Le Grand voyage du pays des Hurons/02/05

La bibliothèque libre.
Librairie Tross (p. 237-268).

De nostre retour du pays des Hurons en France, et de ce qui nous arriua en chemin.

Chapitre V.


V n an s’estant escoulé, et beaucoup de petites choses qui nous faisoient besoin nous manquans, il fut question de retourner en nostre Conuent de Canada, pour en receuoir et rapporter les choses necessaires. Nous consultasmes donc par ensemble, et aduisasmes qu’il falloit se seruir de la com-337||pagnie et conduite de nos Hurons, qui deuoient en ce mesme temps descendre à la traicte, et aller en Canada, pour en rapporter nos petites necessitez. Car de leur donner et confier à eux seuls cette commission, il n’y avoit aucune apparence, non plus que de certitude qu’ils deussent descendre iusques là. Ie parlay donc à vn Capitaine de guerre, nommé Angoiraste, et à deux autres Sauuages de sa bande : l’vn nommé Andatayon, et l’autre Conchionet, qui me promirent place dans leur Canot : le conseil s’assemble là-dessus, non en vne Cabane, ains dehors sur l’herbe verte, où ie fus mandé, et supplié par ces Messieurs de leur estre fauorable enuers les Capitaines de la traicte, et de faire en sorte qu’ils peussent avoir d’eux les marchandises nécessaires à prix raisonnable, et que de leur costé ils leur rendroient de tres-bonnes pelleteries en eschange. De plus, qu’ils desiroient fort se conseruer l’amitié des François, et qu’ils esperoient de moy vn honneste recit du charitable accueil et bon traictement que nous auions receu d’eux. Ie leur promis là-dessus tout ce que ie deuois et pouuois, et ne manquay point de les contenter et assister en338||tout ce qu’il me fut possible (aussi le deuois-je faire) : car de vray, nous auious trouué et experimenté en aucun d’eux autant de courtoisie et d’humanité que nous eussions peu esperer de quelques bons Chrestiens, et peut-estre le faisoient-ils neantmoins sous esperance de quelque petit present, ou pour nous obliger de ne les point abandonner : car la bonne opinion qu’ils auoient conceuë de nous leur faisoit croire que nostre presence, nos prieres et nos conseils leur estoient vtils et necessaires.

Faisant mes adieux par le bourg, plusieurs se doutans que ie ne retournerois point de ce voyage, en tesmoignoient estre mal contens, et me disoient d’vne voix assez triste : Gabriel, serons-nous encore en vie, et nos petits enfans, quand tu reuiendras vers nous ; tu sçais comme nous t’auons tousiours aymé et chery, et que tu nous es precieux plus qu’aucune autre chose que nous ayons en ce monde ; ne nous abandonne donc point, et prend courage de nous instruire et enseigner le chemin du Ciel, à ce que ne perissions point, et que le Diable ne nous entraisne apres la mort dans sa maison de feu, il est339||meschant, et nous faict bien du mal ; prie donc Iesvs pour nous, et nous fais ses enfans, à ce que nous puissions aller auec toi dans son Paradis : puis d’autres adioustoient mille demandes apres leurs lamentations, disans : Gabriel, si enfin tu es contrainct de partir d’icy pour aller aux François, et que ton dessein soit de revenir (comme nous t’en supplions), rapporte-nous quelque chose de ton pays, des rassades, des prunes, des aleines, ou ce que tu voudras ; car nous sommes pauures et necessiteux en meubles et autres choses (comme tu sçais) ; et si de plus tu pouuois, disoient quelques-vns, nous faire present de tes socquets et sandales, nous t’en aurions de l’obligation et te donnerions quelque chose en eschange : et il les falloit contenter tous de parole ou autrement, et les laisser auec cette esperance que ie les reuerrois en bref, et leur apporterais quelque chose (comme c’estoit bien mon intention, si Dieu n’en eust autrement disposé).

Ayant pris congé du bon Père Nicolas avec promesse de le reuoir au plustost (si Dieu et l’obeys-ance de mes Supérieurs ne m’en empeschoit), ie party de nostre340||Cabane vn soir assez tard, et m’en allay coucher auec des Sauuages sur le bord de l’eau, d’où

0. nous partismes le lendemain moy sixiesme, dans vn Canot tellement vieil et rompu, qua peine eusmes-nous aduancé deux ou trois heures de chemin dans le Lac, qu’il nous fallut prendre terre et nous cabaner en vn cul-de-sac (auec d’autres Sauuages qui alloient au Saguenay) pour en renuoyer querir vn autre par deux de nos hommes, lesquels firent telle diligence qu’ils nous en ramenerent vn autre vn peu meilleur le lendemain matin, et en attendant leur retour, apres auoir servy Dieu, i’employay le reste du temps à voir et visiter tous ces pauures voyageurs, desquels i’appris la sobrieté, la paix et la patience qu’il faut auoir en voyageant. Leurs Canots estoient fort petits et aysez à tourner, aux plus grands il y pouuoit trois hommes, et aux plus petits deux, auec leurs viures et marchandises. Ie leur demanday la raison pourquoy ils se seruoient de si petits vaisseaux ; mais ils me firent entendre qu’ils auoient tant de si fascheux chemins à faire, et des destroicts parmy les rochers si difficiles à passer, auec des sauts de sept à huict lieuës341||où il falloit tout porter, qu’ils n’y porroient nullement passer auec de plus grands Canots. Ie loüe Dieu en ses creatures et admire la diuine Prouidence, que si bien il nous donne les choses necessaires pour la vie du corps, il doüe aussi ces pauures gens d’vne patience au dessus de nous, qui suplée au deffaut des petites commoditez qui leur manquent.

Nous partismes de là des que le Canot qui nous avait esté amené fut prest, et fismes telle diligence, qu’enuiron le midy nous trouuasmes Estienne Bruslé auec cinq ou six Canots, du village de Toenchain, et tous ensemble fusmes loger en vn village d’Algoumequins, auquels visitans les Cabanes du lieu, selon ma coustume, ie fus prié de festin d’vn grand Esturgeon, qui bouillait dans une grande chaudiere sur le feu. Le maistre du festin qui m’inuita estoit seul, assis aupres de cette chaudiere, et chantoit sans intermission, pour le bon-heur et les louanges de son festin : ie luy promis de m’y trouuer à l’heure ordonnée, et de là ie m’en retournay en nostre Cabane, où estant à peine arrivé, se trouua celuy qui auoit charge de faire les semonces du festin, qui donna à tous ceux342||qu’il inuitoit à chacun vne petite buchette de la longueur et grosseur du petit doigt, pour marque et signe qu’on estoit du nombre des invitez, et non les autres qui n’en pouuoient monstrer autant. Il se trouva pres de cinquante hommes à ce festin, lesquels furent tous rassasiez plus que suffisamment de ce grand poisson, et des farines qui furent accommodées dans le bouillon. Les Algoumequins les vns apres les autres, pendant qu’on vuidoit la chaudiere, firent voir à nos Hurons qu’ils sçauoient chanter et escrimer aussi bien qu’eux, et que s’ils auoient des ennemis, qu’ils auoient aussi du courage et de la force assez pour les surmonter tous ; et à la fin ie leur parlay vn peu de leur salut, puis nous nous retirasmes.

