Le Grand voyage du pays des Hurons/01/15

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Librairie Tross (p. 128-132).
184|| Humeur des Sauuages, et comme ils ont recours aux Deuins, pour recouurer les choses desrobées.

Chapitre XV.


E ntre toutes ces Nations il n’y en a aucune qui ne differe en quelque chose, soit pour la façon de se gouuerner et entretenir, ou pour se vestir et accommoder de leurs parures, chacune Nation se croyant la plus sage et mieux aduisée de toutes (car la voye du fol est tousiours droicte deuant ses yeux dict le Sage). Et pour dire ce qu’il me semble de quelques-vns, et lesquels sont les plus heureux ou miserables, ie tiens les Hurons, et autres peuples Sedentaires, comme la Noblesse : les Nations Algoumequines pour les Bourgeois, et les autres Sauuages de deçà comme Montagnets et Canadiens, les villageois et pauures du pays : et de faict, ils sont les plus pauures et necessiteux de tous, car encore ||185 que tous les Sauuages soient miserables, en tant qu’ils sont priuez de la cognoissance de Dieu, si ne sont-ils pas tousiours egalement miserables en la iouyssance des biens de cette vie, et en l’entretien et embellissement de ce corps miserable, pour lequel seul ils trauaillent et se peinent, et nullement pour l’ame, ny pour le salut.

Tous les Sauuages en general, on l’esprit et l’entendement assez bon, et ne sont point si grossiers et si lourdauds que nous nous imaginons en France. Ils sont d’vne humeur assez ioyeuse et contente, toutes-fois ils sont vn peu saturniens, ils parlent fort posément, comme se voulans bien faire entendre, et s’arrestent aussi-tost en songeans vn grande espace de temps, puis reprennent leur parole, et cette modestie est cause qu’ils appellent nos François femmes, lors que trop precipitez et boüillans en leurs actions, ils parlent tous à la fois, et s’interrompent l’vn l’autre. Ils craignent le des-honneur et le reproche, et sont excitez à bien faire par l’honneur ; d’autant qu’entr’eux celuy est tousiours honoré, et s’acquiert du renom, qui a faict quelque bel exploict.

186||Pour la libéralité, nos Sauuages sont loüables en l’exercice de cette vertu, selon leur pauureté : car quand ils se visitent les vns les autres, ils se font des presents mutuels : et pour monstrer leur galantise, ils ne marchandent point volontiers, et se contentent de ce qu’on leur baille honnestement et raisonnablement, mesprisans et blasmans les façons de faire de nos Marchands qui barguignent vne heure pour marchander vne peau de Castor : ils ont aussi la mansuetude et clemence en la victoire enuers les femmes et petits enfans de leurs ennemis, ausquels ils sauuent la vie, bien qu’ils demeurent leurs prisonniers pour seruir.

Ce n’est pas à dire pourtant qu’ils n’ayent de l’imperfection : car tout homme y est suiet, et à plus forte raison celuy qui est priué de la cognoissance d’vn Dieu et de la lumiere de la foy, comme sont nos Sauuages : car si on uient à parler de l’honnesteté et de la ciuilité, il n’y a de quoy les louer, puis qu’ils n’en pratiquent aucun traict, que ce que la simple Nature leur dicte et enseigne. Ils n’vsent d’aucun compliment parmy-eux, et sont fort-mal propres et mal nets en l’apprest de leurs ||187 viandes. S’ils ont les mains sales il les essuyent à leurs cheuueux, ou aux poils de leurs chiens, et ne les lauent iamais, si elles ne sont extremement sales : et ce qui est encore plus impertinent, ils ne font aucune difficulté de pousser dehors les mauuais vents de l’estomach parmy les repas, et en presence de tous. Ils sont aussi grandement addonnez à la vengeance et au mensonge, ils promettent aussi assez, mais ils tiennent peu : car pour auoir quelque chose de vous, ils sçauent bien flatter et promettre, et desrobent encore mieux, si ce sont Hurons, ou autres peuples Sedentaires, enuers les estrangers, c’est pourquoy il s’en faut donner de garde, et ne s’y fier qu’à bonnes enseignes, si on n’y veut estre trompé.

Mais si vn Huron a esté luy-mesme desrobé, et desire recouurer ce qu’il a perdu, il a recours à Loki ou Magicien, pour par le moyen de son sort auoir cognoissance de la chose perduë. On le faict donc venir à la Cabane, là où apres auoir ordonné des festins, il faict et pratique ses magies, pour descouurir et sçauoir qui a esté le voleur et larron, ce qu’il faict indubitablement, à ce qu’ils disent, si celuy qui a 188 || faict le larcin est alors present dans la mesme Cabane, et non s’il est absent. C’est pourquoy le François qui auoit pris des Rassades au bourg de To nchain, s’enfuit en haste en nostre Cabane, quand il vit arriuer Loki dans son logis, pour le suiet de son larcin, sans que nous ayons sceu, que quelques iours apres, qu’il s’estoit ainsi venu refugier chez-nous pour vn si mauuais acte que celui-là.

Pour ce qui est des Canadiens et Montagnets, ils ne sont point larrons (au moins ne l’auons-nous pas encore apperceu en nostre endroict) et les filles y sont pudiques et sages, tant en leurs paroles qu’en leurs actions, bien qu’il s’y en pourrait peut-estre trouuer entr’elles qui le seraient moins. Mais les Sauuages les plus honnestes et mieux appris que i’aye recogneu en vne si grande estenduë de pays, sont, à mon aduis, ceux de la Baye et contrée de Miskou, parlant en general ; car, en toute Nation, il y en a de particuliers qui surpassent en bonté et honnesteté, et les autres qui excedent en malice. I’y vis le Sauuage du bon Pere Sebastien Recollet, Aquitanois, qui mourut de faim, auec plusieurs Sauua-189||ges, vers sainct Iean, et la Baye de Miscou, pendant vn hyuer que nous demeurions aux Hurons, enuiron quatre cens lieuës esloignez de luy : mais il ne sentoit nullement son Sauuage en ses mœurs et façons de faire ; ains son homme sage, graue, doux et bien appris, n’approuuant nullement la legereté et inconstance qu’il voyoit en plusieurs de nos hommes, lesquels il reprenoit doucement en son silence et en sa retenue, aussi estoit-il vn des principaux Capitaines et chefs du pays.