Le Grand voyage du pays des Hurons/01/20

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Librairie Tross (p. 184-196).
De la santé et maladie des Sauuages,
et de leurs Medecins.

Chapitre XX.


L es anciens Egyptiens auoient accoustumé d’vser de vomitifs pour guerir les maladies du corps, et de sobriété pour se conseruer en santé : car ils tenoient pour maxime indubitable, que les maladies corporelles ne procedoient que d’vne trop grande abondance et superfluité d’humeurs, et par consequent qu’il n’y auoit aucun re-264||mede meilleur que le vomissement et la sobriété.

Nos Sauuages ont bien la dance et la sobriété, auec les vomitifs, qui leur sont vtiles à la conseruation de la santé ; mais ils ont encore d’autres preseruatifs desquels ils vsent souuent : c’est à sçauoir, les estuues et sueries, par lesquelles ils s’allègent, et preuiennent les maladies : mais ce qui ayde encore grandement à leur santé, est la concorde qu’ils ont entr’eux, qu’ils n’ont point de procez, et le peu de soin qu’ils prennent pour acquerir les commoditez de cette vie, pour lesquelles nous nous tourmentons tant nous autres Chrestiens, qui sommes iustement et à bon droict repris de nostre trop grande cupidité et insatiabilité d’en auoir, par leur vie douce, et la tranquilité de leur esprit.

Il n’y a neantmoins corps si bien composé, ny naturel si bien morigené, qu’il ne vienne à la fin à se debiliter ou succomber par des diuers accidens ausquels l’homme est suiet. C’est pourquoy nos pauures Sauuages, pour remedier aux maladies ou blesseures qui leur peuuent arriuer, ont des Medecins et maistres des ceremonies, qu’ils appellent Oki, ausquels ils croyent 265|| fort, pour autant qu’ils sont grands Magiciens, grands Deuins et Inuocateurs de Diables : Ils leur seruent de Medecins et Chirurgiens, et portent tousiours auec eux vn plein sac d’herbes et de drogues pour medeciner les malades : ils ont aussi vn Apothicaire à la douzaine, qui les suit en queuë auec ses drogues, et la Tortuë qui sert à la chanterie, et ne sont point si simples qu’ils n’en sçachent bien faire accroire au menu peuple par leurs impostures, pour se mettre en credit, et auoir meilleure part aux festins et aux presents.

S’il y a quelque malade dans vn village, on l’enuoye aussi tost querir. Il faict des inuocations à son Demon, il souffle la partie dolente, il y faict des incisions, en succe le mauuais sang, et faict tout le reste de ses inuentions, n’oubliant iamais, s’il le peut honnestement, d’ordonner tousiours des festins et recreations pour premier appareil, afin de participer luy-mesme à la feste, puis s’en retourne auec ses presens. S’il est question d’auoir nouuelle des choses absentes, apres auoir interrogé son Demon, il rend des oracles ; mais ordinairement douteux, et bien souuent faux, 266 || mais aussi quelques-fois veritables : car le Diable parmy ses mensonges, leur dict quelque verité.

Vn honneste Gentil-homme de nos amis, nommé le sieur du Vernet, qui a demeuré auec nous au pays des Hurons, nous dist vn iour, que comme il estoit dans la Cabane d’vne Sauuagesse vers le Bresil, qu’vn Demon vint frapper trois grands coups sur la couuerture de la Cabane, et que la Sauuagesse qui cogneut que c’estoit son Demon, entra aussi-tost dans sa petite tour d’escorce, où elle auoit accoustumé de receuoir ses oracles, et entendre les discours de ce malin esprit. Ce bon Gentil-homme preste l’oreille, et escoute le Colloque, et entendit le Diable qui se plaignoit grandement à elle, qu’il estoit fort las et fatigué, et qu’il venoit de fort loin guerir des malades, et que l’amitié particuliere qu’il auoit pour elle, l’auoit obligé de la venir voir ainsi lassé, puis pour l’aduertir qu’il y auoit trois Nauires François en mer qui arriueroient bien-tost, ce qui fut trouué veritable : car à trois ou quatre iours de là, les Nauires arriuerent, et après que la Sauuagesse l’eut remercié, et faict ses demandes, le Demon s’en retourna.