Le lendemain matin, après avoir desieuné, nous nous rembarquasmes et fusmes loger sur un grand rocher, où ie m’accommoday dans vn lieu caué, en forme de cercueil, le lict et le cheuet en estoient bien durs ; mais i’y estois desia tout accoustumé, et m’en souciois assez peu, mon plus grand martyre estoit principalement la piqueure des Mousquites et Cousins qui estoient en nombre infiny dans ces lieux deserts et343||champestres : enuiron l’heure de midy apparut l’Arc-en-Ciel à l’entour du Soleil, auec de si viues et diuerses couleurs, que cela attira longtemps mes yeux pour le contempler et admirer. Passans outre nostre chemin d’Isle en Isle, vn de nos Sauuages, nommé Andatayon, tua d’vn coup de flesche vn petit animal, ressemblant à vne Fouyne, elle auoit ses petites mamelles pleines de laict, qui me faict croire qu’elle auoit ses petits là auprez : et cet amour que la Nature luy auoit donnée pour sa vie et pour ses petits, luy donna aussi le courage de trauerser les eauës, et d’emporter la flesche qu’elle auoit au trauers du corps, qui luy sortoit egallement des deux costez : de sorte que sans la diligence de nos Sauuages qui luy couperent chemin, elle estoit perdue pour nous : ils l’escorcherent, ietterent la chair et se contenterent de la peau, puis nous allasmes à l’entrée de la riuiere qui vient du Lac des Epicerinys se descharger dans la mer douce.

Le iour ensuyuant, après auoir passé vn petit saut, nous trouuasrnes deux Cabanes d’Algoumequins dressées sur le bord de la riuiere, desquels nous traittasmes344||vne grande escorce, et vn morceau de poisson fraiz pour du bled d’Inde. De là, pensans suyure nostre route, nous nous trouuasrnes esgarez aussi bien que le iour precedent, dans des chemins destournez. Il nous fallut donc charger nos hardes et nostre Canot sur nos espaules, et trauerser les bois et vne assez fascheuse montagne, pour aller retrouuer nostre droict chemin, dans lequel nous fusmes à peine remis, qu’il nous fallut tout porter à six sauts, puis encore en vn autre assez grand, au bout duquel nous trouuasmes quatre Cabanes d’Algoumequins qui s’en alloient en voyage en des contrées fort esloignées. Nous nous rafraischismes vn peu aupres d’eux, puis nous allasmes cabaner sur vne montagnette proche le Lac des Epicerinys, où nous fusmes visitez de plusieurs Sauuages passans. Dés le lendemain matin, que le Soleil nous eut faict voir sa lumiere, nous nous embarquasmes sur ce Lac Epicerinyen, et le trauersasmes assez fauorablement par le milieu, qui sont douze lieuës de traiect, il a neantmoins vn peu plus en sa longueur, à cause de sa forme sur-ouale. Ce Lac est très-beau et tres-agreable à voir, et fort pois-345||sonneux. Et ce qui est plus admirable, est (si ie ne me trompe) qu’il se descharge par les deux extremitez opposites : car du costé des Hurons il vomist cette grande riuiere qui se va rendre dans la mer douce ; et du costé de Kebec il se descharge par vn canal de sept ou huict toises de large, mais tellement embarrassé de bois, que les vents y ont faict tomber, qu’on n’y peut passer qu’auec bien de la peine, et en destournant continuellement les bois de la main, ou des auirons.

Ayans trauersé le Lac, nous cabanasmes sur le bord ioignant ce canal, où desia s’estoient cabanez, vn peu à costé d’vn village d’Epicerinys, quantité de Hurons qui alloient à la Prouince du Saguenay : nous traittasmes des Epicerinys vn morceau d’Esturgeon, pour vn petit cousteau fermant que ie leur donnay : car leur ayant voulu donner de la rassade rouge en eschange, ils n’en firent aucun estat, au contraire de toutes les autres Nations, qui font plus d’estat des rouges que des autres.

Le matin venu, nous nauigeasmes par le canal enuiron un petit quart de lieuë, puis nous prismes terre, et marchasmes346||par des chemins tres-fascheux et difficiles pres de quatre bonnes lieuës, excepté deux de nos hommes, qui pour se soulager conduirent quelque peu de temps le Canot par vn ruisseau, auquel neantmoins ils se trouuerent souuent embarrassez et fort en peine : soit pour le peu d’eau qu’il y auoit par endroicts, ou pour le bois tombé dedans qui les empeschoit de passer : à la fin ils furent contraincts de quitter ce ruisseau, et d’aller par terre comme nous. Ie portois les avirons du Canot pour ma part du bagage, auec quelqu’autre petit pacquet, auec quoy ie pensay tomber dans vn profond ruisseau en le pensant passer par sus des longues pieces de bois mal asseurées : mais nostre Seigneur m’en garantit : et pour ce que ie ne pouuois suyure mes gens que de loin, à cause qu’ils auoient le pied plus leger que moy, ie m’esgarois souuent seul dans les espaisses forests et par les montagnes et vallées, à faute de sentiers battus : mais à leurs cris et appel ie me remettois à la route, et les allois retrouuer : ce long chemin faict, nous nous rembarquasmes sur un Lac d’enuiron vne lieuë de longueur, puis ayans porté à vn sault assez petit,347||nous trouuasmes vne riuiere qui descendoit du costé de Kebec, et nous y embarquasmes : depuis les Hurons, sortans de la mer douce, nous auions tousiours monté à mont l’eau, iusques au Lac des Epicerinys, et depuis nous eusmes tousiours des riuieres et ruisseaux, la faueur du courant de l’eau iusques à Kebec, bien que mes Sauuages s’en servissent assez peu, pour aymer mieux prendre des chemins destournez par les terres et par les lacs, qui sont fort frequents dans le pays, que de suyure la droite route.

