Le Grand voyage du pays des Hurons/01/19

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Librairie Tross (p. 176-183).
Des ceremonies qu’ils obseruent à la pesche.

Chapitre XIX.


C esireux de voir les ceremonies et façons ridicules qu’ils obseruent à la pesche du grand poisson, qu’ils appellent Assihendo, qui est vn poisson gros comme les plus grandes moluës, mais beaucoup meilleur, je partis de Quieunonascaran, auec le Capitaine Auoindaon, au mois d’Octobre, et nous embarquasmes sur la mer douce dans vn petit Canot, moy cinquiesme, et prismes la route du costé du Nord, où, apres auoir long temps nauigé et aduancé dans la mer, nous nous arrestables et prismes terre dans vne Isle commode pour la pesche, et y cabanasmes proche de plusieurs mesnages qui s’y estoient desia accommodez pour le mes-253||me suiet de la pesche. Dés le soir de nostre arriuée, on fist festin de deux grands poissons, qui nous auoient esté donnez par vn des amis de nostre Sauuage, en passant deuant l’Isle où il peschoit : car la coustume est entr’eux, que les amis se visitans les vns les autres au temps de la pesche, de se faire des presens mutuels de quelques poissons. Nostre Cabane estant dressée à l’Algoumequine, chacun y choisit sa place, aux quatre coins estoient les quatre principaux, et les autres en suite, arrangez, les vns ioignans les autres, assez pressez. On m’auoit donné vn coin dés le commencement ; mais au mois de Nouembre, qu’il commence à faire vn peu de froid, ie me mis plus au milieu, pour pouuoir participer à la chaleur des deux feux que nous auions, et ceday mon coin à vn autre. Tous les soirs on portoit les rets enuiron demye-lieuë, ou vne lieuë auant dans le Lac, et le matin à la poincte du iour on les alloit leuer, et rapportoit-on tousiours quantité de bons gros poissons ; comme Assihendos, Truites, Esturgeons, et autres qu’ils esuentroient, et leur ouuroient le ventre comme l’on faict aux Moluës, puis les estendoient sur des rat-254||teliers de perches dressez exprez, pour les faire seicher au Soleil : que si le temps incommode, et les pluyes empeschent et nuysent à la seicheresse de la viande ou du poisson, on les faict boucaner à la fumée sur des clayes ou sur des perches, puis on serre le tout dans des tonneaux, de peur des chiens et des souris, et cela leur sert pour festiner, et pour donner goust a leur potage, principalement en temps d’hyuer.

Quelques fois on reseruoit des plus gros et gras Assihendos, qu’ils faisoient fort bouillir et consommer en de grandes chaudieres pour en tirer l’huile, qu’ils amassoient auec vne cueillier par-dessus le boüillon, et la serroient en des bouteilles qui ressembloient à nos calbasses : cette huile est aussi douce et agréable que beurre fraiz, aussi est-elle tirée d’vn tres-bon poisson, qui est incogneu aux Canadiens, et encore plus icy. Quand la pesche est bonne, et qu’il y a nombre de Cabanes, on ne voit que festins et banquets mutuels et réciproques, qu’ils se font les vns aux autres, et se resioüissent de fort-bonne grace par ensemble, sans dissolution. Les festins qui se font dans les villages et les bourgs sont par-fois bons ; mais ceux qui255||se font à la pesche et à la chasse sont les meilleurs de tous.

Ils prennent sur tout garde de ne ietter aucune arreste de poissson dans le feu, et y en ayant ietté ils m’en tancerent fort, et les en retirerent promptement, disans que ie ne faisois pas bien, et que ie serois cause qu’ils ne prendroient plus rien ; pour ce qu’il y auoit de certains esprits, ou les esprits des poissons mesmes, desquels on brusloit les os, qui aduertiroient les autres poissons de ne se pas laisser prendre, puis qu’on brusloit leurs os. Ils ont la mesme superstition à la chasse du Cerf, de l’Eslan, et des autres animaux, croyans que s’il en tomboit de la graisse dans le feu, ou que quelques os y fussent iettez, qu’ils n’en pourraient plus prendre. Les Canadiens ont aussi cette coustume de tuer tous les Eslans qu’ils peuuent attraper à la chasse, craignans qu’en en espargnant ou en hissant aller quelqu’vn, il n’allast aduertir les autres de fuyr et se cacher au loin, et ainsi en laissent par-fois pourrir et gaster sur la terre, quand ils en ont desia assez pour leur prouision, qui leur feroient bon besoin en autre temps, pour les grandes disettes qu’ils souffrent souuent, particu-256||lierement quand les neiges sont basses auquel temps ils ne peuuent, que tres-difficilement, attraper la beste, et encore en danger d’en estre enfoncé.