267|| Vn de nos François estant tombé malade en la Nation du Petun, ses compagnons qui s’en alloient à la Nation Neutre, le laissèrent là, en la garde d’vn Sauuage, auquel ils dirent : Si cettuy nostre compagnon meurt, tu n’as qu’à le despoûiller de sa robbe, faire vne fosse, et l’enterrer dedans. Ce bon Sauuage demeura tellement scandalisé du peu d’estat que ces François faisoient de leur compatriote, qu’il s’en plaignit par tout, disant qu’ils estoient des chiens, de laisser et abandoner ainsi leur compagnon malade, et de conseiller encore qu’on l’enterrast nud, s’il venoit à mourir. Ie ne feray iamais cette iniure à vn corps mort, bien qu’estranger, disoit-il ; et me despoûillerois plustost de ma robbe pour le couurir, que de luy oster la sienne.

L’hoste de ce pauure garçon sçachant sa maladie, part aussitost de Quieuindohain, d’où il estoit, pour l’aller querir, et assisté de ce Sauuage qui l’auoit en garde, l’apporterent sur leur dos iusques dans sa Cabane, où enfin il mourut, après auoir esté confessé par le Pere loseph, et fut enterré en vn lieu particulier le plus honorablement, et auec le plus de ceremonies268||Ecclesiastiques qu’il nous fut possible, dequoy les Sauuages restèrent fort edifiez, et assisterent eux mesmes au conuoy avec nos François, qui s’y estoient trouués auec leurs armes. Les femmes et filles ne manquerent pas non plus en leurs pleurs accoustumez, suyuant l’ordonnance du Capitaine, et du Medecin ou Magicien des malades, lequel neantmoins on ne souffrit point approcher de ce pauure garçon pour faire ses inuentions et follies ordinaires : bien n’eust-on pas refusé quelque bon remede naturel, s’il en eust eu de propre à la maladie.

Je me suis informé d’eux, des principales plantes et racines desquelles ils se seruent pour guerir leurs maladies ; mais entre toutes les autres ils font estat de celle appelée Oscar, qui faict merueille contre toutes sortes de playes, vlceres, et autres incommoditez. Ils en ont aussi d’autres très-venimeuses, qu’ils appellent Ondachiera, c’est pourquoy qu’il s’en faut donner garde, et ne se point hazarder d’y manger d’aucune sorte de racine, que l’on ne les cognoisse, et qu’on ne sçache leurs effects et leurs vertus, de peur des accidents inopinez.

269||Nous eusmes vn iour vne grande apprehension d’vn François, qui pour en auoir mangé d’vne, deuint tout en vn instant grandement malade, et pasle comme la mort, il fut neantmoins guery par des vomitifs que les Sauuages luy firent aualler. Il nous arriua encore une autre seconde apprehension, qui se tourna par apres en risée : ce fut que certains petits Sauuages ayans des racines nommées Ooxrat, qui ressemblent à vn petit naueau, ou à vne chastaigne pelée, qu’ils venoient d’arracher pour porter en leurs Cabanes : vn ieune garçon François qui demeuroit auec nous, leur en ayant demandé, et mangé vne ou deux, et trouué au commencement d’vn goust assez agreable, il sentit peu après tant de douleur dans la bouche, comme d’vn feu tres-cuisant et picquant, auec grande quantité d’humeurs et de phlegmes qui luy distilloient continuellement de la bouche, qu’il en pensoit estre à mourir : et en effect, nous n’en sçauions que penser, ignorans la cause de cet accident, et craignions qu’il eust mangé de quelque racine venimeuse : mais en ayant communiqué, et demandé l’aduis des Sauuages, ils se firent apporter le reste des racines pour270||voir que c’estoit, et les ayans veües et recogneües, ils se prirent à rire, disans qu’il n’y auoit aucun danger ny crainte de mal ; mais plustost du bien, n’estoient ces poignantes et par trop cuisantes douleurs de la bouche. Ils se seruent de ces racines pour purger les phlegmes et humiditez du cerueau des vieilles gens, et pour esclaircir la face : mais pour euiter ce cuisant mal, ils les font premierement cuire sous les cendres chaudes, puis les mangent, sans en ressentir après aucune douleur, et cela leur faict tous les biens du monde, et suis marry de n’en auoir apporté par-deçà, pour l’estat que ie croy qu’on en eust faict. On diet aussi que nos Montagnais et Canadiens ont un arbre appelé Annedda, d’vne admirable vertu ; ils pillent l’escorce et les feuilles de cet arbre, puis font bouillir le tout en eauë, et la boiuent de deus iours l’vn, et mettent le marc sur les jambes enflées et malades, et s’en trouuent bien tost gueris, comme de toutes autres sortes de maladies intérieures et extérieures.

