farine pour leurs marys, qui vont l’esté trafiquer en d’autres Nations esloignées. Elles font de la poterie, particulièrement des pots tous ronds, sans ances et sans pieds, dans quoy elles font cuire leurs viandes, chair ou poisson. Quand l’hyuer vient, elles font des nattes de joncs, dont elles garnissent les portes de leurs Cabannes, et en font d’autres pour s’asseoir dessus, le tout fort proprement. Les femmes des Cheueux Releuez mesmes, baillent des couleurs aux joncs, et font des compartimens d’ouurages auec telle mesure qu’il n’y a que redire. Elles couroyent et adoucissent les peaux des Castors et d’Eslans, et autres, aussi bien que nous sçaurions faire icy, dequoy elles font leurs manteaux ou couuertures, et y peignent des passements et bigarures, qui ont fort bonne grâce.

Elles font semblablement des paniers de jonc, et d’autres auec des escorces de ||132 Bouleaux pour mettre des fezoles, du bled et des pois, qu’ils appellent Acointa, de la chair, du poisson et autres petites prouisions : elles font aussi comme vne espece de gibesiere de cuir, ou sac à petun, sur lesquels elles font des ouurages dignes d’admiration, auec du poil de porc espic, coloré de rouge, noir, blanc et bleu, qui sont les couleurs qu’elles font si viues, que les nostres ne semblent point en approcher. Elles s’exercent aussi à faire des escuelles d’escorce pour boire et manger, et mettre leurs viandes et menestres. De plus, les escharpes, carquans et brasselets qu’elles et les hommes portent, sont de leurs ouurages : et nonobstant qu’elles ayent beaucoup plus d’occupation que les hommes, lesquels tranchent du Gentilhomme entr’eux, et ne pensent qu’à la chasse, à la pesche, ou à la guerre, encore ayment-elles communément leurs marys plus que ne font pas celles de deçà : et s’ils estoient Chrestiens ce seroient des familles auec lesquelles Dieu se plairoit et demeureroit.