Le Grand voyage du pays des Hurons/01/18

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Librairie Tross (p. 157-175).
225||De la croyance et joy des Sauuages, du Createur, et comme ils auoient recours à nos prieres en leurs necessitez.

Chapitre XVIII.


C iceron a dict, parlant de la nature des Dieux, qu’il n’y a gent si sauuage, si brutale ny si barbare, qui ne soit imbuë de quelque opinion d’iceux. Or comme il y a diuerses Nations et Prouinces barbares, aussi y a-il diuersité d’opinions et de croyance, pour ce que chacune se forge vn Dieu à sa poste. Ceux qui habitent vers Miskou et le port Royal, croyent en vn certain esprit, qu’ils appellent Cudoùagni, et disent qu’il parle souuent à eux, et leur dict le temps qu’il doit faire. Ils disent que quand il se courrouce contr’eux, il leur iette de la terre aux yeux. Ils croyent aussi quand ils trespassent, qu’ils vont és Estoilles, puis vont en de beaux champs verts, pleins 226|| de beaux arbres, fleurs et fruicts tres-somptueux.

Les Souriquois (à ce que i’ay appris) croyent veritablement qu’il y a vn Dieu qui a tout creé, et disent qu’apres qu’il eut faict toutes choses, qu’il prit quantité de flesches, et les mit en terre, d’où sortirent hommes et femmes, qui ont muliplié au monde jusqu’à present. En suitte de quoy, vn François demanda à vn Sagamo, s’il ne croyoit point qu’il y eust vn autre qu’vn seul Dieu : il respondit, que leur croyance estoit, qu’il y auoit vn seul Dieu, vn Fils, vne Mere, et le Soleil, qui estoient quatre ; neantmoins que Dieu estoit par dessus tous : mais que le Fils estoit bon, et le Soleil, à cause du bien qu’ils en receuoient : mais la Mere ne valoit rien, et les mangeoit, et que le Pere n’estoit pas trop bon.

Puis dict : Anciennement, il y eut cinq hommes qui s’en allerent vers le Soleil couchant, lesquels rencontrerent Dieu, qui leur demanda : Où allez-vous ? Ils respondirent : Nous allons chercher nostre vie. Dieu leur dit : Vous la trouuerez ici. Ils passerent plus outre, sans faire estat de ce que Dieu leur auoit dit, lequel prit vne pier-227||re et en toucha deux, qui furent transmuez en pierre. Et il demanda derechef aux trois autres : Où allez-vous ? et ils respondirent comme à la premiere fois ; et Dieu leur dit derechef : Ne passez plus outre, vous la trouuerez icy ; et voyans qu’il ne leur venoit rien, ils passerent outre, et Dieu prit deux bastons, et il en toucha les deux premiers, qui furent transmuez en bastons, et le cinquiesme s’arresta, ne voulant passer plus outre. Et Dieu luy demanda derechef : Où vas-tu ? Ie vay chercher ma vie. Demeure, et tu la trouueras. Il s’arresta, sans passer plus outre, et Dieu luy donna de la viande, et en mangea. Apres auoir faict bonne chere, il retourna auec les autres Sauuages, et leur raconta tout ce que dessus.

Ce Sagamo dit et raconta encore à ce François cet autre plaisant discours. Qu’vne autre-fois il y auoit vn homme qui auoit quantité de Tabac, et que Dieu dist à cet homme, et luy demanda où estoit son petunoir, l’homme le prit, et le donna à Dieu, qui petuna beaucoup, et après auoir bien petuné, il le rompit en plusieurs pieces ; et l’homme luy demanda : Pourquoy as-tu rompu mon petunoir, tu 228|| vois bien que ie n’en ay point d’autre ? Et Dieu en prit vn qu’il auoit et le luy donna, luy disant : En voilà vn que ie te donne, porte-le à ton grand Sagamo, qu’il le garde, et s’il le garde bien, il ne manquera point de chose quelconque, ny tous ses compagnons. Cet homme prit le petunoir qu’il donna à son grand Sagamo, et durant tout le temps qu’il l’eut, les Sauuages ne manquerent de rien du monde : mais que du depuis ledit Sagamo auoit perdu ce petunoir, qui est l’occasion de la grande famine qu’ils ont quelques-fois parmy-eux. Voylà pourquoy ils disent que Dieu n’est pas trop bon, et ils ont raison, puisque ce Demon qui leur apparoist en guise d’vn Dieu, est vn esprit de malice, qui ne s’estudie qu’à leur ruyne et perdition.