Pour se rendre plus souples et dispos à la course, et pour purger les mauuaises humeurs des parties enflées, nos Hurons271||s’incisent et decouppent le gras des iambes, auec de petites pierres trenchantes, desquelles ils tirent encore du sang de leurs bras, pour reioindre et coler leurs pippes ou petunoirs de terre rompus, qui est vne très-bonne inuention, et vn secret d’autant plus admirable, que les pieces recolées de ce sang sont après plus fortes qu’elles n’estoient auparavant. I’admirois aussi de les voir eux-mesmes brusler par plaisir de la moëlle de sureau sur leurs bras nuds, et l’y laissoient consommer et esteindre : de sorte que les playes, marques et cicatrices y demeuroient imprimées pour tousiours.

Quand quelqu’vn veut faire suerie, qui est le remede le plus propre et le plus commun qu’ils ayent, pour se conseruer en santé, preuenir les maladies, et leur coupper chemin, il appelle plusieurs de ses amis pour suer avec luy : car luy seul ne le pourroit pas aysement faire. Il font donc rougir quantité de cailloux dans vn grand feu, puis les en retirent et mettent en vn monceau au milieu de la Cabane, ou la part qu’ils désirent dresser leur suerie, (car estans par les champs en voyage, ils en vsent quelques-fois) puis dressent tout à272||l’entour des bastons fichez en terre, à la hauteur de la ceinture, et plus, repliez, par dessus, en façon d’vne table ronde, laissans entre les pierres et les bastons une espace suffisante pour contenir les hommes nuds qui doivent suer, les vns ioignans les autres, bien serrez et pressez tout à l’entour du monceau de pierres assis contre terre, et les genoüils esleuez au deuant de leur estomach : y estans on couure toute la suerie par dessus et à l’entour, auec de leurs grandes escorces, et des peaux en quantité : de sorte qu’il ne peut sortir aucune chaleur ny air de l’estuue ; et pour s’eschauffer encore d’auantage, et s’exciter à suer, l’vn d’eux chante, et les autres disent et repetent continuellement avec force et vehemence (comme en leurs dances,) Het, het, het, et n’en pouuans plus de chaleur, ils se font donner vn peu d’air, en ostant quelque peau de dessus, et par-fois ils boiuent encore de grandes potées d’eau froide, et puis se font recouurir, et ayans sué suffisamment, ils sortent, et se vont ieter à l’eau, s’ils sont proches de quelque riuiere ; sinon, ils se lauent d’eau froide, et puis festinent : car pendant qu’ils suent, la chaudiere est sur le feu, et pour273||auoir bonne suerie, ils y bruslent par-fois du petun, comme en sacrifice et offrande ; i’ay veu quelques-vns de nos François en de ces sueries auec les Sauuages, et m’estonnois comme ils la vouloient et pouuoient supporter, et que l’honnesteté ne gaignoit sur eux de s’en abstenir.

Il arriue aucunes-fois que le Medecin ordonne à quelqu’vn de leurs malades de sortir du bourg, et de s’aller cabaner dans les bois, ou en quelqu’autre lieu escarté, pour luy obseruer là, pendant la nuict, ses diaboliques inuentions, et ne sçay pour quel autre suiet il le feroit, puis que pour l’ordinaire cela ne se practique point que pour ceux qui sont entachez de maladie sale ou dangereuse, lesquels on contrainct seuls, et non les autres, de se separer du commun iusques à entiere guerison, qui est vne coustume et ordonnance louable et tres-bonne, et qui mesme deuroit estre obseruée en tout pays.

À ce propos et pour confirmation, ie diray, que comme ie me promenois vn iour seul, dans les bois de la petite Nation des Quieunontateronons, i’apperceu vn peu de fumée, et désireux de voir que c’estoit, i’aduançay, et tiray celle part, où 274|| ie trouuay vne Cabane ronde, faicte en façon d’vne Tourelle ou Pyramide haute esleuée, ayant au faiste vn trou ou souspiral par où sortoit la fumée : non content, i’ouuris doucement la petite porte de la Cabane pour sçauoir ce qui estoit dedans, et trouuay vn homme seul estendu de son long aupres d’vn petit feu : ie m’informay de luy pourquoy il estoit ainsi sequestré du village, et de la cause qu’il se deüilloit ; il me respondît, moitié en Huron et moitié en Algoumequin, que c’estoit pour vn mal qu’il avoit aux parties naturelles, qui le tourmentoit fort, et duquel il n’esperoit que la mort, et que pour de semblables maladies ils auoient accoustumé entr’eux, de séparer et esloigner du commun ceux qui en estoient attaincts, de peur de gaster les autres par la frequentation, et neantmoins qu’on luy apportoit ses petites necessitez et partie de ce qui luy faisoit besoin, ses parens et amis ne pouuans pas d’auantage pour lors, à cause de leur pauureté. I’avois beaucoup de compassion pour luy ; mais cela ne luy seruoit que d’vn peu de diuertissement et de consolation en ce petit espace de temps que ie fus aupres de luy : car de luy donner quel275||que nourriture ou rafraischissement, il estoit hors de mon pouuoir, puis que i’estois moy-mesme dans vne grande necessite.