Le neufuiesme ou dixiesme iour de nostre sortie des Hurons, nostre Canot se trouua tellement brisé et rompu, que faisant force eau, mes Sauuages furent contraincts de prendre terre, et cabaner proche deux ou trois Cabanes d’Algoumequins, et d’aller chercher des escorces pour en faire un autre, qu’ils sceurent accommoder et parfaire en fort peu de temps : ie demeuray en attendant mes hommes, auec ces Algoumequins, lesquels avoient auec eux deux ieunes Ours privez, gros comme Moutons, qui continuellement luitoient, couroient et se ioüoient par ensemble, puis c’estoit à qui348||auroit plustost grimpé au haut d’vn arbre : mais l’heure du repas venue, ces meschants animaux estoient tousiours apres nous pour nous arracher nos escuelles de Sagamité auec leurs pattes et leurs dents : mes Sauuages rapporterent auec leurs escorces vne Tortue pleine d’œufs, qu’ils firent cuire viue les pattes en haut sous les cendres chaudes, et m’en firent manger les œufs gros et jaunes comme le moyeu d’vn œuf de poulle.

Ce lieu estoit fort plaisant et agreable, et accommodé d’vn tres-beau bois de gros Pins fort hauts, droicts et presque d’vne egale grosseur et hauteur, et tous Pins, sans meslange d’autre bois, net et vuide de broussailles et halliers, de sorte qu’il sembloit estre l’œuure et le travail d’un excellent jardinier.

Auant que partir de là, mes Sauuages y afficherent les Armoiries de nostre bourg de Quieunonascaran ; car chacun bourg ou village des Hurons a ses Armoiries particulieres, qu’ils dressent sur les chemins faisans voyages, lors qu’ils veulent qu’on sçache qu’ils ont passé celle part. Ces Armoiries de nostre bourg furent depeinctes sur vn morceau d’escorce de Bou-349||leau de la grandeur d’vne fueille de papier : il y auoit vn Canot grossierement crayonné, auec autant de traicts noirs tirez dedans, comme ils estoient d’hommes, et pour marque que i’estois en leur compagnie, ils auoient grossierement depeinct un homme au dessus des traicts du milieu, et me dirent qu’ils faisoient ce personnage aussi haut esleué par-dessus les autres, pour demonstrer et faire entendre aux passans qu’ils auoient auec eux vn Capitaine François (car ainsi m’appelloient-ils), et au bas de l’escorce pendoit vn morceau de bois sec, d’enuiron demy-pied de longueur, et gros comme trois doigts, attaché d’vn brin d’escorce, puis ils pendirent cette Armoirie au bout d’vne perche fichée en terre, vn peu penchante en bas. Toute cette ceremonie estant acheuée, nous partismes auec nostre nouueau Canot, et portasmes encore ce iour-là, à six ou sept sauts : mais sur l’heure du midy en nageant, nous donnasmes si rudement contre vn rocher, que nostre Canot en fut fort endommagé, et y fallut recoudre une piece.

Ie ne fay point icy mention de tous les hazards et dangers que nous courusmes350||en chemin, ny de tous les sauts où il nous fallut porter tous nos pacquets par de tres-longs et fascheux chemins, ny comme beaucoup de fois nous courusmes risque de nostre vie, et d’estre submergez dans des chutes et abysmes d’eau, comme a esté du depuis le bon Pere Nicolas et vn ieune garçon François nostre disciple, qui le suyuoit de pres dans vn autre Canot, pour ce que ces dangers et perils sont tellement frequents et journaliers, qu’en les descriuans tous, ils sembleroient des redites par trop rebatuës ; c’est pourquoi ie me contente d’en, rapporter icy quelques-vns, et lors seulement que le suject m’y oblige, et cela suffira.

Le soir, après vn long trauail, nous cabanasmes à l’entrée d’un saut, d’où ie fus long-temps en doute que vouloit dire un grand bruit, auec vne grande et obscure fumée que i’apperceuois enuiron vne lieuë de nous. Ie disois, ou qu’il y auoit là vn village, ou que le feu estoit dans la forest ; mais ie me trompois en toutes les deux sortes : car ce grand bruit et cette fumée procedoit d’vne cheute d’eau de vingt-cinq ou trente pieds de haut entre des rochers que nous trouuasmes le len-351||demain matin. Apres ce saut, enuiron la portée d’vne arquebuzade, nous trouuasmes sur le bord de l’eau ce puissant rocher, duquel i’ay faict mention au chapitre 18. que mes Sauuages croyoient auoir esté homme mortel comme nous, et puis deuenu et metamorphosé en cette pierre, par la permission et le vouloir de Dieu : à vn quart de lieuë de là, nous trouuasmes encore une terre fort haute, entre-meslée de rochers, plate et unie au dessus, et qui seruoit comme de borne et de muraille à la riuiere.

Ce fut icy où mes gens, pour ne me pouuoir persuader que cette montagne eust vn esprit mortel au dedans de soy qui la gouuernast et regist, me monstrerent vne mine vn peu refroignée et mescontente, contre leur ordinaire. Apres, nous portasmes encore à trois ou quatre sauts tout nostre equipage, au dernier desquels nous nous arrestasmes vn peu à couuert sous des arbres, pendant vn grand orage, qui m’auoit desia percé de toutes parts ; puis apres auoir encore passé vn grand saut, où le Canot fut en partie porté, et en partie traisné, fusmes cabaner sur vne pointe de terre haute, en-352||tre la riuiere qui vient du Saguenay, et va à Kebec, et celle qui se rendoit dedans tout de trauers ; les Hurons descendent iusqu’icy pour aller au Saguenay, et vont contre-mont l’eau, et neantmoins la riuiere du Saguenay, qui entre dans la grande riuiere de sainct Laurent à Tadoussac, a son fil et courant tout contraire, tellement qu’il faut necessairement que ce soient deux riuieres distinctes, et non une seule, puis que toutes se rendent et se perdent dans la mesme riuiere sainct Laurent, encore qu’il y ait de la distance d’vn lieu à l’autre enuiron deux cens lieuës : ie n’asseure neantmoins absolument de rien, puis que nous changeasmes si souuent de chemin allans et retournans des Hurons à Kebec, que cela m’a faict perdre l’entiere certitude, et la vraye cognoissance du droict chemin.

Continuons nostre voyage, et prenons le chemin à main droicte ; car celuy qui est à gauche conduist en la Prouince du Saguenay, et disons que l’entrée de la riuiere que nous venons de quitter dans ceste autre y causoit tant d’effect, que nous fismes plus de six ou sept lieuës de chemin, que ie ne pouuois encore sortir de353||l’opinion (ce qui ne pouuoit estre) que nous allassions contre-mont l’eau, et ce qui me mist en ceste erreur fut la grande difficulté que nous eusmes à doubler la poincte, et que le long de la riuiere iusques au saut, l’eau se sousleuoit, s’enfloit, tournoyoit et boüillonnoit par tout comme sur vn feu, puis des rapports et traisnées d’eau qui nous venoient à la rencontre vn fort long espace de temps et auec tant de vitesse, que si nous n’eussions esté habiles de nous en destourner auec la mesme promptitude, nous estions pour nous y perdre et submerger. Ie demanday à mes Sauuages d’où cela pouuoit procéder ; ils me respondirent que c’estoit vn œuure du Diable, ou le Diable mesme.