La croyance en general de nos Hurons (bien que très mal entendue par eux-mesmes, et en parlent fort diuersement ;) c’est que le Createur qui a faict tout ce monde, s’appelle Yoscaha, et en Canadien Ataouacan, lequel a encore sa Mere-grand’, nommée Ataensiq : leur dire qu’il n’y a point d’apparence qu’vn Dieu aye vne Mere grand’, et que cela se contrarie, ils demeurent sans replique, comme 229|| à tout le reste. Ils disent qu’ils demeurent fort loin, n’en ayans neantmoins autre marque ou preuue, que le recit qu’ils alleguent leur en auoir esté fait par vn Attiuoindaron, qui leur a faict croire l’auoir veu, et la marque de ses pieds imprimée sur vne roche au bord d’vne riuiere, et que sa maison ou cabane est faicte comme les leurs, y ayant abondance de bled, et de toute autre chose necessaire à l’entretien de la vie humaine. Qu’il seme du bled, trauaille, boit, mange et dort comme les autres. Que tous les animaux de la terre sont à luy et comme ses domestiques. Que de sa nature il est tres-bon, et donne accroissement à tout, et que tout ce qu’il faict est bien faict, et nous donne le beau temps, et toute autre chose bonne et prospere. Mais à l’opposite, que sa Mere-grand’est meschante, et qu’elle gaste souuent tout ce que son petit Fils a faict de bien. Que quand Yoscaha est vieil, qu’il rajeunit tout à vn instant, et deuient comme vn ieune homme de vingt-cinq à trente ans, et par ainsi qu’il ne meurt iamais, et demeure immortel, bien qu’il soit vn peu suiect aux nécessitez corporelles, comme nous autres.

230|| Or il faut noter, que quand on vient à leur contredire ou contester là-dessus, les vns s’excusent d’ignorance, et les autres s’enfuyent de honte, et d’autres qui pensent tenir bon s’embroüillent incontinent, et n’y a aucun accord ny apparence à ce qu’ils en disent, comme nous auons souuent veu et sceu par experience, qui faict cognoistre en effect qu’ils ne recognoissent et n’adorent vrayement aucune Dininité ny Dieu, duquel ils puissent rendre quelque raison, et que nous puissions sçauoir : car encore que plusieurs parlent en la louange de leur Yoscaha, nous en auons oüy d’autres en parler auec mespris et irreuerence.

Ils ont bien quelque respect à ces esprits, qu’ils appellent Oki ; mais ce mot Oki signifie aussi bien vn grand Diable, comme vn grand Ange, vn esprit furieux et demoniacle, comme vn grand esprit, sage, sçauant ou inuentif, qui faict ou sçait quelque chose par-dessus le commun ; ainsi nous y appelloient-ils souuent, pour ce que nous sçauions et leur enseignions des choses qui surpassoient leur esprit, à ce qu’ils disoient. Ils appellent aussi Oki leurs Medecins et Magiciens, voire mesmes 231|| leurs fols, furieux et endiablez. Nos Canadiens et Montagnets appellent aussi les leurs Pirotois et Manitous, qui signifie la mesme chose que Oki en Huron.