Vn iour, comme ie pensois brusler au feu le poil d’vn Escureux, qu’vn Sauuage m’auoit donné, ils ne le voulurent point souffrir, et me l’enuoyerent brusler dehors, à cause des rets qui estoient pour lors dans la Cabane : disans qu’autrement elles le diroient aux poissons. Ie leur dis que les rets ne voyoient goutte ; ils me respondirent que si, et mesme qu’elles entendoient et mangeoient. Donne-leur donc de ta Sagamité, leur dis-je. Vn autre me répliqua : Ce sont les poissons qui leur donnent à manger, et non point nous. Ie tançay vne fois les enfans de la Cabane, pour quelques vilains et impertinents discours qu’ils tenoient : il arrina que le lendemain matin ils prindrent fort peu de poisson, ils l’attribuerent à cette reprimande qui auoit esté rapportée par les rets aux poissons.

Vn soir, que nous discourions des animaux du pays, voulans leur faire entendre que nous auions en France des lapins et levraux, qu’ils appellent Quieutonmalisia, 257|| ie leur en fis voir la figure par le moyen de mes doigts, en la clairté du feu qui en faisoit donner l’ombrage contre la Cabane : d’auenture et par hazard on prit le lendemain matin, du poisson beaucoup plus qu’à l’ordinaire, ils creurent que ces figures en auoient esté la cause, tant ils sont simples, me priant au reste de prendre courage, et d’en faire tous les soirs de mesme, et de leur apprendre, ce que ie ne voulus point faire, pour n’estre cause de cette superstition, et pour n’adherer à leur folie.

En chacune des Cabanes de la Pesche, il y a ordinairement vn Prédicateur de poisson, qui a accoustumé de faire vn sermon aux poissons, s’ils sont habiles gens ils sont fort recherchez, pource qu’ils croyent que les exhortations d’vn habile homme ont vn grand pouuoir d’attirer les poissons dans leurs rets. Celuy que nous auions s’estimoit vn des premiers, aussi le faisoit-il beau voir se demener, et de la langue et des mains quand il preschoit, comme il faisoit tous les iours après souper, après auoir imposé silence, et faict ranger vn chacun en sa place, couché de leur long sur le dos, et le ventre 258|| en haut comme luy. Son Theme estoit : Que les Hurons ne bruslent point les os des poissons, puis il poursuyuoit en suite auec des affections non-pareilles, exhortoit les poissons, les coniuroit, les inuitoit et les supplioit de venir, de se laisser prendre, et d’auoir bon courage, et de ne rien craindre, puis que c’estoit pour seruir à de leurs amis, qui les honorent, et ne bruslent point leurs os. Il en fit aussi vn particulier à mon intention, par le commandement du Capitaine, lequel me disoit apres. Hé bien ! mon Nepueu, voylà-il pas qui est bien ? Ouy, mon Oncle, à ce que tu dis, luy respondis-ie ; mais toy, et tous vous autres Hurons, auez bien peu de iugement, de penser que les poissons entendent et ont l’intelligence de vos sermons et de vos discours.

Pour auoir bonne pesche ils bruslent aussi parfois du petun, en prononçans de certains mots que ie n’entends pas. Ils en iettent aussi à mesme intention dans l’eau à de certains esprits qu’ils croyent y présider, ou plustost à l’ame de l’eau (car ils croyent que toute chose materielle et insensible a vne ame qui entend) et la prient à leur maniere accoustumée, d’auoir bon courage, et 259|| faire en sorte qu’ils prennent bien du poisson.

Nous trouuasmes dans le ventre de plusieurs poissons, des ains faits d’vn morceau de bois, accommodez auec vn os qui seruoit de crochet, lié fort proprement auec de leur chanvre ; mais la corde trop foible pour tirer à bord de si gros poissons, auoit faict perdre et la peine et les ains de ceux qui les auoient iettez en mer : car veritablement il y a dans cette mer douce des Esturgeons, Assihendos, Truites et Brochets si monstrueusement grands, qu’il ne s’en voit point ailleurs de plus gros, non plus que de plusieurs autres especes de poissons qui nous sont icy incogneus. Et cela ne nous doit estre tiré en doute, puis que ce grand Lac, ou mer douce des Hurons, est estimé auoir trois ou quatre cens lieues de longueur, de l’Orient à l’Occident, et enuiron cinquante de large, contenant vne infinité d’Isles, ausquelles les Sauuages cabanent quand ils vont à la pesche, ou en voyage aux autres Nations qui bordent cette mer douce. Nous iettasmes la sonde vers nostre bourg, assez proche de terre en vn cul-de-sac, et trouuasmes quarante-huict 260|| brasses d’eau ; mais il n’est pas d’vne egale profondeur par tout : car il l’est plus en quelque lieu, et moins de beaucoup en d’autre.