Approchans du saut, en vn tres-mauuais et dangereux endroict, nous receusmes dans nostre Canot des grands coups de vagues, et encor en danger de pis, si les Sauuages n’eussent esté stilez et habiles à la conduite et gouuernement d’iceluy : pour leur particulier ils se soucioient assez peu d’estre mouillez (car ils n’auoient point d’habit sur le dos qui les empeschast de dormir à sec) : mais pour moy cela m’estoit vn peu plus incommode, et crai-354||gnois fort pour nos liures particulierement.

Nous nous trouuasmes vn iour bien empeschez dans des grands bourbiers, et des profondes fanges et marests, ioignant vn petit lac, où il nous fallut marcher auec des peines nompareilles, et si subtilement et legerement, que nous pensions à toute heure enfoncer par dessus la teste au profond du lac, qui portoit en partie cette grande estenduë de terre noire et fangeuse : car en effet tout trembloit sous nous. De là nous allasmes prendre nostre giste en vne ance de terre, où desia s’estoient cabanez depuis quatre iours vn bon vieillard Huron, auec deux ieunes garçons, qui estoient là attendant compagnie, pour passer par le pays des Honqueronons iusques à la traicte : car ce peuple des Honqueronons est malicieux, iusques là que de ne laisser passer par leurs terres au temps de la traicte, vn seul ou deux Canots à la fois ; mais veulent qu’ils s’attendent l’vn l’autre, et passent tous en flotte, pour auoir meilleur marché de leurs bleds et farines, qu’ils leur contraignent de traicter pour des pelleteries. Le lendemain matin arriuerent encor deux autres Ca-355||nots Hurons qui cabanerent auec nous ; mais pour cela personne n’osoit encore se hazarder de passer de peur d’vn affront. À la fin mes hommes s’aduiserent de me declarer Maistre et Capitaine de tous les deux Canots, et de la marchandise qui estoit dedans, pour pouuoir librement passer sans crainte, euiter l’insolence de ce peuple, et sans recevoir de detriment : ie leur promis, ie le fis, et ils s’en trouuerent bien : car, sans iactance, ie peux dire, que si ce n’eust esté moy qui mis le hola, ils eussent esté aussi mal-traictez que deux autres Canots que ie vis arriuer, qui n’estoient point de nostre bande.

Nous partismes donc de cette anse de terre, mais ayans vn peu aduancé chemin, nous apperceusmes deux cabanes de cette Nation, dressées en vn cul-desac en lieu eminent, d’où on pouuoit descouurir et voir de loin ceux qui passoient dans leurs terres. Mes Sauuages les voyans eurent opinion que c’estoient sentinelles posées, pour leur empescher le passage : ils tirerent celle part, et me prierent instamment de me coucher de mon long dans le Canot, pour n’estre apperceu de ces sentinelles, afin que ie peusse estre tes-355||moin oculaire et auriculaire du mauuais traictement qu’ils pourroient recevoir, et que par apres ie me ferois voir.

Nous approchasmes donc de ces cabanes, et leur parlasmes ; mais ces pauures gens ne nous dirent aucune chose qui nous peust desplaire : car ils ne songeoient simplement qu’à leur pesche et à leur chasse, et par ainsi nous reprismes promptement nostre route, et allasmes passer par vn lac, et de là par la riuiere qui conduit au village, laissant à main gauche le droit chemin de Kebec. Ie loue mon Dieu en toutes choses, et le prie que ma peine et mon trauail soit agreable à sa diuine Majesté : mais il est vray que nous pensasmes perir ce iour-là par deux fois, auant qu’arriuer à ce village, en deux endroicts fort perilleux, assez pres du saut du lac qui tombe dans la riuiere, et puis nous descendismes dans vn certain endroict tout couuert de fraizes, desquelles nous fismes nostre meilleur repas, et reprismes nouuelles forces d’acheuer nostre iournée, iusques à nos gens de l’Isle, où nous arriuasmes ce iour-là mesme, apres avoir faict vingt lieuës et plus de chemin.

Ô pauure peuple, combien tu es digne357||de compassion ! i’aduoüe que tu es le plus superbe et reuesche de tous ceux que i’ay point veu. Vien maintenant au deuant de nous, et dispose tes troupes pour nous attendre de pied coy au port où nous deuons descendre, ne pouuans euiter ta veuë et tes insolences, bornées et arrestées pourtant à la seule voix d’vn pauure Religieux Recollet de sainct François, que tu crois estre Capitaine, et n’est qu’vn pauure et simple soldat et indigne seruiteur d’vn Iesus-Christ crucifié, et mort pour nous en Croix.

Après auoir pris langue de quelques Sauuages que nous trouuasmes cabanez à l’escart, nous arriuasmes au port où desia s’estoient portez presque tous les Sauuages du bourg, lesquels auec de grands bruits et huées nous y attendoient en intention de profiter de nos viures, bleds et farines : mais comme ils s’en voulurent saisir, et que desia ils estoient entrez dans nos Canots, ie fis le hola ! et les en fis sortir (car mes gens n’osoient dire mot) et fis tout porter au lieu où nous voulusmes cabaner, vn peu esloigné d’eux, pour euiter leurs trop frequentes visites.

Il ne faut point douter que ces Hon-358||queronons n’estoient pas si simples qu’ils ne vissent bien (comme ils nous en firent quelques reproches) que ie me disois maistre des bleds et farines, par vne inuention trouuée et inuentée par mes gens, pour s’exempter de leur violence et importunité ; mais il leur fallut auoir patience et mortifier leur contradiction : car ils n’osoient m’attaquer ou me faire du desplaisir, de peur du retour, à la traicte de Kebec, où ils vont tous les ans.