Ils croyent aussi qu’il y a de certains esprits qui dominent en vn lieu, et d’autres en vn autre : les vns aux riuieres, les autres aux voyages, aux traites, aux guerres, aux festins et maladies, et en plusieurs autres choses, ausquels ils offrent du petun, et font quelques sortes de prieres et ceremonies, pour obtenir d’eux ce qu’ils desirent. Ils m’ont aussi monstré plusieurs puissans rochers sur le chemin de Kebec, ausquels ils croyoient resider et presider vn esprit, et entre les autres ils m’en monstrerent vn à quelque cent cinquante lieues de là, qui auoit comme vne teste, et les deux bras esleuez en l’air, et au ventre ou milieu de ce puissant rocher, il y auoit vne profonde cauerne de tres-difficile accez. Ils me vouloient persuader et faire croire à toute force, auec eux, que ce rocher auoit esté vn homme mortel comme nous, et qu’esleuant les bras et les mains en haut, il s’estoit metamorphosé en cette pierre, et deuenu à succession de temps, vn si puissant rocher, lequel ils ont en veneration, 232|| et luy offrent du petun en passant par deuant auec leurs Canots, non toutes les fois, mais quand ils doutent que leur voyage doiue réussir, et luy offrant ce petun, qu’ils iettent dans l’eau contre la roche mesme, ils luy disent : Tiens, prends courage, et fay que nous fassions bon voyage, auec quelqu’autre parole que ie n’entends point : et le Truchement, duquel nous auons parlé au chapitre precedent, nous a asseuré d’auoir fait vne fois vne pareille offrande auec eux (dequoy nous le tançasmes fort) et que son voyage luy fut plus profitable qu’aucun autre qu’il ait iamais faict en ces pays-là. C’est ainsi que le Diable les amuse, les maintient et conserue dans ses filets, et en des superstitions estranges, en leur prestans ayde et faueur, selon la croyance qu’ils luy ont en cecy, comme aux autres ceremonies et sorceleries que leur Oki obserue, et leur faict obseruer, pour la guerison de leurs maladies, et autres necessitez, n’offrans neantmoins aucune priere ny offrande à leur Yoscaha (au moins que nous ayons sceu), ains seulement à ces esprits particuliers, que ie viens de dire, selon les occasions.

Ils croyent les ames immortelles : et 233|| partans de ce corps, qu’elles s’en vont aussi-tost dancer et se resiouyr en la presence d’Yoscaha, et de sa Mere-grand’ Ataensiq, tenans la route et le chemin des Estoilles, qu’ils appellent Atiskein andahatey, le chemin des ames, que nous appelons la voye lactée, ou l’escharpe estoilée, et les simples gens le chemin de sainct Iacques. Ils disent que les ames des chiens y vont aussi, tenans la route de certaines estoilles, qui sont proches voysines du chemin des ames, qu’ils appellent Gagnenon andahatey, c’est à dire, le chemin des chiens, et nous disoient que ces ames, bien qu’immortelles, ont encore en l’autre vie les mesmes necessitez du boire et du manger, de se vestir et labourer les terres, qu’elles auoient lors qu’elles estoient encore reuestuës de ce corps mortel. C’est pourquoy ils enterrent ou enferment auec les corps des deffuncts, de la galette, de l’huile, des peaux, haches, chaudieres et autres outils ; pour à celle fin que les ames de leurs perents, à faute de tels instrumens, ne demeurent pauures et necessiteuses en l’autre vie : car ils s’imaginent et croyent que les ames de ces chaudieres, haches, cousteaux, et tout ce qu’ils leur de-234||dient, particulierement à la grande feste des Morts, s’en vont en l’autre vie seruir les ames des deffuncts, bien que le corps de ces peaux, haches, chaudieres, et de toutes les autres choses dediées et offertes, demeurent et restent dans les fosses et les bieres, auec les os des trespassez, c’estoit leur ordinaire response, lors que nous leur disions que les souris mangeoient l’huile et la galette, et la roüille et pourriture les peaux, haches et autres instruments qu’ils enseuelissoient et mettoient auec les corps de leurs parens et amis dans le tombeau.

Entre les choses que nos Hurons ont le plus admiré, en les instruisant, estoit qu’il y eust vn Paradis au dessus de nous, où fussent tous les bien-heureux auec Dieu, et vn Enfer sousterrain, où estoient tourmentées auec les Diables en vn abysme de feu, toutes les ames des meschants, et celles de leurs parens et amis deffuncts, ensemblement auec celles de leurs ennemis, pour n’auoir cogneu ny adoré Dieu nostre Createur, et pour auoir meiné vne vie si mauuaise et vescu auec tant de dissolution et de vices. Ils admiroient aussi grandement l’Escriture, par laquelle, ab-235||sent, on se faict entendre où l’on veut ; et tenans volontiers nos liures, après les auoir bien contemplez, et admiré les images et les lettres, ils s’amusoient à en compter les fueillets.

