Le Gueux de Mer (Moke)/33

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J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 316-325).
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CHAPITRE XXXIII


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uand le jeune Belge fut sorti du palais il se retraça toutes les circonstances terribles des scènes dans lesquelles il venait de figurer, et s’étonna d’avoir pu échapper à tant de périls. Une église se trouvait sur son passage : il y entra, remercia de son salut Celui qui tient dans sa main le cœur des rois, et lui demanda la délivrance du père de Marguerite. À mesure qu’il priait il sentait redoubler sa confiance, et quand il se retira, après avoir été prosterné plus d’une heure devant l’autel du Très-Haut, il se croyait déjà certain d’obtenir un nouveau succès.

Le soleil n’était pas encore à son déclin quand il arriva à l’hôtel où il avait pris son logement ; mais, quoique l’heure fût si peu avancée, la maison retentissait de cris et de chants joyeux. C’était Dirk Dirkensen qui faisait fête à un ancien camarade : comme ils s’étaient précisément attablés dans l’appartement du jeune homme, il fut obligé de se rendre auprès d’eux, et il entra au moment où ils chantaient en chœur la victoire de Lépante.

Dirk parut troublé à la vue de son lieutenant, mais son convive ne se déconcerta point : c’était un homme de haute taille, vêtu de noir et armé d’une longue rapière. Sa figure brune et cicatrisée avait une expression singulière de hardiesse, de franchise et de férocité. Ses yeux noirs brillaient comme ceux d’un oiseau de proie, ses narines étaient hautes et larges comme celles des chasseurs indiens ; sa bouche, un peu grande, laissait entrevoir deux rangées de dents blanches et aiguës, de grosses moustaches, qui se relevaient en pointe de chaque côté, couvraient presque le tiers de son visage, et une large balafre dont sa joue gauche était sillonnée achevait de lui donner un air redoutable.

— Mon gentilhomme, dit-il en se levant pour saluer le nouveau venu, vous voyez devant vous don Ignatio-Angelico-Dominico-Francisco de Santa-Maria y Pedroval y Paulodor, actuellement brigadier dans l’honorable corps de la Sainte-Her-mandad, familier et alguazil-major de la très sainte inquisition, votre serviteur, et qui boit à votre santé.

Il se retourna pour vider son verre ; le mécontentement et le mépris se peignaient sur la figure de Louis de Winchestre ; mais le pilote lui dit tout bas : C’est un homme précieux, mon lieutenant ; il peut nous rendre le comte de Walde-ghem !

Ces mots firent tressaillir l’amant de Marguerite. Quelque répugnance qu’il éprouvât à s’entretenir familièrement avec un agent de l’inquisition, il résolut de se soumettre à tout pour sauver le père de sa bien-aimée. Il s’approcha donc de l’alguazil, et, s’efforçant de prendre un air bienveillant, il lui dit : Seigneur Ignatio, quoique vous me soyez inconnu, il suffit que Dirk Dirkensen vous regarde comme son ami, pour que votre présence ne puisse me déplaire.

Malgré le costume simple que portait le jeune homme, son air noble et sa démarche majestueuse trahissaient son rang. Aussi l’Espagnol parut-il flatté du compliment qu’il lui adressait, et pour montrer qu’il n’en était pas indigne il releva ses moustaches, frappa du poing sur la table et répondit d’une voix forte : — Par Notre-Dame du Montferrat ! mon jeune seigneur, ce brave Zélandais peut vous dire qui je suis. Nous nous connaissons à merveille, ayant combattu tantôt du même côté, tantôt l’un contre l’autre. Nous avons souffert ensemble le calme, qui est le fléau des marins, et nous avons ensemble bravé la tempête, sans parler du fer de l’ennemi, qui, par une grâce spéciale de sainte Barbe, ma bonne patronne, n’a jamais fait plus d’impression sur moi que le bourdonnement des moucherons.

— Vous n’avez donc pas toujours été attaché au saint-office ? demanda le jeune Belge après s’être assis à côté de l’alguazil, car il sentait la nécessité de se prêter à la circonstance, et il faisait volontiers pour sauver le père de Marguerite ce qu’il n’eût peut-être pas voulu faire pour son propre salut.

— Par la croix verte et par la sainte bannière ! répartit le familier de l’inquisition, j’ai fait plus d’un métier, mon gentilhomme ! et s’il fallait vider autant de bouteilles que… Mais ne parlons pas de cela, et permettez-moi de boire au succès de vos amours !

