Le Haydamak (RDDM)

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Le Haydamak (RDDM)
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 5 (p. 241-281).
LE HAYDAMAK


I.

Je venais de m’éveiller. Faute d’un objet plus digne, j’étudiais la toile d’une grande araignée porte-croix qui avait tissé son palais aérien au-dessus de ma tête, lorsque je vis entrer mon cosaque. S’arrêtant sur le seuil, il regarda d’un œil méditatif le bout de ses bottes brillantes. Cette attitude annonçait toujours quelque événement ; aussi demandai-je, non sans curiosité : — Qu’y a-t-il donc, Ivach ?

— Ce sont des messieurs de Lwow[1] qui désirent aller dans la montagne, répondit-il très haut, — il avait l’habitude, quand le courage lui manquait pour demander quelque chose, d’appeler à son secours toute la force de ses poumons, — voilà ! Et, savez-vous, maître, j’ai pensé que nous pourrions, nous aussi, faire une partie. D’ailleurs, ajouta-t-il avec élan, ils ont avec eux des dames, des dames charmantes !

Je m’habillai à la hâte, je pris mon fusil, des provisions, et nous partîmes pour la kartchma[2], où je trouvai en effet un groupe de touristes qui avait quitté la capitale lointaine dans le dessein de visiter nos Carpathes orientales, la montagne et le lac noirs. Je me présentai aux dames d’abord, bien entendu ; l’une d’elles, Mlle Lola, était vraiment ravissante avec ses diables d’yeux noirs pétillans et les grâces espiègles que possèdent seuls au même degré une jeune Polonaise et un petit chat. En revanche, sa compagne, Mlle Lodoïska, n’avait rien de remarquable qu’une physionomie ennuyeuse comme celle des vierges de Holbein ; elle atteignait l’âge où les dames commencent à s’enthousiasmer pour le magnétisme, l’art, la littérature, le microscope, la vocation supérieure de la femme et la découverte des sources du Nil. Un professeur versé dans les sciences naturelles escortait avec beaucoup de dignité les deux Polonaises. Ce professeur avait ce masque de singe qu’on appelle poliment une tête de Socrate, la peau jaune et momifiée d’un pharaon qui aurait dormi cinq mille ans dans sa pyramide, et la plus majestueuse barbe noire ; il se distinguait par des habits de nankin, des souliers vernis, un petit havre-sac et deux filets dont l’un, qui était à jour, servait à attraper les papillons, l’autre, en grosse toile, à prendre les coléoptères aquatiques. Deux de nos voisins s’étaient joints à cette société : le curé de Zabie, jeune homme fort intelligent, et le chirurgien, curieux, bavard, galant comme toujours et comme toujours aussi en frac bleu à boutons de métal. Mon offre de les accompagner fut bien accueillie. L’important était de trouver un guide sûr. — Le meilleur est assurément le Houzoule Mikolaï Obrok, déclara notre chirurgien d’un ton qui ne souffrait pas de réplique. Il nous procurera les chevaux et les selles dont nous aurons besoin ; c’est un ancien haydamak.

— Un brigand ?.. s’écria Mlle Lodoïska toute tremblante.

— À peu près, repartit sèchement le chirurgien. Oui, mesdames, cette contrée rappelle les prairies d’Amérique, et nos Houzoules ne le cèdent en rien aux Peaux-Rouges.

— Que signifie, s’il vous plaît, ce nom de Houzoule ? pouvez-vous nous expliquer cela ?

Le curé fronça les sourcils d’un air capable : — Je vous expliquerai d’abord que nous avons affaire ici à une branche toute particulière de la grande famille slave, qui, malgré la communauté de langue, diffère autant que possible du reste de la Petite-Russie. Tandis que les autres Slaves s’occupent d’agriculture, nos Houzoules, en dépit des rochers où ils perchent, ont gardé, comme le Cosaque, un genre de vie purement pastoral et guerrier. Hommes, femmes, enfans, sont inséparables de leurs chevaux. Intrépides, possédés pour la liberté d’un amour frénétique, ils ont su défendre en tout temps leur indépendance. Jamais un Houzoule ne s’est soumis à aucun servage ni à aucune corvée. Bien que leur sol soit pauvre, leurs demeures, leurs vêtemens, annoncent le bien-être. Ils sont d’une force corporelle extraordinaire ; en vain chercherait-on parmi eux des gens rachitiques ou contrefaits. La plupart ont six pieds de haut, et ils atteignent généralement un âge avancé. Les centenaires ne sont pas rares, et moi, qui vous parle, j’ai enterré à Kiribaa en 1852 un certain Piotre Boudzoul qui comptait cent vingt ans, et qui avait servi comme grenadier sous l’impératrice Marie-Thérèse.