Ces pauures gens ayans par plusieurs fois experimenté le secours et l’assistance que nous leur promettions de la part de Dieu, lors qu’il viuroient en gens de bien, et dans les termes que leur prescriuions : Ils auoient souuent recours à nos prieres, soit, ou pour les malades, ou pour les iniures du temps, et aduoüoient franchement qu’elles auoient plus d’efficace que leurs ceremonies, coniurations et tous les tintamarres de leurs Medecins, et se resiouyssoient de nous oüir chanter des Hymnes et Pseaumes à leur intention, pendant lesquels (s’ils s’y trouuoient presens) ils gardoient estroictement le silence, et se rendoient attentifs, pour le moins au son et à la voix, qui les contentoit fort. S’ils se presentoient à la porte de nostre Cabane, nos prieres commencées, ils auoient patience, ou s’en retournoient en paix, sçachans desia que nous ne deuions pas estre diuertis d’vne si bonne action, et que d’entrer par importunité estoit chose estimée 236|| inciuile, mesme entr’eux, et vn obstacle aux bons effects de la priere, tellement qu’ils nous donnoient du temps pour prier Dieu, et pour vacquer en paix à nos offices diuins. Nous aydant en cela la coustume qu’ils ont de n’admettre aucun dans leurs Cabanes lors qu’ils chantent les malades, ou que les mots d’vn festin ont été prononcez.

Auoindaon, grand Capitaine de Quieunonascaran, auoit tant d’affection pour nous, qu’il nous seruoit comme de Pere Syndiq dans le pays, et nous voyoit aussi souuent qu’il croyoit ne nous estre point importun, et nous trouuans par-fois à genoüils prians Dieu, sans dire mot, il s’agenoüilloit auprès de nous, ioignoit les mains, et ne pouuant d’auantage, il taschoit serieusement de contrefaire nos gestes et postures, remuant les leures, et esleuant les mains et les yeux au Ciel, et y perseueroit iusques à la fin de nos Offices, qui estoient assez longues, et luy aagé d’enuiron soixante et quinze ans. O mon Dieu, que cet exemple deuroit confondre de Chrestiens ! et que nous dira ce bon vieillard Sauuage, non encore baptisé, au iour du jugement, de nous 237|| voir plus negligens d’aymer et seruir vn Dieu, que nous cognoissons, et duquel nous receuons tant de grâces tous les iours, que luy, qui n’auoit iamais esté instruit que dans l’escole de la Gentilité, et ne le cognoissoit encore qu’au trauers les espaisses tenebres de son ignorance ? Mon Dieu, resueillez nos tiedeurs, et nous eschauffez de vostre diuin amour. Ce bon vieillard, plein d’amitié et de bonne volonté, s’offrit encore de venir coucher auec moy dans nostre Cabane, lors qu’en l’absence de mes Confreres i’y restois seul la nuict. Ie luy demandois la raison, et s’il croyoit m’obliger en cela, il me disoit qu’il apprehendoit quelque accident pour moy, particulierement en ce temps que les Yroquoîs estoient entrez dans leurs pays, et qu’ils me pourroient aysement prendre, ou me tuer dans nostre Cabane, sans pouuoir estre secouru de personne, et que de plus les esprits malins qui les inquietoient me pourroient aussi donner de la frayeur, s’ils venoient à s’apparoistre à moy, ou à me faire entendre de leurs voix. Ie le remerciois de sa bonne volonté, et l’asseurois que le n’auois aucune apprehension, ny des Yroquois, ny des es-238||prits malins, et que ie voulois demeurer seul la nuict dans nostre Cabane, en silence, prieres et oraisons. Il me repliquoit : Mon Nepueu, ie ne parleray point, et prieray Iesvs auec toy, laisse-moy seulement en ta compagnie pour cette nuict, car tu nous es cher, et crains qu’il ne t’arriue du mal, ou en effect, ou d’apprehension. Ie le remerciois derechef, et le renuoyois au bourg, et moy ie demeurois seul en paix et tranquillité.