Le Truchement des Honqueronons me dist vn iour, que comme ils furent vn long temps pendant l’hyuer, sans auoir de quoy manger autre chose que du petun, et quelque escorce d’arbre, qu’il en deuint tellement foible et debile, qu’il en pensa estre au mourir, et que ses Sauuages le voyans en cet estat, touchez et esmeus de compassion, luy demanderent s’il vouloit qu’on l’acheuast, pour le deliurer des peines et langueurs qu’il souffroit, puis qu’aussi bien faudrait-il qu’il mourust miserablement par les champs, ne pouuant plus suyure les troupes : mais il fut d’aduis qu’il valoit mieux languir et espérer en nostre Seigneur, que de se précipiter à la mort, aussi auoit il raison : car à quelques iours de là Dieu permist qu’ils prindrent trois Ours qui les remirent tous sus pieds, et en leurs premieres forces, apres auoir esté quatorze ou quinze iours en ieusnes continuels.

Il ne faut pas s’estonner ou trouuer estrange qu’ils ayent (touchez et esmeus276||de compassion) presenté et offert de si bonne grace la mort à ce Truchement ? puis qu’ils ont cette coustume entr’eux (i’entends les Nations errantes, et non Sedentaires) de tuer et faire mourir leurs peres et meres, et plus proches parens desia trop vieux, et qui ne peuuent plus suyure les autres, pensans en cela leur rendre de bons seruices.

I’ay quelques-fois esté curieux d’entrer au lieu où l’on chantoit et souffloit les malades, pour en voir toutes les ceremonies ; mais les Sauuages n’en estoient pas contens, et m’y souffraient auec peine, pour ce qu’ils ne veulent point estre veus en semblables actions : et pour cet effect, à mon aduis, ou pour autre suiet à moy incogneu, ils rendent aussi le lieu où cela se faict, le plus obscur et tenebreux qu’ils peuuent, et bouchent toutes les ouuertures qui peuuent donner quelque lumière d’en haut, et ne laissent entrer là dedans que ceux qui y sont necessaires et appeliez. Pendant qu’on chante il y a des pierres qui rougissent au feu, lesquelles le Medecin empoigne et manie auec ses mains, puis masche des charbons ardans, faict du Diable deschaisné, et de ses mains ainsi277||eschauffées, frotte et souffle les parties malades du patient, ou crache sur le mal de son charbon masché.

Ils ont aussi entr’eux des obsedez ou malades de maladies de furies, ausquels il prendra bien enuie de faire dancer les femmes et filles toutes ensemble, auec l’ordonnance de Loki ; mais ce n’est pas tout : car luy et le Medecin, accompagnez de quelqu’autre, feront des singeries et des coniurations, et se tourneront tant qu’ils demeureront le plus souuent hors d’eux-mesmes : puis il paroist tout furieux, les yeux estincelans et effroyables, quelques-fois debout, et quelques-fois assis, ainsi que la fantasie luy en prend : aussi-tost vne quinte luy reprendra, et fera tout du pis qu’il pourra, puis il se couche, où il s’endort quelque espace de temps, et se resueillant en sur-saut r’entre dans ses premieres furies, renuerse, brise et iette tout ce qu’il rencontre en son chemin, auec du bruit, du dommage et des insolences non-pareilles : cette furie se passe par le sommeil qui luy reprend. Apres il faict suerie auec quelqu’vn de ses amis qu’il y appelle, d’où il arriue que quelques-vns de ces malades se trouuent guéris, et c’est ce qui les en-278||tretient dans l’estime de ces diaboliques ceremonies. Car il est bien croyable que ces malades ne sont pas tellement endiablez qu’ils ne voyent bien le mal qu’ils font ; mais c’est vne opinion qu’ils ont qu’il faut faire du démoniacle pour guerir les fantasies ou troubles de l’esprit, et par vne iuste permission diuine, il arriue le plus souuent qu’au lieu de guerir, ils tombent de fievre en chaud mal, comme on dict, et que ce qui n’estoit auparauant qu’vne fantasie d’esprit, causée d’vne humeur hypocondre, ou d’vne operation de l’esprit malin, se conuertit en vne maladie corporelle auec celle de l’esprit, et c’est ce qui estoit en partie cause que nous estions souuent suppliez de la part des Maistres de la ceremonie, et de Messieurs du Conseil, de prier Dieu pour eux, et de leur enseigner quelque bon remede pour ses maladies, confessans ingenuëment que toutes leurs ceremonies, dances, chansons, festins et autres singeries, n’y seruoient du tout rien.