En achevant ces mots il remplit son verre jusqu’aux bords et le vida d’un seul trait ; puis il reprit, en essuyant ses moustaches. : Croiriez-vous bien, mon cavalier, que moi qui trinque ici de si bonne amitié avec ce vieux pilote j’ai manqué de l’arrêter tantôt et de le jeter dans un cachot, d’où peut-être il ne serait jamais sorti ? Ha ! ha ! ha ! l’aventure est plaisante ; verse-moi encore une rasade, mon vieux, pour prouver que tu ne gardes pas rancune. Monseigneur, à votre santé !… Voici, mon gentilhomme, comment la chose est arrivée. Le camarade rôdait de trop près autour de nos cellules ; moi, qui ne le voyais que par derrière, je crus devoir lui mettre la main au collet ; mais le brave homme riposta d’un coup de poing si bien asséné que je le reconnus de suite, et je m’écriai en tombant : Sainte Vierge de Cordoue ! c’est Dirk Dirkensen ! car il faut que vous sachiez, seigneur cavalier, que nous nous mesurions quelquefois ensemble quand nous montions le même navire. Hem ! hem !

Le pilote secoua la tête : Oui, oui, dit-il, tu m’as donné trois coups de couteau, et je t’ai jeté deux fois à la mer ; partant, puisque le diable t’a repêché, nous sommes quittes !

— Nous avions alors un excellent voilier, répartit l’Espagnol, oubliant son rôle d’alguazil et souriant au souvenir de ses anciennes croisières. Quelles prises nous faisions ! Mais j’en ai bien reçu l’absolution, mon très cher frère, continua-t-il en reprenant son masque : j’ai lavé mon âme des souillures du péché. Dirk, je bois à ta conversion prochaine.

Le vieux Zélandais répondit en haussant les épaules : Carino, car j’ai déjà oublié ton nouveau nom, je n’ai que faire de changer : je suis né sur la mer et je compte y mourir, et si je n’y ai pas fait une grande fortune, je ne laisserai personne après moi pour accuser ma mémoire. Mais il n’en sera pas de même de toi, et le métier que tu fais maintenant…

— Saint Dominique le miséricordieux ! s’écria l’alguazil en jetant autour de lui un regard plein de méfiance, que dites-vous là, mon cher ? Savez-vous bien que si quelqu’un pouvait nous entendre je serais forcé de vous arrêter comme hérétique et blasphémateur du saint-office ?

— Et tu aurais le courage de le faire ? dit le pilote en frémissant.

L’Espagnol répondit avec le plus grand sang, froid : Je sais que tu m’as sauvé la vie une ou deux fois ; mais ce ne serait pas là une raison pour m’exposer à la perdre…

Les cheveux gris du brave marin se dressèrent sur sa tête ; il se leva brusquement de table, et, jetant au familier un regard furieux : Carino, s’écria-t-il, tu es un…

L’alguazil lui mit la main sur la bouche avant qu’il pût prononcer le mot fatal : N’achevez pas, dit-il, Dirk, mon ami ; vous savez que je ne pardonne guère et que mon poignard est bien affilé.

Mais le pilote le repoussa rudement, et, saisissant par le canon son mousquet qui était posé contre la muraille, et le fit tourner autour de sa tête comme une massue, en criant : Tire maintenant ton poignard, si tu veux !

Le fer brillait déjà dans la main de l’Espagnol ; mais Louis de Winchestre, se jetant entre les deux adversaires, les empêcha de sauter l’un contre l’autre. Dirk Dirkensen se rassit le premier, honteux de son emportement ; l’alguazil remit son poignard dans sa gaine et, tendant au Zélandais sa main désarmée : Touche là, dit-il, et une autre fois ne sois pas si prompt ; que ne me laissais-tu le temps de finir ?

Le pilote détourna les yeux : Te donner à présent la main, c’est une chose impossible.

— Écoute-moi au moins, vieil enragé. Si tu n’avais fait que me sauver la vie, je ne m’exposerais peut-être pas pour toi ; mais, Dirk, je te dois davantage, et c’est ce que j’allais dire, quand tu m’as si follement interrompu : tu m’as vengé, brave Dirk, vengé d’un traître, d’un ennemi mortel… Et en prononçant ces mots ses yeux étincelaient de plaisir, et un sourire féroce brillait sur ses lèvres… Tu m’as vengé, nous avons foulé ensemble le cadavre de mon ennemi : je suis à toi à la vie et à la mort !

— Et tu voulais me tuer il y a un moment, répliqua le Zélandais.

L’Espagnol fronça le sourcil : Tu m’insultais, dit-il.

Louis de Winchestre, témoin muet de cette scène, éprouvait le mécontentement le plus vif d’être réduit à ménager cet homme dont la cruauté le révoltait. Il se contint cependant, retenu par le souvenir de Marguerite, et fit même signe au pilote de se réconcilier avec le familier de l’inquisition. Dirk obéit, et, surmontant sa répugnance, il se rapprocha de son ancien camarade, lui donna la main, et recommença à trinquer avec lui.

— Carino, dit-il, quand il le vit de bonne humeur, j’attends de toi un service.

— Parle, répondit l’Espagnol, et, par saint Jacques de Compostelle ! je ferai tout pour toi.