Ie dis veritablement, et le repete derechef, que c’est icy le peuple le plus reuesche, le plus superbe et le moins courtois de tous ceux que i’ay veus ; mais aussi est-il le mieux couuert, le mieux matachié et le plus ioly et paré de tous ; comme si à la brauerie estoit inseparablement attachée et coniointe la superbe, la vanité et l’orgueil, mere nourriciere de tout le reste des vices et pechez. Les ieunes femmes et filles semblent des Nymphes, tant elles sont bien accommodées, et des Biches, tant elles sont légères du pied. Nous passasmes le reste du iour à nous cabaner, et encor tout le suyuant pour la venue du Truchement Bruslé, qui nous prioit de l’attendre de compagnie : mais nous trou-359||uasmes si peu de courtoisie et de faueur dans ce village, qu’aucun ne nous y voulut pas traicter vn seul morceau de poisson qu’à prix deraisonnable, peut-estre par vn ressentiment qu’ils auoient de ne leur auoir laissé les bleds et farines en leur liberté, comme ils s’estoient promis. Ils ne laissoient pourtant de nous venir voir deuant nostre cabane ; neantmoins plustost pour nous controller et se mocquer de nous, que pour s’instruire de leur salut : car à l’heure du repas me voyant souffler ma Sagamité, pour estre trop chaude, ils s’en prenoient à rire, ne considerans point que ie n’auois pas la langue ny le palais ferré ny endurcy comme eux.

Au partir de ce village, nous allasmes cabaner en vn lieu tres-propre à la pesche, où nous prismes quantité de poissons de diuerses especes, que nous mangeasmes cuits en eauë et rostis : mais il y auoit cela d’incommode que mes gens n’escailloient point celuy qu’ils deminssoient dans la Sagamité, non plus que celuy qui se mangeoit en autre façon, telle estant leur coustume, de sorte qu’à chaque cueillerée de Sagamité qu’on prenoit, il falloit faire estat d’en cracher vne partie dehors, et360||lors qu’ils auoient quelque morceau de viande à deminsser, ils se seruoient de leur pied pour le tenir, et de la main pour la couper.

Les grands orages qu’il fit ce iour-là, et les pluyes continuelles qui durerent iusques au lendemain matin, furent cause que nous logeasmes fort incommodement dans vn lieu marescageux, où d’auenture nous trouuasmes vn chien esgaré, que mes Sauuages prirent et tuerent à coups de haches, et le firent cuire pour nostre souper. Comme au chef, ils me presenterent la teste, mais ie vous asseure qu’elle estoit si hideuse, et auoit vne grand’ gueule beante si desagreable, que ie n’eus pas le courage d’en manger, et me contentay d’vn morceau de la cuisse. Au souper du lendemain nous mangeasmes vn’ Aigle, que mes gens m’auoient desnichée, puis deux ou trois autres en autre temps, pour ce que ces oyseaux estoient si lourds à porter, auec les auirons que i’auois desia en ma charge, que ie ne pus les conseruer vn plus long temps, et fallut nous en desfaire.

Le iour suyuant, apres auoir tout porté à 5. ou 6. sauts, et passé par des lieux tres-pe-361||rilleux, nous prismes giste en vn petit hameau d’Algoumequins sur le bord de la riuiere, qui a en cet endroict plus d’vne bonne lieuë de large : le lendemain enuiron l’heure de midy, nous vismes deux Arcs-en-Ciel, fort visibles et apparens, qui tenoient deuant nous les deux bords de la riuiere comme deux arcades, sous lesquelles il sembloit que nous deussions passer. Le soir nos Sauuages mangerent vn’ Aigle, de laquelle ie ne voulus pas seulement prendre du bouillon pour l’amour de nostre Seigneur, et le respect du Vendredy (bien que ie fusse bien foible), de quoy mes gens resterent bien edifiez et satisfaits, que ie ne fisse rien contre la volonté de nostre bon Iesvs. Le matin nous nous mismes sur la riuiere, qui en cet endroict est tres-large, et semble vn lac, couuert par tout d’vn si grand nombre de Papillons morts, que i’eusse auparauant douté s’il y en auroit bien eu autant en tout le Canada : à quelques heures de là, vn François, nommé la Montagne, auec ses Sauuages, se penserent perdre, et tomber dans vn precipice et cheute d’eau, de laquelle ils ne fussent iamais sortis que morts et tous brisez, et leur faute estoit, en ce362||qu’ils n’auoient pas assez-tost pris terre.

Nous auons faict mention de plusieurs cheutes d’eau, et de quantité de sauts et de precipices dangereux : mais voicy le saut de la Chaudière que nous allons presentement trouuer, le plus admirable, le plus dangereux et le plus espouuentable de tous : car il est large de plus d’vn grand quart de lieuë et demy, il a au trauuers quantité de petites Isles qui ne sont que rochers aspres et difficiles, couuertes en partie de meschants petits bois, le tout entre-coupé de concauitez et precipices, que ces bouillons et cheutes d’eau de six ou sept brasses, ont faict à succession de temps, et particulierement à vn certain endroict, où l’eau tombe de telle impetuosité sur vn rocher au milieu de la riuiere, qu’il s’y est caué vn large et profond bassin : si bien que l’eau courant là dedans circulairement, y faict de tres-puissans bouillons, qui produisent des grandes fumées du poudrin de l’eau qui s’esleuent en l’air. (Il y a encor’ vn autre semblable bassin ou chaudiere plus à l’autre bord de la riuiere, qui est presque aussi impetueux et furieux que le premier, et rend de mesmes ses eauës en des grands precipices :)363||et c’est la raison pourquoy nos Montagnets et Canadiens ont donné à ce saut le nom Asticou, et les Hurons Anoò, qui veut dire chaudiere en l’vne et en l’autre langue. Cette cheute d’eau meine vn tel bruit dans ce bassin, que l’on l’entend de plus de deux lieues loin, puis sort et tombe dans vne autre profonde concauité ou grand bassin, enuironné d’vn grand rocher, où il ne se voit rien qu’vne tres-espaisse escume, qui couure et cache l’eau au dessous. Et comme ie m’amusois à contempler et considerer toutes ces cheutes d’eau entrer de si grande impetuosité dans ces chaudieres, et en ressortir avec la mesme impetuosité, ie me donnay garde que tous ces rochers d’alentour, où ie me tenois, sembloient tous couuerts de petits limas de pierre, et n’en peux donner autre raison, sinon, que c’est, ou de la nature de la pierre mesme, ou que le poudrin de l’eau tombant là dessus peut auoir causé tous ces effects : c’est aussi en cet endroict où ie trouuay premierement des plantes d’vn Lys incarnat, qui n’auoient que deux fleurs sur chacune tige.