Nous baptizasmes vne femme malade en nostre bourg, qui ressentit et tesmoigna sensiblement de grands effects du sainct Baptesme : il y auoit plusieurs iours qu’elle n’auoit mangé, estant baptizée aussi tost l’appétit luy reuint, comme en pleine santé, par l’espace de plusieurs iours, apres lesquels elle rendit son ame à Dieu, comme pieusement nous pouuons croire ; elle repetoit souuent à son mary, que lors qu’on la baptisoit, qu’elle ressentoit en son ame vne si douce et suaue consolation, qu’elle ne pouuoit s’empescher d’auoir continuellement les yeux esleuez au Ciel, et eust bien voulu qu’on eust peu lui reiterer encore vne autre fois le sainct Baptesme, pour pouuoir ressentir derechef cette 239 || consolation interieure, et la grande grace et faueur que ce Sacrement luy auoit communiquée. Son mary, nommé Ongyata, tres-content et ioyeux, nous en a tousiours esté du depuis fort affectionné, et desiroit encore estre faict Chrestien, auec beaucoup d’autres ; mais il falloit encore vn peu temporiser, et attendre qu’ils fussent mieux fondez en la cognoissance et croyance d’vn Iesus-Christ crucifié pour nous, et à vne vraye resignation, renonciation, abandonnement et mespris de toutes leurs folles ceremonies, et en la hayne de tous leurs vices et mauuaises habitudes : pource que ce n’est pas assez d’estre baptizé pour aller en Paradis ; mais il faut de plus viure Chrestiennement, et dans les termes et les loix que Dieu et son Eglise nous ont prescrites : autrement il n’y a qu’vn Enfer pour les mauuais, et non point vn Paradis. Et puis ie diray auec verité, que si on n’establit des Colonies de bons et vertueux Catholiques dans tous ces pays Sauuages, que iamais le Christianisme n’y sera bien affermy, encore que des Religieux s’y donnassent toutes les peines du monde : car autre chose est d’auoir affaire à des peu-||240ples policez, et autre chose est de traiter auec des peuples Sauuages, qui ont plus besoin d’exemple d’vne bonne vie, pour s’y mirer, que de grand’ Theologie pour s’instruire, quoy que l’vn et l’autre soit nécessaire. Et par ainsi nos Peres ont faict beaucoup d’en auoir baptizé plusieurs, et d’en auoir disposé vn grand nombre à la foy et au Christianisme.

Et puis que nous sommes sur le suiet du sainct Baptesme, ie ne passeray sous silence, qu’entre plusieurs Sauuages Canadiens, que nos Peres y ont baptisez, soit de ceux qu’ils ont fait conduire en France, ou d’autres qu’ils ont baptisez et retenus sur les lieux, les deux derniers meritent de vous en dire quelque chose. Le Pere Ioseph le Caron, Superieur de nostre Conuent de sainct Charles, nourrissoit et esleuoit, pour Dieu, deux petits Sauuages Canadiens, l’vn desquels, fils du Canadien que nous sur-nommons le Cadet, apres avoir esté bien instruit en la foy et doctrine Chrestienne, se resolut de viure à l’aduenir, suyuant la loi que nos Peres lui auoient enseignée, et auec instance demanda le sainct Baptesme ; mais à mesme 241 temps qu’il eut consenty et résolu de se 241|| faire baptizer, le Diable commença de le tourmenter, et s’apparoistre à luy en diuerses rencontres : de sorte qu’il le pensa vne fois estouffer, si par prieres à Dieu, Reliquaires, et par eau beniste on ne luy eust bridé son pouuoir : et comme on luy iettoit de cet’ eau, ce pauure petit garçon voyoit ce malin esprit s’enfuyr d’vn autre costé et monstroit à nos Peres l’endroict et le lieu où il estoit, et disoit asseurement que ce malin auoit bien peur de cet’ eau : tant y a, que depuis le iour de Pasques, que le Diable l’assaillit pour la premiere fois, iusques à la Pentecoste qu’il fut baptizé, ce pauure petit Sauuage fut en continuelle peine et apprehension, et auec larmes supplioit tousiours nos Peres de le vouloir baptizer, et le faire quitte de ce meschant ennemy, duquel il receuoit tant d’ennuys et d’effrois.

