Le Gueux de Mer (Moke)/34

La bibliothèque libre.
J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 326-334).
◄  XXXIII
XXXV  ►


CHAPITRE XXXIV


Le lendemain, vers le déclin du jour, don Ignatio de Santa-Maria vint trouver le jeune Belge qui l’attendait avec impatience, et il le conduisit, ainsi que Dirk Dirkensen, au palais de l’inquisition. C’était un bâtiment immense, d’une architecture lourde et massive ; mais on n’y remarquait rien qui pût le faire distinguer d’une prison ordinaire, si ce n’est peut-être le grand nombre de statues de saints et d’emblèmes religieux qui s’offraient de tous côtés aux regards.

Quoique conduits par un alguazil, les deux étrangers n’en furent pas moins attentivement examinés par l’Alcaïde, ou portier du saint-office ; ils traversèrent ensuite de longs corridors remplis de gardes, qui leur jetaient des regards sinistres : enfin leur guide, après les avoir fait monter dans la partie supérieure du bâtiment, les mena à une cellule qu’il occupait dans ce séjour de douleur. Là il leur offrit une légère collation qu’il avait préparée pour eux ; mais Louis de Winchestre, saisi d’une émotion trop puissante, ne put se résoudre à accepter les mets délicats que lui présentait une main si souvent ensanglantée, et le pilote seul fit honneur au repas de son ancien camarade.

— Carino, lui dit-il, après avoir vidé plus d’une bouteille, où diable as-tu pris cet incomparable vin ? Il faut que tu sois riche comme un contrebandier pour acheter de pareil nectar.

— Par saint Jacques d’Alcantara ! tout cela ne me coûte que la peine de le prendre. En attendant l’heure de la question, les seigneurs inquisiteurs se régalent là-haut, et comme je suis assez bien avec leur maître-d’hôtel, on ne me refuse jamais quelques bribes du festin.

La surprise et l’horreur étaient peintes dans tous les traits du vieux marin. — Quoi, dit-il, ces maudits requins ont le cœur de faire fête au moment de torturer leurs semblables ! Le crocodile pleure avant de tuer un homme, et eux se réjouissent d’égorger leur frères !

— Que veux-tu ? répondit le familier ; le soldat s’enivre avant d’aller à la bataille, et nos saints pères ont besoin de puiser un peu de courage dans le jus de la treille pour supporter avec indifférence la vue du sang humain. Allons, mon brave Dirk, encore une rasade !

L’honnête Zélandais fit un geste d’aversion et de dégoût. — Que la peste m’étouffe, s’écria-t-il avec feu, si j’accepte une goutte de plus ! Je ne toucherai pas davantage au vin de ces cannibales ; plutôt ne boire que de l’eau !… Mais quel est ce bruit ?

— N’y prends pas garde, répartit froidement l’Espagnol ; nous entendons cette musique toute la journée : ce sont les cris des pauvres diables auxquels on inflige des coups de discipline, pour mortifier la chair.

— C’est la voix d’une femme ! dit Louis de Winchestre. Au même moment la porte de la cellule s’ouvrit et une jeune fille à demie nue s’y précipita : ses longs cheveux épars étaient le seul voile qui couvrît sa gorge d’albâtre ; ses bras, aussi blancs que la neige, portaient l’empreinte des fers qui les avaient serrés ; ses larmes inondaient son visage, et elle s’écriait d’une voix qui eût touché le cœur le plus dur : Sauvez-moi, oh ! sauvez-moi de leurs mains ; tirez-moi d’ici ou donnez-moi la mort !

— Ce serait nous perdre avec elle, dit le familier de la sainte inquisition, dont la figure avait pris une expression encore plus dure et plus féroce que d’ordinaire ; et, saisissant cette malheureuse par les cheveux, il allait la traîner hors de la cellule ; mais Dirk Dirkensen, l’entourant d’un bras de fer, le força de s’arrêter.

— Lâche-moi, Dirk, ou je te tue ! s’écria l’alguazil furieux en appuyant un pistolet sur sa poitrine ; il faut que je te tue, si tu ne me lâches pas ! Le vieux marin conserva toute sa présence d’esprit ; il détourna l’arme meurtrière, et, déployant sa force prodigieuse, il obligea son antagoniste à reculer, tandis que Louis de Winchestre soutenait la jeune fille éperdue et se hâtait de la couvrir d’un grand manteau

— Voilà de belle besogne ! dit en frémissant de rage don Ignatio, que Dirk tenait comme enchaîné au fond de la cellule ; on va nous découvrir, et nous périrons avec elle.