Enuiron vn quart de lieuë apres le saut de la Chaudiere, nous passasmes à main364||droicte deuant vn autre saut ou cheute d’eau admirable, d’vne riuiere qui vient du costé du Su, laquelle tombe d’vne telle impetuosité de vingt ou vingt-cinq brasses de haut dans la grande riuiere, sur laquelle nous estions, qu’elle faict deux arcades, qui ont de largeur pres de trois cens pas. Les ieunes hommes Sauuages se donnent quelquefois le plaisir de passer auec leurs Canots par derriere la plus large, et ne se mouillent que du poudrin que faict l’eau ; mais il me semble qu’ils font en cela vne grande folie, pour le danger qu’il y a assez eminent : et puis, à quel propos s’exposer sans profit dans vn suiet qui nous peut causer vn repentir et tirer sur nous la risée et la mocquerie de tous les autres ? Les Yroquois venoient ordinairement iusques en ces contrées, pour surprendre nos Hurons au passage allans à la traicte ; mais depuis qu’ils ont sceu qu’ils commençoient de mener des François auec eux, ils ont comme desisté d’y plus aller, neantmoins nos gens, à tout euenement, se tindrent tousiours sur leur garde, de peur de quelque surprise, et s’allerent cabaner hors danger, et comme nous souffrismes les grandes ardeurs du Soleil pendant le365||iour, il nous fallut de mesme souffrir les orages, les grands bruits du tonnerre, et les pluyes continuelles pendant la nuict, iusques au lendemain matin, que nous nous remismes en chemin, encore tous mouillez, et affligez d’vn faux rapport qui nous auoit esté faict par vn Algoumequin, que la flotte de France estoit perie en mer, et que c’estoit perdre temps à mes gens de descendre iusques à Kebec : mais apres estre vn peu r’entré en moy mesme, et ruminé ce qui en pouuoit estre, ie me doutay incontinent du stratageme et de la finesse de l’Algoumequin, qui auoit controuué ce mensonge pour nous faire retourner en arriere, et en suitte persuader à tous les autres Hurons de n’aller point à la traicte. Ie fis donc entendre à mes Sauuages la malice de l’homme, et leur fis continuer nostre voyage, auec esperance de bon succez.

De là nous allasmes cabaner à la petite Nation, que nos Hurons appellent Quieunontatetonons, où nous n’eusmes pas à peine pris terre, et dressé nostre Cabane, que les deputez du village nous vindrent visiter, et supplier nos gens d’essuyer les larmes de vingt-cinq ou trente pauures366||vefues qui auoient perdu leurs maris l’hyuer passé ; les vns de la faim, et les autres de diuerses maladies naturelles. Ie les priay d’auoir patience en cette pressante necessité, et que le tout ne consistoit qu’à quelque petit present qu’il falloit faire à ces pauures vefues pour addoucir leur douleur, et essuyer leurs larmes. Ils en firent en effect leur petit deuoir, et donnerent vn present de bled d’Inde et de farine à ces pauures bonnes gens : ie les appelle bons, pour ce qu’en effect ie les trouuay tels, et d’vne humeur tellement accommodante, douce et pleine d’honnesteté, que ie m’en trouuay fort edifié et satisfaict.

Ce fut icy où ie trouuay dans les bois, enuiron vn petit quart de lieuë du village, ce pauure Sauuage malade, enfermé dans vne Cabane ronde, couché de son long aupres d’vn petit feu, duquel i’ai faict mention cy-deuant au chapitre des malades. Me promenant par le village, et visitant les Sauuages, vn ieune garçon me fit present d’vn petit Rat musqué, pour lequel ie luy donnay en eschange vn autre petit present, duquel il faisoit autant d’estat que ie faisois de ce petit animal. Le Truchement Bruslé, qui s’estoit là venu cabaner auec367||nous, traitta vn Chien, dequoy nous fismes festin le lendemain matin, en compagnie de plusieurs Sauuages de nos Canots, et puis nous troussasmes bagage, fismes nos apprests, et nous mismes en chemin, nonobstant les nouueaux aduis que les Algoumequins nous donnoient des Nauires de France qu’ils croyoient estre perdues et submergées en mer, ou pris par les Corsaires, et en effect il y auoit de l’apparence assez de le croire, en ce que le temps de leur arriuée ordinaire estoit desia de longtemps escoulé, et si on n’en receuoit aucune nouuelle.

Ce fut ce qui me mit pour lors dans les doutes, bien que ie fisse tousiours bonne mine à mes gens, de peur qu’ils ne s’en retournassent, comme ils en estoient sur le poinct.

Passant au saut sainct Louys, long d’vne bonne lieuë et tres-dangereux en plusieurs endroicts, nostre Seigneur me garantit et preserua d’vn precipice et cheute d’eau où ie m’en allois tomber infailliblement : car comme mes Sauuages en des eaux basses conduisoient le Canot à la main, estant moy seul dedans, pour ce que ie ne les pouuois suyure à pied, dans les eaux, ny sur la terre par trop montagneu-368||se et embarrassée de bois et de rochers, la violence de l’eau leur ayant faict eschapper des mains, ie me iettay fort à propos sur vne petite roche en passant, puis en mesme temps le Canot tombe par vne cheute d’eau dans vn precipice, parmy les bouillons et les rochers, d’où ils le retirerent à demy brysé auec la longue corde, que (preuoyant le danger) ils y auoient attachée, et apres ils le raccommoderent à terre auec des pieces d’escorce qu’ils portoient quant-et-eux : depuis nous souffrismes encore plusieurs coups de vagues dans nostre petit vaisseau et passasmes par de grandes, hautes et perilleuses esleuations d’eau, qui faisoient dancer, hausser et baisser nostre Canot d’vne merueilleuse façon, pendant que ie m’y tenois couché et raccourcy, pour ne point empescher mes Sauuages de bien gouuerner et voir de quel bord ils deuuaient prendre. De là nous allasmes cabaner dans vne Sapiniere assez incommodement, d’où nous partismes le lendemain matin, encore tous mouillez, et continuasmes nostre chemin par vn lac, et de là par la grande riuiere, iusques à deux lieuës pres du Cap de Victoire, où nous cabanasmes sous vn arbre vn peu à369||couuert des pluyes, qui continuerent du soir iusques au lendemain matin, que nous nous rendismes audict Cap de Victoire, où desia estoit arriué depuis deux iours le Truchement Bruslé, auee deux ou trois Canots Hurons.