Le iour de son Baptesme, nos Religieux firent vn festin à tous les parens du petit garçon de quantité de pois, de prunes, et de quelqu’autre menestre, boüillies et cuites ensemble dans vne grande chaudière. Et comme le Pere Joseph leur eut faict vne harangue sur la cérémonie, vertu et necessité du sainct Baptesme, il 242|| arriva à quelques iours de là, qu’vn d’eux venant à tomber malade, il eut si peur de mourir sans estre baptizé, qu’il le demanda maintes-fois, et auec tres-grande instance : si que se voyant pressé du mal, il disoit que s’il n’estoit baptizé, qu’il en imputeroit la faute à ceux qui luy refusoient, tellement qu’vn de nos Religieux, nommé Frère Geruais, auec l’aduis de tous les François qui se trouuerent là presens, luy conféra le sainct Baptesme, et le mit en repos. Il s’est monstré du depuis si feruent obseruateur de ce qui luy a esté enseigné, qu’il s’est librement faict quitte de toutes les bagatelles et superstitions dont le Diable les amuse, et mesme n’a permis qu’aucun de leurs Pirotois fist plus aucune diablerie autour de luy comme ils auoient accoustumé.

Enuiron les mois d’Auril et de May, les pluyes furent tres-grandes, et presque continuelles (au contraire de la France, qui fut fort seiche cette année-là) de sorte que les Sauuages croyoient asseurement que tous leurs bleds deussent estre perdus et pourris, et dans cette affliction ne sçauoient plus à qui auoir recours, sinon à nous : car desia toutes leurs ceremonies et 243|| superstitions auoient esté faictes et obseruées sans aucun profit. Ils tindrent donc conseil entre tous les plus anciens, pour aduiser à vn dernier et salutaire remede, qui n’estoit pas vrayement sauuage ; mais digne d’vn tres-grand esprit, et esclairé d’vne nouuelle lumiere du Ciel, qui estoit de faire apporter vn tonneau d’escorce de mediocre grandeur, au milieu de la Cabane du grand Capitaine où se tenoit le conseil, et d’arrester entr’eux que tous ceux du bourg, qui auoient vn champ de bled ensemencé, en apporteroient là une escuellée de leur Cabane, et ceux qui auroient deux champs, en apporteroient deux escuellées, et ainsi des autres, puis l’offriroient et dedieroient à l’vn de nous trois, pour l’obliger auec les deux autres Confreres, de prier Dieu pour eux. Cela estant faict, ils me choisissent, et m’envoyent prier par un nommé Grenole, d’aller au conseil, pour me communiquer quelque affaire d’importance, et aussi pour recevoir vn tonneau de bled qu’ils m’auoient dedié. Auec l’aduis de mes Confreres ie m’y en allay, et m’assis au conseil auprés du grand Capitaine, lequel me dit : Mon Nepueu, nous t’auons en-244||uoyé querir, pour t’aduiser que si les pluyes ne cessent bien-tost, nos bleds seront tous perdus, et toy et tes Confreres avec nous, mourrons tous de faim ; mais comme vous estes gens de grand esprit, nous auons eu recours à vous, et esperons que vous obtiendrez de vostre Pere qui est au Ciel, quelque remede et assistance à la necessité qui nous menace. Vous nous auez tousiours annoncé qu’il estoit tres-bon, et qu’il estoit le Createur, et auoit tout pouuoir au Ciel et en la terre ; si ainsi est qu’il soit tout-puissant et tres-bon, et qu’il peut ce qu’il veut, il peut donc nous retirer de nos miseres, et nous donner vn temps propre et bon : prie-le donc, auec tes deux autres Confreres, de faire cesser les pluyes, et le mauuais temps, qui nous conduit infailliblement dans la famine, s’il continue encore quelque temps, et nous ne te serons pas ingrats : car voylà desia vn tonneau de bled que nous t’auons dedié, en attendant mieux. Son discours finy, et ses raisons deduites, ie luy remonstray que tout ce que nous leur auions dit et enseigné estoit tres-veritable, mais qu’il estoit à la liberté d’vn pere d’exaucer ou reietter les prieres de son enfant, 245|| et que pour chastier, ou faire grace et misericorde, il estoit tousiours la mesme bonté, y ayant autant d’amour au refus qu’à l’octroy ; et luy dis pour exemple : Voilà deux de tes petits enfans, Andaracouy et Aroussen, quelques fois tu leur donnes ce qu’ils te demandent, et d’autres fois non ; que si tu les refuses et les laisses contristez, ce n’est pas pour hayne que tu leur portes, ny pour mal que tu leur vueilles ; ains pour ce que tu iuges mieux qu’eux que cela ne leur est pas propre, ou que ce chastiment leur est necessaire. Ainsi en vse Dieu nostre Pere tres-sage, enuers nous ses petits enfans et seruiteurs. Ce Capitaine vn peu grossier, en matiere spirituelle, me répliqua, et dist : Mon Nepueu, il n’y a point de comparaison de vous à ces petits enfans : car n’ayans point d’esprit, ils font souuent de folles demandes, et moi qui suis pere sage, et de beaucoup d’esprit, ie les exauce ou refuse avec raison. Mais pour vous, qui estes grandement sages, et ne demandez rien inconsiderement, et qui ne soit tres-bon et equitable, vostre Pere qui est au Ciel, n’a garde de vous esconduire : que s’il ne vous exauce, et que nos bleds viennent à pourrir, 246|| nous croyrons que vous n’estes pas veritables, et que Iesus n’est point si bon ny si puissant que vous dites. Ie luy repliquay tout ce qui estoit necessaire là-dessus, et luy remis en memoire que desia en plusieurs occasions ils auoient experimenté le secours d’vn Dieu et d’vn Créateur, si bon et pitoyable, et qu’il les assisteroit encore à cette presente et pressante necessité, et leur donnerait du bled plus que suffisamment, pourueu qu’ils nous voulussent croire, et quittassent leurs vices, et que si Dieu les chastioit par-fois, c’estoit parce qu’ils estoient tousiours vicieux, et ne sortoient point de leurs mauuaises habitudes, et que s’ils se corrigeoient, ils luy seroient agreables, et les traiterait apres comme ses enfants.

