Le Gueux de Mer (Moke)/14

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J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 129-140).
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CHAPITRE XIV




a flotte du duc de Médina-Cœli avait été presque entièrement détruite dans le combat du 10 juin 1572. Les Espagnols, furieux de cet échec, firent retomber leur colère sur les habitants de l’Écluse, qu’ils accusaient d’avoir entretenu des intelligences avec les rebelles, et, suivant la méthode que le duc d’Albe avait établie, ils formèrent un tribunal extraordinaire, auquel ils donnèrent le droit exclusif de juger les causes de lèse-majesté.

Ce tribunal fut composé de trois étrangers. Deux étaient Aragonais, et ne comprenaient ni la langue flamande, ni la langue française. Le troisième, don Christophe de Sandoval, parlait un peu cette dernière langue ; aussi avait-il été nommé président.

La fortune et la vie des bourgeois de l’Écluse se trouvaient donc entre les mains de trois militaires espagnols, qui ignoraient leurs coutumes, ne comprenaient pas leur langage et professaient le plus grand mépris pour les privilèges héréditaires de la nation. Tour à tour on faisait comparaître devant ce tribunal inique tous ceux à qui leur fortune permettait de se racheter par de grands sacrifices, et on les rançonnait impitoyablement sans distinction de parti.

La baronne de Berghes et sa nièce furent citées des premières ; car on avait vu la chaloupe qui les portait aborder le flibot du chef des rebelles. Elles se rendirent avec peu de gens à l’hôtel de ville, où siégeait la commission et dont les caves servaient de cachot à ceux qu’elle condamnait.

Quand elles arrivèrent dans la salle les juges interrogeaient un accusé, que les deux dames reconnurent pour le vieux capitaine allemand qu’elles avaient rencontré chez le bourgmestre. Elles assistèrent à son jugement.

— Comment vous nommez-vous ? demanda au prévenu le président don Christophe de Sandoval.

— Martin von Hohenstrass.

— Mauvais nom : Martin, ainsi s’appelait l’hérétique Luther ; pour Hohenstrass, ce mot-là n’est pas chrétien… Vous vous êtes trouvé, il y a trois jours, chez le seigneur bourgmestre ?

— Je m’y suis trouvé comme vous.

— Greffier, dit alors le président en espagnol, écrivez qu’il avoue le fait… Vous avez rencontré là un chef des rebelles.

— Je n’en sais rien.

— Mais vous le croyez ? qu’importe !… Après avoir entendu ses blasphèmes contre le Roi, vous l’avez déclaré un brave ?

— J’admirais sa hardiesse, et certes il y a peu d’hommes qui en eussent montré autant.

— Greffier, écrivez qu’il approuve la conduite du gueux.

— C’est faux, s’écria le vieux militaire, qui comprenait l’espagnol.

— Ne dites-vous pas que c’est un brave ? n’est-ce point avouer que vous l’admirez, que vous l’aimez ?…

— Seigneur président, interrompit l’accusé, je n’ai pas servi quarante ans sans savoir ce que veut dire le mot de brave, et si vous le comprenez aussi bien que moi j’espère vous retrouver en sortant d’ici.

Don Christophe de Sandoval ne répondit pas, mais il fit un signe à une douzaine de hallebardiers qui entouraient l’accusé. Aussitôt tous se jettent à la fois sur le vieux militaire, et malgré sa résistance, ils le terrassent, le garrottent et lui mettent un bâillon sur la bouche.

— Jetez-le en prison, dit alors le féroce Espagnol en souriant avec dédain, et qu’on lui envoie un confesseur.

Cet ordre fut exécuté ; car les agents du tribunal obéissaient aveuglément au président, sachant bien que ses deux assesseurs n’étaient là que pour la forme et ne pouvaient avoir un avis sur ce qu’ils ne comprenaient pas.

Ce fut alors le tour de la baronne et de sa nièce. La vieille dame, forte du témoignage de sa conscience, alla fièrement s’asseoir sur le banc des accusés, mais Marguerite, épouvantée du spectacle dont elle avait été témoin, trouvait à peine la force de se soutenir.