Ie vous rends graces, ô mon Dieu, que vous nous auez conduicts iusques icy sans peril ; mais voicy ie ne suis pas plustost descendu à terre, pensant me rafraischir, que I’entends les plaintes du Truchement et de ses gens, qui sont empeschez par les Montagnais et Algoumequins de passer outre, et veulent qu’ils attendent là auec eux les barques de la traicte : ie ne trouuay point à propos de leur obeyr et dis que ie voulois descendre, et que pour eux qu’ils demeurassent là, s’ils vouloient, et me voyant dans cette resolution, et que difficilement me pouuoient-ils empescher, et encore moins osoient-ils me violenter, comme ils auoient faict le Truchement, ils trouuerent inuention d’intimider nos Hurons par vne fourbe qu’ils leur firent croire, pour à tout le moins tirer d’eux quelques presens. Ils firent donc courir vn bruit qu’ils auoient receu vingt colliers de Pourceleine des Ignierhonons (ennemis370||mortels des Hurons) à la charge de les enuoyer advertir de l’arriuée desdits Hurons, afin qu’ils peussent les venir tous mettre à mort, et qu’en peu de temps ils viendroient en tres-grand nombre. Nos gens, viuement espouuentez de cette mauuaise nouuelle, tindrent conseil là-dessus, vn peu à l’escart dans le bois, où ie fus appellé auec le Truchement, qui estoit d’aussi legere croyance qu’eux, et pour conclusion ils se cottiserent tous ; qui de rets, qui de petun, bled, farines et autres choses, qu’ils donnerent aux Capitaines et Chefs principaux des Montagnais et Algoumequins, afin de se les obliger. Il n’y eut que mes Sauuages qui ne donnerent rien : car ie me doutay incontinent du stratageme et mensonge auquel les Sauuages sont suiets, et se font aysement croire à ceux de leur sorte : car ils n’ont qu’à dire ie l’ay songé, s’ils ne veulent dire on me l’a dit, et cela suffît.

Mais puisque nous sommes à parler des presens des Sauuages, auant que passer outre nous en dirons les particularitez, et d’où ils tirent particulierement ceux qu’ils font en commun. En toutes les villes, bourgs et villages de nos Hurons,371||ils font vn certain amas de coliers de pourceleine, rassades, haches, cousteaux et generallement de tout ce qu’ils gaignent ou obtiennent pour le commun, soit à la guerre, traicté de paix, rachapt de prisonniers, peages des Nations qui passent sur leurs terres, et par toute autre voye et maniere qui se presente. Or est-il que toutes ces choses sont mises et deposées entre les mains et en la garde de l’vn des Capitaines du lieu, à ce destiné, comme Thresorier de la Republique : et lors qu’il est question de faire quelque present pour le bien et salut commun de tous, ou pour s’exempter de guerre, pour la paix, ou pour tout autre service du public, ils assemblent le conseil, auquel, après auoir deduit la necessité vrgente qui les oblige de puiser dans le thresor et arresté le nombre et la qualité des marchandises qui en doiuent estre tirées, on aduise le Thresorier de fouiller dans les coffres et d’en apporter tout ce qui a esté ordonné, et s’il se trouue espuisé de finances, pour lors chacun se cottise librement de ce qu’il peut, et sans violence aucune donne de ses moyens selon sa commodité et bonne volonté ; et iamais ils ne manquent de trouuer les choses ne-372||cessaires et accordées, tant ils ont le cœur genereux et assis en bon lieu, pour le salut commun.

Pour reuenir au dessein que j’auois de partir du Cap de Victoire, et d’aller iusqu’à Kebec, ie me résolus en fin (après auoir vn peu contesté auec les Montagnais et Algoumequins) de faire mettre nostre Canot en l’eau, comme ie fis, dés la pointe du iour, que tous les Sauuages dormoient encore, et n’esueillay personne que le Truchement pour me suyure, s’il pouuoit, ce qu’il fist au mesme instant, et fismes telle diligence, fauorisez du courant de l’eau, et qu’il n’y auoit aucun saut à passer, que nous fismes vingt-quatre bonnes lieuës ce iour-là, nonobstant l’incommodité de la pluye, et cabanasmes au lieu qu’on dit estre le milieu du chemin de Kebec au Cap de Victoire, où nous trouuasmes vne barque à laquelle on nous donna la collation, puis des pois et des prunes pour faire chaudiere entre nos Sauuages, lesquels d’ayse, me dirent alors que i’estois vn vray Capitaine, et qu’ils ne s’estoient point trompez en la croyance qu’ils en auoient tousiours eue, veu la reverence et le respect que me portoient les373||François, et les presents qu’ils m’auoient faicts, qui estoient ces pois et ces pruneaux, desquels ils firent bonne expedition à l’heure du souper, ou plustost disner : car nous n’auions encore beu ny mangé de tout le iour.

Le lendemain dés le grand matin, nous partismes de là, et en peu d’heures trouuasmes vne autre barque, qui n’auoit encore leué l’anchre faute d’vn bon vent : et apres auoir salüé celuy qui y commandoit, auec le reste de l’équipage, et faict vn peu de collation, nous passasmes outre en diligence, pour pouuoir arriver à Kebec ce iour-là mesme, comme nous fismes auec la grace du bon Dieu. Sur l’heure de midy mes Sauuages cacherent sous du sable vn peu du bled d’Inde à l’accoustumée, et firent festin de farine cuite, arrousée de suif d’Eslan fondu ; mais i’en mangeay tres-peu pour lors (sous esperance de mieux le soir) : car comme ie ressentois desia l’air de Kebec, ces viandes insipides et de mauvais goust ne me sembloient pas si bonnes qu’auparauant, particulierement ce suif fondu, qui sembloit proprement. à celuy de nos chandelles, lequel seroit là mangé en guise d’huile, ou374||de beurre fraiz, et eussions esté trop heureux d’en auoir pour mettre dans nostre pauure Menestre au pays des Hurons.

À vne bonne lieuë ou deux de Kebec, nous passasmes assez proche d’un village de Montagnais, dressé sur le bord de la riuiere, dans vne Sapiniere, le Capitaine duquel, auec plusieurs autres de sa bande, nous vindrent à la rencontre dans un Canot, et vouloient à toute force contraindre mes Sauuages de leur donner vne partie de leur bled et farine, comme estant deu (disoient-ils) à leur Capitaine, pour le passage et entrée dans leurs terres : mais les François qui là auoient esté enuoyez expres dans une Chalouppe, pour empescher ces insolences, leur firent lascher prise, tellement que mes gens ne furent en rien foullez que du reste de notre Menestre du disner, qui estoit encore dans le pot, laquelle ces Montagnais mangerent à pleine main toute froide, sans autre ceremonie.

De là nous arrivasmes d’assez bonne heure à Kebec et eus le premier à ma rencontre le bon Pere Ioseph, qui y estoit arriue depuis huict iours, avec lequel (après m’estre vn peu rafraischy et receu la375||courtoisie de Messieurs de l’habitation, et veu cabaner mes Sauuages) ie fus appelé à nostre petit Conuent, scitué sur la riuiere sainct Charles, où ie trouuay tous nos Confreres en bonne santé, Dieu mercy : desquels (apres l’action de graces que nous rendismes premierement à Dieu et à ses Saincts) ie receus la charité et bon accueil que ma foiblesse, lassitude et débilité pouuoit esperer d’eux.

