Le Gueux de Mer (Moke)/13

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J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 122-128).
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CHAPITRE XIII


Le vieillard tendit les bras à son petit-fils et ils s’embrassèrent en pleurant, sans pouvoir proférer un seul mot. Les serviteurs qui se trouvaient présents se retirèrent et emmenèrent avec eux Dirk Dirkensen qui pleurait aussi ; car ils voyaient bien qu’un si grand nombre de témoins embarrassait leur maître, quoiqu’il ne voulût pas leur donner l’ordre de sortir au moment où ils partageaient sa joie en revoyant l’héritier de la noble famille, à laquelle ils étaient dévoués.

— Ô mon père ! dit le jeune homme à son aïeul, quand ils furent seuls ensemble, vous m’avez trouvé bien coupable !

— Louis, répondit le vieillard, que le souvenir du passé ne répande point d’amertume sur cet heureux jour ! Tu as été imprudent ; moi, peut-être, je t’ai cru plus condamnable que tu n’étais : oublions ton erreur et la mienne.

— Non, mon père, non ; je ne puis ni dissimuler ma faute ni vous cacher ma destinée ; vous me revoyez honteux de mon ingratitude envers vous et disposé à tout faire pour la réparer, mais non pas déserteur de la cause que j’ai soutenue, non pas assez faux pour professer des principes que ni mon esprit ni mon cœur n’adopteront jamais. J’implore votre pardon, mais je ne veux point vous tromper ; apprenez quelle a été la conduite de votre petit-fils, et vous jugerez ensuite s’il est digne de grâce.

— Parle, dit le vieux seigneur, parle avec confiance ; il n’y a point d’erreur que ne rachète un aveu loyal : raconte moi d’abord exactement les détails de cette malheureuse affaire qui t’avait attiré mon indignation, on en a défiguré le récit de mille manières ; j’attends de toi la vérité.

Le jeune homme répondit : « Vous savez avec quelle profonde douleur j’avais appris la mort des comtes de Horn et d’Egmont. Quoique bien jeune encore, je frémissais du malheur de ma patrie et je rêvais aux moyens de la venger.

» Un jour que, visitant nos riches domaines, je passais près de la chapelle antique où, dit-on, reposent les cendres du premier des Gruthuysen, je vis deux soldats espagnols arracher de cet asile inviolable un étranger, un vieillard, qui s’y était réfugié. Quel était le crime de cet homme ? je l’ignore ; mais les blessures dont il était couvert, son sang versé sur le parvis de la chapelle et sur la tombe de mes aïeux me remplirent d’horreur et de compassion. J’interrogeai les soldats : ils me répondirent par des menaces… Ô mon père ! J’étais aussi un Gruthuysen et j’avais une épée…

» Quelques jours après je revins à Bruges : je fus repoussé par vous et par Marguerite… J’aurais dû me soumettre, et subir vos reproches en silence… Je fus coupable, je vous quittai dans l’horrible dessein de ne plus vous revoir.

» Un navire marchand me porta dans les régions sauvages du nouveau monde. Là je voulais vivre loin des hommes civilisés et de l’oppression ; mais là aussi je retrouvai les Espagnols.

» Attaquant des tribus paisibles auprès desquelles je voulais choisir mon asile, ils surprirent leurs guerriers, enlevèrent les femmes et les enfants, et les traînèrent au fond des mines où ils achètent l’or au prix du sang de leurs esclaves. Des chiens énormes, qui les accompagnaient, étaient dressés à dévorer les hommes. Les valets et les femmes perdues qui suivaient leurs troupes, plus cruels que ces féroces animaux, égorgeaient les pauvres indiens, sans motif et sans avantage. Leurs moines,… grand Dieu, quels tigres que leurs moines ! ils prêchaient le massacre au nom de l’évangile, et teignaient dans le sang l’emblème de la miséricorde céleste.

» Ô mon père ! quand je punis ces lâches meurtriers ; quand, m’unissant pour une juste vengeance aux braves qui avaient échappé à leurs coups, j’exterminai cette troupe de monstres, étais-je criminel envers Dieu et envers mon souverain ?

» Pendant une année tout entière je vécus tranquille au milieu des Indiens qui me regardaient comme leur père. Au bout de ce temps les Espagnols revinrent en plus grand nombre. Les sauvages se réfugièrent dans les montagnes : moins agile, et peut-être aussi moins accoutumé à fuir, je tombai dans les mains des ennemis ; ils me chargèrent de chaînes et me transportèrent à bord de leurs vaisseaux.