Qu’elle est belle ! se disaient les deux juges en l’admirant. Le président se taisait, mais le feu de ses regards trahissait sa pensée, et tous les assistants frémirent en voyant quelle proie allait tomber dans les mains de cet homme odieux.

Après avoir recueilli le nom et l’âge des deux dames, don Christophe de Sandoval leur demanda comment des personnes d’une famille si respectable, et qu’il lui était cruel de devoir juger, avaient pu se rendre à bord d’un flibot des gueux de mer.

— C’est à notre insu qu’on nous y a conduites, répondit la baronne.

— Excellente défaite, vraiment ! Mais que dit la jeune demoiselle ?

Marguerite voulut confirmer ce que sa tante venait de dire, mais la voix lui manqua.

— Seigneur, s’écria la douairière, ma nièce est timide et ne peut s’exprimer librement devant cette assemblée.

— Celui qui a peur ment, répliqua l’Espagnol, et ses deux collègues approuvèrent du bonnet.

C’en était trop pour Marguerite ; elle pâlit, chancela, et l’on fut obligé de la soutenir.

Don Christophe de Sandoval avait prévu cet accident. — Mesdames, dit-il, le tribunal, jaloux de montrer sa douceur, remet à une autre fois votre interrogatoire : tâchez donc de calmer vos esprits. En attendant que l’on puisse reprendre cette affaire, vous allez être conduites en lieu de sûreté.

La partie exécutive du tribunal s’empara aussitôt des deux dames et les mit en lieu de sûreté, c’est-à-dire dans les caves de l’hôtel de ville.

Tandis qu’on les y traînait, malgré leurs cris et leurs lamentations, un homme enveloppé d’un grand manteau passa près d’elles : Ne craignez rien, leur dit-il en flamand, on veille sur vous.

Avant qu’elles pussent jeter les yeux sur celui qui leur parlait de la sorte il s’était détourné ; d’ailleurs le passage était obscur, leurs conducteurs les entraînaient : elles furent donc contraintes de se borner à des soupçons incertains. Cependant, Marguerite se disait tout bas : Ce ne peut être que Louis de Winchestre.

L’aspect du caveau où on les enferma redoubla leur terreur : c’était un cachot sombre et humide, qui ne recevait de lumière que par une petite lucarne soigneusement grillée. Les murs étaient inégaux, minés par le temps, et couverts d’une mousse noirâtre ; de grosses pierres pouvaient servir de bancs : il y avait aussi quelques bottes de paille étendues à terre. C’était là le lit qu’on destinait à des personnes élevées au sein de l’abondance et de la délicatesse, et auxquelles leur imagination même n’avait jamais offert un séjour aussi hideux.

Elles n’y étaient pas seules : le vieux capitaine allemand, qu’elles avaient vu juger, était là couché à terre : il se souleva pour les saluer, autant que le lui permirent ses fers, et poussa quelques sons étouffés qu’elles ne purent comprendre.

Les malheureux surtout savent compatir au malheur. Quand la douairière et sa nièce aperçurent le vieillard chargé de chaînes, bâillonné, blessé par ceux qui l’avaient mis dans cet état, et destiné à une mort aussi injuste qu’ignominieuse, elles oublièrent leurs propres souffrances pour plaindre cet infortuné que leurs faibles mains ne pouvaient secourir. Elles pleuraient ; le guerrier les regarda d’un air de fierté, et qui semblait leur dire : ne me plaignez pas… j’ai vécu sans honte.

Le jour commençait à baisser. La soirée et les premières heures de la nuit s’écoulèrent bien lentement pour les captives ; elles priaient tout bas : le vieux capitaine s’était endormi tranquillement.

Elles écoutèrent successivement sonner neuf heures, dix heures, onze heures, minuit. Un profond silence régnait dans les rues désertes, et la marche régulière d’une sentinelle espagnole retentissait seule autour de la prison.

Tout à coup les pas du soldat cessèrent ; on l’entendit saisir son arme et s’écrier : qui vive ! Quelque chose tomba, et le silence ne fut plus troublé par les pas de la sentinelle.

