Le Grand voyage du pays des Hurons/01/14

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Librairie Tross (p. 125-128).
179||De la forme, couleur et stature des Sauuages, et comme ils ne
portent point de barbe.

Chapitre XIV.


T ovtes les Nations et les peuples Americains que nous auons veus en nostre voyage, sont tous de couleur bazanée (excepté les dents qu’ils ont merueilleusement blanches) non qu’ils naissent tels : car ils sont de mesme nature que nous ; mais c’est à cause de la nudité, de l’ardeur du soleil qui leur donne à nud sur le dos, et qu’ils s’engraissent et oignent assez souuent le corps d’huile ou de graisse, auec des peintures de diuerses couleurs qu’ils y appliquent et meslent, pour sembler plus beaux.

Ils sont tous generalement bien formez et proportionnez de leur corps, et sans difformité aucune, et peux dire auec verité, y auoir veu d’aussi beaux enfans 180|| qu’il y en sçauroit auoir en France. Il n’y a pas mesme de ces gros ventrus, pleins d’humeurs et de graisses, que nous auons par-deçà ; car ils ne sont ny trop gras, ny trop maigres, et c’est ce qui les maintient en santé, et exempts de beaucoup de maladies ausquelles nous sommes suiets : car au dire d’Aristote, il n’y a rien qui conserue mieux la santé de l’homme que la sobriété, et entre tant de Nations et de monde que i’y ay rencontré, ie n’y ay iamais veu ny aperceu qu’vn borgne, qui estoit des Honqueronons, et vn bon vieillard Huron, qui pour estre tombé du haut d’vne Cabane en bas, s’estoit faict boiteux.

Il ne s’y voit non plus aucun rousseau, ny blond de cheuueux, mais les ont tous noirs (excepté quelques-vns qui les ont chastaignez) qu’ils nourrissent et souffrent seulement à la teste, et non en aucune autre partie du corps, et en ostent mesme tous la cause productiue, ayans la barbe tellement en horreur, que pensans parfois nous faire iniure, nous appelloient Sascoinronte, qui est à dire barbu, tu es vn barbu : aussi croyent-ils qu’elle rend les personnes plus laides, et amoindrit leur ||181 esprit. Et, à ce propos, ie diray qu’vn iour vn Sauuage voyant vn François auec sa barbe, se retournant vers ses compagnons leur dict, comme par admiration et estonnement : O que voylà vn homme laid ! est-il possible qu’aucune femme voulust regarder de bon œil vn tel homme, et luy-mesme estoit vn des plus laids Sauuages de son pays ; c’est pourquoy il auoit fort bonne grace de mespriser ce barbu !

Que si ces peuples ne portent point de barbe, il n’y a de quoy s’esmerueiller, puisque les anciens Romains mesmes, estimans que cela leur seruoit d’empeschement, n’en ont point porté iusques à l’Empereur Adrien, qui premier a commencé à porter barbe. Ce qu’ils reputoient tellement à honneur, qu’vn homme accusé de quelque crime n’auoit point ce priuilege de faire raser son poil, comme se peut recueillir par le tesmoignage d’Aulus Gellius, parlant de Scipion, fils de Paul, et par les anciennes Medailles des Romains et Gaulois, que nous voyons encore à present.

Nos François auoient donné à entendre aux Sauuagesses, que les femmes de ||182 France auoient de la barbe au menton, et leur auoient encore persuadé tout plein d’autres choses, que par honnesteté ie n’escris point icy, de sorte qu’elles estoient fort desireuses d’en voir ; mais nos Hurons ayans veu Madamoiselle Champlain en Canada, ils furent detrompez, et recogneurent qu’en effet on leur en auoit donné à garder. De ces particularitez on peut inferer que nos Sauuages ne sont point velus, comme quelques-vns pourraient penser. Cela appartient aux habitans des Isles Gorgades, d’où le Capitaine Hanno Carthaginois, rapporta deux peaux de femmes toutes velues, lesquelles il mit au Temple de Iuno par grande singularité, et me semble encor’ auoir oüy dire à vne personne digne de foy, d’en auoir veu vne à Paris toute semblable, qu’on y auoit apportée par grande rareté : et de là vient la croyance que plusieurs ont, que tous les Sauuages sont velus, bien qu’il ne soit pas ainsi, et que tres-rarement en trouue-t-on qui le soient.

Il arriua au Truchement des Epicerinys, qu’après auoir passé deux ans parmy eux, et que pensans le congratuler ils luy dirent : Et bien, maintenant que tu com-183||mences à bien parler nostre langue, si tu n’auois point de barbe, tu aurois desia presque autant d’esprit qu’vne telle Nation, luy en nommant vne qu’ils estimoient auoir beaucoup moins d’esprit qu’eux, et les François auoir encor’ moins d’esprit que cette Nation-là, tellement que ces bonnes gens-là nous estiment de fort petit esprit, en comparaison d’eux : aussi à tout bout de champ, et pour la moindre chose ils vous disent, Téondion, ou Tescaondion, c’est à dire, tu n’as point d’esprit ; Atache, mal-basty. A nous autres Religieux ils nous en disoient autant au commencement ; mais à la fin ils nous eurent en meilleure estime, et nous disoient au contraire : Cachia otindion, vous auez grandement d’esprit : Hoùandate danstan téhondion, et les Hurons n’en ont point ; Arondinhanne, ou Ahondiuoy issa, vous estes gens qui cognoissez les choses d’en-haut et surnaturelles, et n’auoient cette opinion ny croyance des autres François, en comparaison desquels ils estimoient leurs enfans plus sages et de meilleur esprit, tant ils ont bonne opinion d’eux-mesmes, et peu d’estime d’autruy.