Lors qu’il faisoit grand vent, nos Sauuages ne portoient point leurs rets en l’eau, par ce qu’elle s’esleuoit et s’enfloit alors trop puissamment, et en temps d’vn vent mediocre, ils estoient encore tellement agitez, que c’estoit assez pour me faire admirer, et grandement louer Dieu que ces pauures gens ne perissoient point, et sortoient auec de si petits Canots du milieu de tant d’ondes et de vagues furieuses, que ie contemplois à dessein du haut d’vn rocher, où ie me retirois seul tous les iours, ou dans l’espaisseur de la forest pour dire mon Office, et faire mes prieres en paix.

Cette Isle estoit assez abondante en gibier, Outardes, Canards, et autres oyseaux de riuiere : pour des Escureux il y en auoit telle quantité, de Suisses, et autres communs, qu’ils endommageoient grandement la seicherie du poisson, bien qu’on taschast de les en chasser par la voix, le bruit des mains, et à coups de flesches, et estans saouls ils ne faisoient que ioüer et 261|| courir les vns apres les autres, soir et matin. Il y auoit aussi des Perdrix, vne desquelles s’en vint vn iour tout contre moy en vn coin où ie disois mon Office, et m’ayant regardé en face s’en retourna à petit pas comme elle estoit venue, faisant la roue comme vn petit coq d’Inde, et tournant continuellement la teste en arrière, me regardoit et contemploit doucement sans crainte, aussi ne voulus-ie point l’espouuenter ny mettre la main dessus, comme ie pouuois faire, et la laissay aller.

Vn mois et plus s’estant escoulé, et le grand poisson changeant de contrée, il fut question de trousser bagage, et retourner chacun en son village : vn matin que l’on pensoit partir, la mer se trouua fort haute, et les Sauuages timides n’osans se hazarder dessus, me vindrent trouuer, et me supplierent de sortir de la Cabane pour voir la mer, et leur dire ce qu’il m’en sembloit, et ce qu’il estoit question de faire ; pour ce que tous les Sauuages ensemble s’estoient resolus de faire en cela tout ce que ie leur dirois et conseillerois. I’auois desia veu la mer ; mais pour les contenter il me fallut derechef sortir dehors, pour considérer s’il y auoit peril de s’embarquer 162|| ou non. O bonté infinie de nostre Seigneur, il me semble que i’auois la foy au double que ie n’en ay pas icy ! Ie leur dis : Il est vray qu’il y a à present grand danger sur mer ; mais que personne pourtant ne laisse de fretter ses Canots et s’embarquer : car en peu de temps les vents cesseront, et la mer calmera : aussi-tost dit, aussi-tost faict, ma voix se porte par toutes les Cabanes de l’Isle, qu’il falloit s’embarquer, et que ie les auois asseurez de la bonace prochaine. Ce qui les fist tellement diligenter, qu’ils nous deuancerent tous, et fusmes les derniers à desmarer. À peine les Canots furent-ils en mer, que les vents cesserent, et la mer calma comme vn plancher, iusques à nostre desembarquement et arriuée à nostre ville de Quieunonascaran.

Le soir que nous arriuasmes au port de cette ville, il estoit pres de trois quarts d’heure de nuict, et faisoit fort obscur, c’est pourquoy mes Sauuages y cabanerent : mais pour moy i’aimay mieux m’en aller seul au trauers des champs et des bois en nostre Cabane, qui en estoit à demye lieuë loin, pour y voir promptement mes Confreres, de la santé desquels 263||les Sauuages m’auoient faict fort douter : mais ie les trouuay en très-bonne disposition, Dieu mercy, de quoy ie fus fort consolé, et eux au reciproque furent fort ayses de mon retour et de ma santé, et me firent festin de trois petites Citrouilles cuittes sous la cendre chaude, et d’vne bonne Sagamité, que ie mangeay d’vn grand appetit, pour n’auoir pris de toute la iournée qu’vn bien peu de bouillon fort clair, le matin auant partir.