Ce bon homme prenant goust à tout ce que ie luy disois, me dist : O mon Nepueu ! ie veux donc estre enfant de Dieu, comme toy. Ie luy respondis, tu n’en es point encore capable. O mon Oncle ! il faut encore vn peu attendre que tu te sois corrigé : car Dieu ne veut point d’enfant s’il ne renonce aux superstitions, et qu’il ne se contente de sa propre femme sans aller aux autres, et si tu le fais nous 247|| te baptizerons, et apres ta mort ton ame s’en ira bien-heureuse auec luy. Le conseil acheué, le bled fut porté en nostre Cabane, et m’y en retournay, où i’aduertis mes Confreres de tout ce qui s’estoit passé, et qu’il falloit serieusement et instamment prier Dieu pour ce pauure peuple, à ce qu’il daignast les regarder de son œil de misericorde, et leur donnast un temps propre et nécessaire à leurs bleds, pour de là les faire admirer ses merueilles. Mais à peine eusmes-nous commencé nos petites prieres, et esté processionnellement à l’entour de nostre petite Cabane, en disans les Litanies, et autres prieres et deuotions, que nostre Seigneur tres-bon et misericordieux fist à mesme temps cesser les pluyes : tellement que le Ciel, qui auparauant estoit par tout couuert de nuées obscures, se fist serain, et toutes ces nuées se ramasserent comme vn globe au dessus de la ville, et puis tout à coup cela se fondit derriere les bois, sans qu’on en aperceust iamais tomber vne seule goutte d’eau ; et ce beau temps dura enuiron trois sepmaines, au grand contentement, et estonnement et admiration des Sauuages, qui satisfaits d’vne telle faueur celeste, nous 248|| en restèrent fort affectionnez, auec deliberation de faire passer en conseil, que de là en auant, ils nous appelleroient leurs Peres spirituels, qui estoit beaucoup gaigné sur eux, et suiet à nous de rendre infinies graces à Dieu, qui daigne faire voir ses merueilles quand il luy plaist, et est expedient à sa gloire.

Du depuis les Sauuages nous eurent vne telle croyance, et auoient tant d’opinions de nous, que cela nous estoit à peine, pour ce qu’ils inferoient de là et s’imaginoient que Dieu ne nous esconduiroit iamais d’aucune chose que luy demandassions, et que nous pouuions tourner le Ciel et la terre à nostre volonté (par maniere de dire ;) c’est pourquoy qu’il leur en falloit faire rabattre de beaucoup, et les aduiser que Dieu ne fait pas tousiours miracle, et que nous n’estions pas dignes d’estre tousiours exaucez.