Quelques iours apres il fut question de faire mes petits apprests, pour retourner promptement aux Hurons auec mes Sauuages, qui auoient acheué leur traicte ; mais quand tout fut prest, et que ie pensay partir, il me fut deliuré des lettres auec vne obedience, de la part de nostre Reuerend Pere Prouincial, par lesquelles il me mandoit de m’embarquer au plus prochain voyage, pour retourner en France, demeurer de Communauté en nostre Conuent de Paris, où il desiroit se seruir de moy.

Il fallut donc changer de batterie et delaisser Dieu pour Dieu par l’obeyssance, puis que sa diuine Majesté en auoit ainsi ordonné. Car ie ne pu receuoir aucune raison pour bonne, de celles qu’on m’ai-376||leguoit de ne m’en point retourner, et d’enuoyer mes excuses par escrit à nostre Reuerend Pere Prouincial, pource qu’vne simple obeyssance estoit plus conforme à mon humeur, que tout le bien que i’eusse peu esperer par mon trauail au salut et conuersion de ce pauure peuple, sans icelle.

En delaissant la Nouvelle France, ie perdis aussi l’occasion d’vn voyage de deux ou trois cens lieuës au delà des Hurons, tirant au Su, que i’auois promis faire auec mes Sauuages, si tost que nous eussions esté de retour dans le pays, pendant que le Pere Nicolas eust esté descouvrir quelqu’autre Nation du costé du Nord. Mais Dieu, admirable en toutes choses, sans la permission duquel vne seule fueille d’arbre ne tombe point, a voulu que la chose soit arriuée autrement.

Prenant congé de mes pauures Sauuages affligez de mon depart, ie taschay de les consoler et leur donnay esperance de les reuoir au plustost qu’il me seroit possible, et que le voyage que ie deuois faire en France ne procedoit pas d’aucun mecontentement que i’eusse receu d’eux, ny pour envie qu’eusse de les abandonner ;377||ains pour quelqu’autre affaire particuliere qui m’obligeoit de m’absenter d’eux pour vn temps. Ils me prierent de me ressouvenir de mes promesses, et puis que ie ne pouuais estre diuerty de ce voyage, qu’au moins ie me rendisse à Kebec dans dix ou douze Lunes, et qu’ils ne manqueroient pas de m’y venir retrouuer, pour me reconduire en leur pays. Il est vray que ces pauures gens ne manquerent pas de m’y venir rechercher l’année d’après, comme il me fut mandé par nos Religieux ; mais l’obedience de mes Superieurs, qui m’employoit à autre chose à Paris, ne me permist pas d’y retourner, comme i’eusse bien désiré.

Auant mon depart nous les conduismes dans nostre Conuent, leur fismes festin, et toute la courtoisie et tesmoignage d’amitié à nous possible, et leur donnasmes à tous quelque petit present, particulierement au Capitaine et Chef du Canot, auquel nous donnasmes vn Chat pour porter à son pays, comme chose rare et à eux incogneuë : ce present luy agrea infiniment et en fit grand estat ; mais voyant que ce Chat venoit à nous lors que nous l’appellions, il coniectura378||de là qu’il estoit plein de raison et qu’il entendoit tout ce que nous luy disions : c’est pourquoy, apres nous auoir humblement remercié d’vn present si rare, il nous pria de dire à ce Chat que quand il seroit en son pays qu’il ne fist point du mauuais, et qu’il ne s’en allast point courir par les autres Cabanes ny par les forests ; mais qu’il demeurast tousiours dans son logis pour manger les Souris, et qu’il l’aymeroit comme son fils, et ne luy laisseroit auoir faute de rien.

Ie vous laisse à penser et considerer la naïfueté et simplicité de ce bon homme, qui pensoit encore le mesme entendement et la mesme raison estre au reste des animaux de l’habitation, et s’il fut pas nécessaire le tirer de cette pensée et le mettre lui-mesme dans la raison, puis que desia il m’auoit faict auparauant la mesme question, touchant le flux et reflux de la mer, qu’il croyoit par cet effect estre animée, entendre et auoir vne volonté.

C’est à present, c’est à cette heure, qu’il faut que ie te quitte, ô pauure Canada, ô ma chère Prouince des Hurons, celle que i’auois choisie pour finir ma vie en trauaillant en ta conuersion ! Pense-tu que ce379||ne soit sans vn regret et vne extreme douleur, puis que ie te vois encore gisante dans l’espaisse tenebre de l’infidelité, si peu illuminée du Ciel, si peu esclairée de la raison, et si abrutie dans l’habitude de tes mauuaises coustumes ? Tu as mal mesnagé les graces que le Ciel t’a offertes, tu veux estre chrestienne, tu me l’as dit. Mais, hélas ! la croyance ne suffit pas, il faut le Baptesme : mais si tu ne quittes tout ce qui est de vicieux en toy, de quoy te serviront la croyance et le Baptesme, sinon d’vne plus grande condemnation ? I’espere en mon Dieu toutesfois que tu feras mieux, et que tu seras celle qui iugera et condemnera un iour deuant le grand Dieu viuant beaucoup de Chrestiens plus mal viuans et mieux instruits que toy, qui n’as encore veu de Religieux que de pauures Recollets du Seraphique sainct François, qui ont offert à Dieu et leur vie et leur sang pour ton salut.

Passons maintenant dans ces barques iusques à Tadoussac, où le grand vaisseau nous attend, puis que nous avons fait nos adieux à nos Frères, aux François, et à nos pauures Sauuages. Ce grand vaisseau nous conduira à Gaspé, où nous380||apprendrons que les Anglois nous attendent à la Manche auec deux grands Nauires de guerre pour nous prendre au passage ; mais Dieu en disposera autrement, s’il luy plaist.

Cet aduis donné par des pescheurs nous fit encore tarder quelques iours, pour auoir la compagnie des trois autres vaisseaux de la flotte qui se chargeoient de Moluës, auec lesquels nous fismes voiles, et courusmes en vain un Escumeur de mer Rochelois, qui nous estoit venu recognoistre enuiron trois cens lieuës au deçà du grand Banc : puis arriuez assez pres de la Manche, il s’esleua une brune si obscure et fauorable pour nous, qu’ayans, à cause d’icelle, perdu nostre route et donné iusque dans la terre d’Angleterre, en vne petite Baye, pres d’vne tour à demy ruynée, nous ne fusmes nullement apperceus de ces guetteurs qui nous pensoient surprendre en chemin, et arrivasmes (assistez de la grace de nostre bon Dieu) à la rade de Dieppe, et de là (de nostre pied) à nostre Conuent de Paris fort heureusement et pleins de santé, Dieu mercy, auquel soit honneur, gloire et louange à iamais. Ainsi soit-il.