— Eh bien ! il faut que tu m’accordes la délivrance d’un des prisonniers qui sont sous ta garde.

À ces mots l’alguazil pâlit et trembla de tous ses membres. — C’est ma tête que tu veux, s’écria-t-il : connais-tu le pouvoir de l’inquisition ? jusqu’au bout de l’univers elle atteint ses victimes !

— Fais ce que je te demande et sois sans inquiétude. Tu nous accompagneras en Zélande : il n’y a point de traîtres là.

L’Espagnol, mettant ses deux coudes sur la table, appuya sa tête sur ses mains et il parut réfléchir un moment.

— Mille ducats seront le prix de votre action, lui dit Louis de Winchestre, et, tirant sa bourse, il voulut la lui donner.

Le familier de l’inquisition la repoussa :

— Ni pour mille ni pour dix mille ducats, répondit-il, je ne tenterais un coup si téméraire ; mais pour m’acquitter envers le brave homme qui a tué mon ennemi !… comptez sur moi : je le livrerai ou je serai victime de mon audace. Es-tu content, Dirk ?

— Je reconnais mon ancien camarade, répondit le pilote d’un air satisfait.

— Et le nom du prisonnier ?

— Le colonel de Waldeghem.

— C’est un vieillard infirme, reprit l’alguazil en secouant la tête ; il faudra que vous m’aidiez à le tirer de cage, car il ne peut marcher.

— J’irai avec vous, dit Louis de Winchestre ; je descendrais jusqu’aux enfers pour le délivrer.

Dirk le tira par son manteau : Mon lieutenant, s’écria-t-il, c’est à moi de braver ce péril ; laissez-moi faire, je suis vieux, et si je succombe aucune jeune fille n’aura des pleurs à répandre.

— Venez tous deux, dit l’Espagnol ; nous ne serons pas trop de trois.

— Nous irons, répondit le jeune homme, quoique le pilote lui fît signe de ne rien promettre.

Les regards de l’alguazil exprimaient la surprise ; il se leva et frappant du poing sur la table : — Par saint Côme et saint Damien ! s’écria-t-il, vous êtes bien confiants ; mais vous ne vous en repentirez pas. Demain je viens vous prendre tous deux, je vous mène dans ma cellule ; je vous habille en familiers ;… le déguisement est facile, car les jours d’opération nous sommes tous masqués d’un triple voile noir. Il faudra ensuite descendre au lieu des tortures, ce qui est la chambre du conseil de nos pères, on y amènera le vieillard, on l’interrogera, on le mettra peut-être à la question ; mais il faudra bien qu’on finisse par le renvoyer à son cachot. Alors nous suivons les deux gardes qui le conduisent, et nous les poignardons.

— Bravo ! dit le pilote ; mais la retraite ?…

L’Espagnol reprit d’un air triomphant : Par saint Ignace ! j’y ai pourvu. Comme j’ai pressenti de longue main que, l’un ou l’autre jour, il pourrait m’être agréable de savoir par où prendre l’air, j’ai détaché quelques pierres d’une vieille muraille : vous comprenez… Demain votre homme sera libre, par Mahomet ! il le sera.

— Don Ignatio, dit en souriant le vieux marin, il me semble que vous nommez là un saint qui n’était pas encore en Paradis du temps que je naviguais dans les eaux de l’Église romaine.

Le familier de l’inquisition partit d’un grand éclat de rire. — Ne sais-tu pas, dit-il, que j’ai servi sur plus d’un bord ? et j’oublie quelquefois, avec des amis, le pavillon qu’il faut que je porte devant les étrangers. Que cela ne vous alarme pas, mon gentilhomme ! il est vrai que si la mode venait de se faire circoncire, il ne m’en coûterait plus la douleur de l’opération ; mais, mille millions de diables ! je n’ai gardé des Turcs que la coutume de tenir parole. Allons, Dirk, encore une rasade ! au bon succès de l’entreprise !

Ils trinquèrent ensemble, et Louis de Winchestre lui-même, animé par l’espoir de délivrer le père de sa bien-aimée, voulut leur faire raison ; car il sentait qu’il ne pouvait trop s’attacher celui duquel dépendraient la vie du vieillard et la sienne.

— À demain ! dit alors l’alguazil : soyez prêts à me suivre quand le jour baissera. Mon gentilhomme, je vous baise les mains ; bonne nuit, mon vieux camarade ! tâchons tous de bien dormir, car ce sera peut-être pour la dernière fois.

Il sortit, en riant de cette agréable saillie ; les deux Belges demeurés seuls s’entretinrent encore quelque temps des chances qu’ils allaient courir, et quand vint l’heure du repos ils s’endormirent d’un sommeil paisible, car leur conscience était pure et c’était pour une bonne action qu’ils voulaient exposer leur vie.