— Au moins ne sera-ce pas sans vengeance ! reprit le pilote.

— Imprudent ! que ferons-nous contre une armée d’ennemis ? Ah ! Dirk Dirkensen, tu nous as perdus sans nécessité et sans fruit. Mais lâche-moi ; que crains-tu ? maintenant qu’elle est restée un seul moment auprès de nous, il est trop tard pour reculer.

— Avant que je ne te lâche, répliqua d’un ton décidé le vieux marin qui le tenait par le milieu du corps, promets-moi de nous seconder de ton mieux.

— Il le faudra bien, répondit tristement l’alguazil, car le même sort nous attend tous : nous échapperons ou nous périrons ensemble. Mais, par la barbe du prophète ! laisse-moi… On vient à nous ; cachez la fille de votre mieux, moi je porterai la parole.

— Si tu nous trahis…

— À quoi me servirait-il de vous trahir ? je serais soupçonné, et ici le soupçon est pire que la mort. Tâchez seulement de faire bonne contenance.

On mit à la hâte un masque noir, comme ceux que portaient quelquefois les familiers, sur la figure de la jeune fille ; un moment après parut un inquisiteur.

C’était un moine dominicain dans toute la force de l’âge : sa figure était pourprée, et ses yeux brillaient d’ivresse, de lubricité et de colère. — Où est-elle ? dit-il en entrant ; don Ignatio, il faut que vous la trouviez.

— De qui parle votre sainteté ? répondit le fourbe en baissant les yeux et en croisant les mains sur sa poitrine.

— La belle prisonnière, mon ami, notre charmante Grenadine.

— Dans le quatrième cachot à gauche du grand corridor, répondit le familier sans montrer la moindre émotion ; je vais y conduire votre révérence.

— Et non, non ! de par le diable ! elle n’y est plus ; elle s’est échappée de mes bras au moment où…

Le moine s’arrêta à ce mot, et se mit à rajuster un peu son costume, qui était dans le plus grand désordre.

— Il me semble que votre éminence saigne un peu, observa d’un air bénin le rusé Ignatio : votre sainteté voudrait-elle accepter un petit emplâtre de ma composition, qui guérit de suite cette sorte de plaies ? Le Roi pourrait bien assister à la séance de cette nuit[1].

— Le Roi ! répéta le dominicain en pâlissant, et cette coquine qui m’a égratigné toute la figure ! Vite ! cher Ignatio, vite ! votre merveilleux onguent !

— L’alguazil, avec un sang-froid admirable, tira d’une armoire une boîte qui contenait différentes drogues : il en étendit un peu sur un morceau de taffetas couleur de chair, qu’il coupa ensuite par bandes ; puis il les appliqua fort adroitement sur les cicatrices du moine qui, tout entier à ses inquiétudes, ne songeait déjà plus à la belle fugitive, et s’apercevait à peine qu’il y eût des gens dans la cellule.

Quand il fut convenablement pansé, il jeta les yeux autour de lui et demanda au familier : — Qui donc avez-vous ici, don Ignatio ?

— Très saint père, ce sont de mes cousins qui aspirent à l’honneur de remplir le poste où votre gracieuse intercession m’a élevé.

— Bien ! fort bien ! je vois que vous êtes d’une famille de vieux chrétiens. Dieu vous garde, mes enfants ; adieu, don Ignatio !

— Mon bon père, reprit l’alguazil en s’agenouillant, votre bénédiction !

Le moine étendit sa main coupable, et ne craignit pas, souillé de crimes comme il l’était, d’invoquer le nom de Dieu et d’appeler la faveur céleste sur la tête du familier.

Louis de Winchestre et Dirk Dirkensen détournaient les yeux avec horreur ; heureusement le dominicain ne prit pas garde à eux.

Quand il fut parti, don Ignatio se releva et, poussant un grand éclat de rire : — Parbleu ! dit-il, nous en sommes quittes à bon marché : aussi avions-nous affaire au plus stupide de tous ! Mais que faire maintenant de cette pauvre fille ? Qui êtes-vous, la belle ?