Un moment après, Marguerite crut distinguer un faible bruit : — Ma chère tante, dit-elle à demi-voix, n’entendez-vous rien ?

— Il me semble, répondit la baronne, que j’entends crier une lime ou une scie.

Au même moment un des barreaux de fer, dont le soupirail était garni, tomba lourdement, et deux hommes, munis chacun d’une lanterne sourde, se précipitèrent dans le caveau.

— Vaisseau gagné ! dit le premier d’entre eux à son camarade ; ouvrons maintenant les écoutilles de nos lanternes.

— Bien parlé, Dirk ! répliqua le second : feu de bâbord et de tribord ! — Aussitôt ils découvrirent tous deux les lumières qu’ils portaient, et la clarté subite qui se répandit dans le cachot permit de distinguer leur figure et leur costume.

Les deux dames, encore tremblantes, reconnurent à l’instant Dirk Dirkensen et un des marins qui les avaient ramenées du flibot de l’amiral Worst.

— Nous vous cherchions, belles dames, s’écria Dirk ; il ne sera pas dit que les gens de mer vous abandonnent dans la tempête après vous avoir conduites au milieu des écueils : préparez-vous seulement à lever l’ancre.

La baronne frémissait : — Dieu nous garde, répondit-elle, de nous confier encore à des révoltés ! mais si vous voulez faire une action méritoire, au nom du Ciel, sauvez ce vieillard.

Le vieux loup de mer, tout stupéfait, tourna ses regards sur le prisonnier. — C’est un soldat, dit-il avec un air de mépris.

— C’est un infortuné ! s’écria Marguerite : sauvez-le, votre capitaine vous récompensera.

— Comme le pauvre diable est garrotté ! reprit le pilote : il est temps d’ouvrir ses sabords, ou, par ma foi, il va étouffer.

L’officier s’éveilla et regarda avec étonnement ces deux inconnus : leurs vêtements de toile grise et leurs ceintures rouges n’avaient rien de bien remarquable ; mais ils étaient hérissés d’armes. Des crampons de fer garnissaient leurs genoux et leurs coudes ; des pistolets, des coutelas et des poignards remplissaient leurs poches et leurs ceintures, et ils tenaient en main, outre leurs lanternes, des pinces, des limes et toutes sortes d’instruments.

— Camarades, je vous remercie, leur dit le vieux capitaine, dès qu’ils eurent détaché son bâillon ; il n’est pas difficile de vous reconnaître pour des gens de mer, car un homme ordinaire ne pourrait se remuer équipé comme vous l’êtes.

Ce compliment fit plaisir aux deux marins : Il a du bon sens, dirent-ils ; c’est dommage que ce soit un soldat ; et, tout en parlant de la sorte, ils le délivraient de ses fers avec une promptitude et une adresse merveilleuses.

Quand cette besogne fut terminée on entendit les pas de quelques hommes qui approchaient. Des armes ! dit le vieux guerrier, des armes ! on ne nous forcera pas aisément ici.

— Tenez-vous tranquille, répondit le vieux Dirk ; ce sera quelque ronde.

Le bruit augmentait, et il était facile de s’apercevoir qu’on se dirigeait vers le cachot. Bientôt une clef tourna dans la serrure ; aussitôt les deux marins couvrirent leurs lumières et se blottirent dans un coin, tandis que le capitaine se jeta à terre comme un homme endormi.

La porte s’ouvrit : on aperçut don Christophe de Sandoval en grand uniforme ; il prit un flambeau des mains d’un de ceux qui l’accompagnaient et ordonna qu’on le laissât seul avec les prisonnières.

À la vue de celui qui les avait plongées dans cet horrible cachot les deux dames se rapprochèrent l’une de l’autre et Marguerite cacha sa figure dans le sein de sa bonne tante. Celle-ci, rassurée par la présence des marins, jeta un regard de mépris à l’Espagnol et murmura quelques paroles menaçantes.