Il y a aussi des femmes qui entrent en ces furies, mais elles ne sont si insolentes que les hommes, qui sont d’ordinaire plus tempestatifs : elles marchent à quatre279||pieds comme bestes, et font mille grimasses et gestes de personnes insensées : ce que voyant le Magicien, il commence à chanter, puis auec quelque mine la soufflera, luy ordonnant de certaines eauës à boire, et qu’aussi tost elle fasse vn festin, soit de chair ou de poisson qu’il faut trouuer, encore qu’il soit rare pour lors, neantmoins il est aussi tost faict.

Le cry faict, et le banquet finy, chacun s’en retourne en sa maison, iusques à vne autre fois qu’il la reuiendra voir, la soufflera, et chantera derechef, auec plusieurs autres à ce appellez, et luy ordonnera encore de plus trois ou quatre festins tout de suite, et s’il luy vient en fantasie commandera des Mascarades, et qu’ainsi accommodez ils aillent chanter prés du lict de la malade, puis aillent courir par toute la ville pendant que le festin se prepare ; et apres leurs courses ils reuiennent pour le festin ; mais souuent bien las et affamez.

Lors que tous les remèdes et inuentions ordinaires n’ont de rien seruy, et qu’il y a quantité de malades en vn bourg ou village, ou du moins que quelqu’vn des principaux d’entr’eux est detenu d’vne griesue maladie, ils tiennent conseil,280||et ordonnent, Lonouoyroya qui est l’inuention principale, et le moyen plus propre (à ce qu’ils disent) pour chasser les Diables et malins esprits de leur ville ou village, qui leur causent, procurent et apportent toutes les maladies et infirmitez qu’ils endurent et souffrent au corps et en l’esprit. Le soir donc, les hommes commencent à casser, renuerser et bouluerser tout ce qu’ils rencontrent par les Cabanes, comme gens forcenez, iettent le feu et les tisons allumez par les rues : crient, hurlent, chantent et courent toute la nuict par les rues, et à l’entour des murailles ou palissades du bourg, sans se donner aucun relasche : apres ils songent en leur esprit quelque chose qui leur vient premier en la fantasie (i’entends tous ceux et celles qui veulent estre de la feste), puis le matin venu ils vont de Cabane en Cabane, de feu en feu, et s’arrestent à chacun vn petit espace de temps, chantans doucement (ces mots :) Vn tel m’a donné cecy, vn tel m’a donné cela, et telles et semblables paroles en la louange de ceux qui leur ont donné, et en beaucoup de mesnages on leur offre librement : qui vn cousteau, qui vn petunoir, qui vn chien, qui vne peau, vn canot, ou281||autre chose, qu’ils prennent sans en faire autre semblant, iusques à ce qu’on vient à leur donner la chose qu’ils auoient songée, et celuy qui la reçoit fait alors vn cry en signe de joye, et s’encourt en grand’ haste de la Cabane, et tous ceux du logis en luy congratulant, font vn long frappement de mains contre terre, auec cette exclamation ordinaire, hé é é é é, et ce present est pour luy : mais pour les autres choses qu’il a euës, et qui ne sont point de songe, il les doit rendre apres la feste, à ceux qui les luy ont baillées. Mais s’ils voyent qu’on ne leur donne rien ils se faschent, et prendra tel humeur à l’vn d’eux, qu’il sortira hors la porte, prendra vne pierre, et la mettra auprès de celuy ou celle qui ne luy aura rien donné, et sans dire mot s’en retournera chantant, qui est vne marque d’iniure, reproche et de mauuaise volonté.

Cette feste dure ordinairement trois iours entiers, et ceux qui pendant ce temps-là n’ont peu trouuer ce qu’ils auoient songé, s’en affligent, s’en estiment misérables, et croyent qu’ils mourront bien-tost. Il y a mesme des pauures malades qui s’y font porter, sous espérance d’y rencontrer282||leur songe, et par consequent leur santé et guerison.