La jeune inconnue ôta son masque et répondit : — Je suis une pauvre malheureuse orpheline du village de Vaneza, dans le royaume de Grenade.

À ce nom l’alguazil fit un mouvement de surprise : — De Vaneza ! dit-il : connaîtriez-vous Thérèse Pacheco ?

— C’était ma mère, répondit la jeune fille en soupirant.

L’Espagnol avait pâli et ses genoux tremblaient. — Quel est l’homme auquel vous devez le jour ? reprit-il d’une voix altérée.

— Mon père doit avoir péri dans un naufrage sur la côte d’Afrique : c’était un brave marin.

— Et on le nommait !

— Juan Carino.

Le familier poussa un cri qui retentit dans tout l’édifice, et se laissa tomber à la renverse. Il demeura quelques instants dans un état de stupeur et d’immobilité effrayante : enfin un torrent de larmes le soulagea, et il put prononcer d’une voix faible :

— C’est ma fille !

La jeune fille restait interdite et tremblante. — Je te fais horreur, reprit l’alguazil en se frappant la poitrine avec force ; tu as raison,… je suis un misérable,… j’ai abandonné ta mère et son enfant encore au berceau… et cependant j’aurais pu être un bon père, un bon époux !… Mais la soif de l’or,… le jeu,… la débauche !… Je me suis perdu… Laissez-moi, je ne mérite pas d’être appelé ton père.

La belle captive s’approcha avec effort, et, tombant à genoux : — Je sens que je vais mourir, dit-elle ; mon père, ne me repoussez pas !

Ces mots rendirent à Carino toute son énergie. Il se releva, prit sa fille dans ses bras et, la serrant avec transport : — Toi mourir ! s’écria-t-il ; non, ma fille, non, tu ne mourras pas : je te tirerai de ces lieux, où jamais tu ne serais entrée si je n’eusse été le plus dénaturé des hommes. Je te sauverai, et quand tu seras sortie d’ici, ce noble seigneur et mon vieil ami prendront soin de toi : car je ne suis pas digne de te protéger.

— Calme-toi, dit Dirk Dirkensen : si tu as mal manœuvré jusqu’ici, c’est une raison de plus pour veiller maintenant au salut du navire. Du courage, camarade ! ce n’est pas la première fois que tu seras sorti des bas-fonds sans y laisser ta quille.

— Il ne tiendra qu’à vous, ajouta Louis de Winchestre, de quitter ce pays et de nous suivre en Belgique, et quelles qu’aient été vos fautes, j’aime à croire qu’elles seront effacées par votre repentir.

L’alguazil maintenant, pâle et abattu, pleurait tour à tour de joie et de remords. Il embrassa mille fois sa fille et le bon pilote sans l’intervention duquel il eût lui-même livré la malheureuse à la lubricité de ses bourreaux ; puis, se précipitant aux genoux de Louis de Winchestre : — Monseigneur, lui dit-il, ma vie est à vous ; je serai heureux de racheter une partie de mes crimes en versant tout mon sang pour votre service. Soyez le protecteur de ma fille ; elle méritait un meilleur père : sa beauté et sa vertu sont les seules causes de son emprisonnement dans ces lieux ; puisse-t-elle trouver un asile dans un pays où l’on soit impunément belle et vertueuse !

— À compter de ce jour, répondit le jeune Belge, je me flatte que vous serez un autre homme, et qu’en faisant le bien vous vous réconcilierez avec vous-même et avec la vie ; mais, quoi qu’il advienne, cette infortunée a droit à mon appui, et vous pouvez être sans inquiétude pour elle.

Comme il achevait ces paroles une cloche sonna ; c’était le signal de la séance des inquisiteurs : les deux Flamands se couvrirent à la hâte du déguisement préparé pour eux, et suivirent leur guide à la salle de la question ; la jeune fille resta seule dans la cellule.



  1. Philippe préférait à tous les spectacles la vue des supplices infligés aux hérétiques : en 1560, setant rendu à Valladolid pour y presser la condamnation d’un grand nombre d’hérétiques, parmi lesquels Van Meteren compte 28 gentilshommes des premières familles, il voulut être témoin de leur mort, et montra une horrible joie pendant qu’ils expiraient dans les flammes.