» Couvert de blessures, accablé d’outrages et de mauvais traitements, j’attendais la mort avec impatience. Une tempête vint mettre un terme à mes souffrances. La flotte fut dispersée, et le navire où j’étais fut pris par un capitaine de la Rochelle, qui faisait la guerre aux Espagnols dans le nouveau monde. Il me délivra, et m’amena en France, d’où je revins dans ma patrie.

» Ma patrie ! je ne pus la reconnaître : je cherchai vainement dans nos malheureuses cités ce peuple si franc, si gai, si bienveillant ; vainement je cherchai cette noblesse si fière et si généreuse ; ce clergé plein de douceur, de charité, de zèle apostolique. Le duc d’Albe avait tout changé. Une multitude triste et méfiante, des gentilshommes appauvris et humiliés, des prêtres fanatiques ou dépouillés de toute influence, voilà ce que je vis en Flandre, et je n’eus pas la force de supporter longtemps un pareil spectacle.

» C’était mon devoir, c’était mon désir le plus cher de voler auprès de vous ; je connaissais votre indulgence, mais je savais aussi que vous m’auriez retenu, et l’honneur m’appelait.

» C’est maintenant surtout, ô mon père ! que j’ose invoquer votre justice : je sais que le reste de mes actions va choquer les principes que vous avez adoptés ; je sais que jamais un Gruthuysen n’a marché sous l’étendard de la rébellion, mais je sais aussi que jamais tyran ne fut comparable au duc d’Albe.

» Je voyais mon pays opprimé par celui qui devait le défendre, et je connaissais trop le caractère du Roi pour attendre de lui le terme de nos malheurs. Guillaume de Nassau et une foule de braves avaient déjà donné l’exemple, justifié par nos constitutions, d’opposer la force à la violence. Je me demandai si leur cause était juste… Pardonnez-moi, mon père, si je blesse ici vos opinions ; mais, mettant à part toute considération personnelle, j’ai cherché de quel côté était le bon droit, et je l’ai trouvé du côté des patriotes.

» Que me restait-il à faire ? Un Gruthuysen demeurerait-il impassible spectateur de la lutte glorieuse qui s’engageait ? Ô mon père ! ne détournez pas les yeux : c’est pour mon pays que j’ai bravé la rage des Espagnols et le mépris de la multitude aveugle, c’est à mon pays que j’ai tout sacrifié ; celui que vous voyez à vos genoux est un gueux de mer ! »

Le vieillard, aussi pâle que la mort, lui jeta un regard douloureux. — Louis, dit-il, tu as souillé l’écusson de tes ancêtres ; tel est au moins mon jugement, tel sera celui des hommes : mais, dis-moi, ta conscience ne te reproche-t-elle point d’avoir embrassé ce parti ?

— Non, mon père, non jamais, répondit le jeune homme en relevant fièrement la tête.

— Eh bien ! Dieu aura pitié de celui de nous qui se trompe. Tu as cru faire ton devoir, Louis ; tes intentions étaient pures : reçois la bénédiction de ton aïeul.

Le jeune homme s’agenouilla, et le vénérable vieillard posa les mains sur sa tête et le bénit en versant des larmes.

— Louis, dit-il ensuite, j’ai une prière, une seule prière à t’adresser : aussi longtemps que tu resteras près de moi, et que tu porteras le nom de ta famille, évite de manifester tes opinions ; épargne-moi cette douleur, ô mon fils !

— Aussi longtemps que je resterai près de vous, répondit le jeune homme, vos moindres désirs seront des lois pour moi.

Ils s’embrassèrent alors, et le bon seigneur fit venir tous ses gens, pour les présenter à celui qui devait un jour être leur maître. Le salon se remplit d’une foule de domestiques qui avaient presque tous vieilli au service des Gruthuysen. Ils pleuraient de joie en revoyant le dernier rejeton de cette famille illustre qui avait été leur bienfaitrice, et dont leurs pères avaient mangé le pain. L’accueil aimable et bienveillant qu’ils reçurent de lui redoubla leur dévouement, et une heure après que Louis de Winchestre fut rentré dans l’habitation de ses aïeux il n’y avait personne dans ce vaste hôtel qui ne fût prêt à verser son sang pour lui.

Il demeura trois jours auprès du vieillard, et pendant ce court intervalle il sut mériter toute son affection par une tendresse et un zèle sans bornes. Le quatrième jour le désir de revoir Marguerite le conduisit à l’Écluse.