Il m’arriua un iour qu’estant allé visiter vn Sauuage de nos meilleurs amis, grandement bon homme, et d’vn naturel qui sentoit plustost son bon Chrestien, que non pas son Sauvage : Comme ie discourois auec luy, et pensois monstrer nostre cachet, pour luy en faire admirer l’Image, 249|| qui estoit de la saincte Vierge, vne fille subtilement s’en saisit, et le ietta de costé dans les cendres, pensant par après le ramasser pour elle. I’estois marry que ce cachet m’auoit esté ainsi pris et desrobé, et dis à cette fille que ie soupçonnois : Tu te ris et te mocques à present de mon cachet que tu as desrobé ; mais sçache, que s’il ne m’est rendu, que tu pleureras demain, et mourras bien-tost : car Dieu n’ayme point les larrons, et les chastie ; ce que ie disois simplement, et pour l’intimider et faire rendre son larrecin, comme elle fist à la fin, l’ayant moy-mesme ramassé du lieu où elle l’auoit ietté. Le lendemain à heure de dix heures, estant retourné voir mon Sauuage, ie trouuay cette fille toute esplorée et malade, auec de grands vomissemens qui la tourmentaient : estonné et marry de la voir en cet estat, ie m’informay de la cause de son mal, et de ses pleurs, l’on me dist que c’estoit le mal que ie luy auois predit, et qu’elle estoit sur le poinct de se faire reconduire à la Nation du Petun, d’où elle estoit, pour ne point mourir hors de son pays : ie la consolay alors, et luy dis qu’elle n’eust plus de peur, et qu’elle ne mourroit point pour ce coup, 250|| ny n’en seroit pas d’auantage malade, puis que ce cachet auoit esté retrouué ; mais qu’elle aduisast vne autre fois de n’estre plus meschante, et de ne plus desrober, puis que cela desplaisoit au bon Iesvs ; et alors elle me demanda derechef si elle n’en mourroit point, et apres que ie l’en eus asseurée, elle resta entierement guerie et consolée, et ne parla plus de s’en retourner en son pays, comme elle faisoit auparauant, et vescut plus sagement à l’aduenir.

Comme ils estimoient que les plus grands Capitaines de France estoient doüez d’vn plus grand esprit, et qu’ayans vn si grand esprit, eux seuls pouuoient faire les choses les plus difficiles : comme haches, cousteaux, chaudieres, etc., ils inferoient de là, que le Roy (comme le plus grand Capitaine et le chef de tous) faisoit les plus grandes chaudieres, et nous tenans en cette qualité de Capitaines, ils nous en presentoient quelques-fois à r’accommoder, et nous supplioient aussi de faire pencher en bas les oreilles droictes de leurs chiens, et de les rendre comme celles de ceux de France qu’ils auoient veus à Kebec : mais ils se mesprenoient, et 251|| nous supplioient en vain, comme de nous estre importuns d’aller tuer le Tonnerre, qu’ils pensoient estre vn oyseau, nous demandans si les François en mangeoient, et s’il auoit bien de la graisse, et pourquoy il faisoit tant de bruit : mais le leur donnay à entendre (selon ma petite capacité) comme et en quoy ils se trompoient, et qu’ils ne deuoient penser si bassement des choses ; dequoy ils resterent fort contents et aduoüoient auec vn peu de honte leur trop grande simplicité et ignorance.

Les Sauuages, non plus que beaucoup de simples gens, ne s’estoient iamais imaginé que la terre fust ronde et suspendue, et que l’on voyageast à l’entour du monde, et qu’il y eust des Nations au dessous de nous, ny mesme que le Soleil fist son cours à l’entour : mais pensoient que la terre fust percée, et que le Soleil entroit par ce trou quand il se couchoit, et y demeuroit caché iusqu’au lendemain matin qu’il sortoit par l’autre extremité, et neantmoins ils comprenoient bien qu’il estoit plustost nuict en quelques pays, et plustost iour en d’autres : car vn Huron venant d’vn long voyage, nous dist en nostre Cabane, qu’il estoit desia nuict en la con-252||trée d’où il venoit, et neantmoins il estoit plein Esté aux Hurons, et pour lors enuiron les quatre ou cinq heures après midy seulement.