— Mes nobles dames, leur dit le féroce président, c’est à mon grand regret que l’on vous a enfermées dans cette hideuse prison ; veuillez me suivre, je vous conduirai dans un lieu plus digne de vous.

Il parlait vainement, on ne lui donna aucune réponse.

— N’osez-vous pas vous fier à la parole d’un gentilhomme castillan ? s’écria don Chistophe offensé.

— Non, répartit avec hauteur la douairière.

L’Espagnol fit un geste de fureur : — Misérable ! mais vous êtes sa tante… Suivez-moi donc…

— Vous suivre, répéta Marguerite : où ? grand Dieu !

— Au bonheur, répondit don Sandoval en mettant un genou en terre devant elle ; à l’autel qui vous attend…

— Plutôt à la mort !

L’Espagnol se releva : Jeune insensée, dit-il, voulez-vous perdre avec vous celle qui vous a servi de mère ?

La jeune fille pâlit et baissa la tête.

— Venez donc, continua le président, et il étendit le bras pour l’y forcer.

— Doucement ! dirent les deux marins qui s’étaient approchés à pas de loup et qui le saisirent par derrière, doucement ! camarade, vous n’êtes pas seul ici.

— Trahison ! s’écria l’Espagnol, en voyant deux poignards appuyés sur sa poitrine.

— Justice ! répondit le capitaine allemand, car il s’était levé et s’était mis entre don Christophe et les dames. Seigneur président, je serai plus généreux que vous : Je vous offre le combat.

L’Espagnol ne répondit pas.

— Mes amis, reprit alors le capitaine, faites-moi le plaisir de traiter cet homme précisément comme il m’avait traité : voici de bonnes chaînes et un bâillon admirable ; le seigneur don Sandoval pourra faire rapport à ses collègues du mérite d’un pareil instrument.

On ne perdit pas une minute ; don Christophe fut garrotté et bâillonné, et subit dans toute sa plénitude la juste peine du talion.

Les marins fermèrent alors et barricadèrent en dedans la porte du caveau, puis ils fixèrent une échelle de cordes à la lucarne et engagèrent les dames à sortir de captivité. La baronne refusa encore quelque temps ; mais Dirk Dirkensen qui craignait de voir l’occasion lui échapper, s’écria : Puisque ce vieux navire n’avance pas, il faudra le prendre à la remorque, et, joignant l’action aux paroles, il saisit la dame par le milieu du corps et la mit en liberté malgré elle, non sans qu’elle se fût assez rudement froissée contre les barreaux du soupirail.

Quand elle fut sortie du cachot, son conducteur lui demanda où elle voulait chercher un asile.

— À Bruxelles, répondit-elle, aux pieds du duc d’Albe.

— Eh ! madame, s’écria le vieil Allemand, il vous fera juger par son conseil des troubles.

— Je ne crains rien, reprit la douairière.

— Mais vous êtes riche…

— Eh bien !

— On vous condamnera pour confisquer vos terres.

— Mes sentiments sont trop bien connus, et ma famille trop puissante…

Le vieux capitaine secoua la tête : Adieu donc ! dit-il ; plaise au Ciel que vous ne couriez pas à votre perte !

Il s’éloigna : les deux marins conduisirent la baronne et Marguerite au port ; là ils les firent entrer dans une chaloupe, et les menèrent à un endroit où une voiture les attendait. Bon voyage ! leur crièrent-ils alors, et, sans vouloir accepter aucune récompense, ils disparurent.

La voiture, ou, comme on disait alors, le coche était richement orné et attelé de quatre bons chevaux ; mais il ne portait pas d’armoiries, et les gens qui le conduisaient n’avaient point de livrée : ainsi rien ne pouvait apprendre aux deux dames qui leur avait rendu ce service, mais chacune d’elles l’avait deviné.

Pendant leur voyage, qui dura deux jours, elles ne rencontrèrent personne qui parût faire attention à elles ; seulement elles crurent remarquer qu’un cavalier, entouré d’un grand manteau, chevauchait tantôt en avant, tantôt en arrière de leur coche, et toujours à une trop forte distance pour qu’on pût distinguer ses traits.