Le professeur ouvrit de grands yeux. — Quel est le caractère de ces gens-là ? demanda Mlle Lola montrant ses petites dents blanches comme fait une souris qui grignote un biscuit.

— L’orgueil en forme le fond, répondit le curé. Ils appellent les autres toi ou vous sans plus de cérémonie, mais d’eux-mêmes ils parlent toujours comme des princes en disant nous. Rien n’égale leur hospitalité ; dans chaque maison, il y a la chambre de l’étranger. Ils sont d’humeur gaie, ne désespèrent jamais : — Ne te soucie de rien, agis toujours, — telle est leur philosophie. En même temps ils sont braves jusqu’à la témérité, francs et incapables de lâcheté ou d’artifice autant que de bassesse. Ils se sacrifieront volontiers à qui leur a fait du bien, mais malheur à qui les offense ! Leur vengeance ne connaît pas de bornes.

— Mon Dieu ! que j’aimerais vivre ici ! soupira Mlle Lodoïska, au milieu de cette nature originale, de ce peuple simple, noble et moral !

— Oh ! quant à la moralité !.. — s’écria le chirurgien, mais aussitôt il se donna une tape sur la bouche et alluma un cigare en souriant comme pour dire : — Nous aussi, nous fumons des cigares dans la montagne !

— Pour rentrer dans la question, reprit le jeune curé, nos montagnards se font remarquer par un orgueil national très rare chez des hommes sans éducation. Ils mettent au-dessus de tout ce nom de Houzoule…

— Qui veut dire ? interrompit Mlle Lodoïska avec impatience.

— Quelques-uns le font dériver du mot valaque houz, fort, expliqua sentencieusement le curé, d’autres racontent que les Houzoules se sont enfuis sur leurs chevaux noirs dans la montagne à l’époque où les Tartares donnaient la chasse aux hommes de la plaine pour emmener ensuite, liés comme un vil bétail, ceux dont ils parvenaient à s’emparer. Je crois plutôt, quant à moi, qu’il y a dans leurs mœurs particulières, dans leurs chants mystérieux, une constante et profonde aspiration vers la patrie primitive avec ses hauts rochers, sa grande mer…

— Où placez-vous cette patrie ? demanda le professeur avec intérêt.

— Où la placerais-je sinon au Caucase ? Un savant voyageur, le professeur Kolenati, a trouvé chez les habitans de ces contrées non-seulement le même type et les mêmes usages, mais encore la même race de chevaux, les mêmes dessins particuliers de broderie sur les chemises et sur les habits. Il est digne de remarque aussi que les autres Russes, de même que leurs plus proches parens les Germains, sont presque tous blonds, tandis que chez les Houzoules une autre couleur de cheveux que le noir est si rare qu’ils prêtent des cheveux d’or au vampire des Carpathes, la letaviza. De tout cela, il me paraît ressortir que les Houzoules, lors de la grande migration des peuples, à la tête de laquelle marchaient les Slaves, furent refoulés dans nos montagnes. Tandis que leurs frères des plaines étaient divisés, dispersés, asservis par les Germains d’abord, et plus tard par les Huns, les Hongrois, les Tartares, les Mongols, les Turcs, les Houzoules gardèrent pur de tout mélange le caractère originel slave ou, si vous voulez, caucasien. Il est permis de supposer qu’ils occupaient déjà leurs demeures actuelles lors de la fondation de Kolomea[3] par les Romains, car ils conservent encore des souvenirs frappans de cette époque ; par exemple les guerriers houzoules s’intitulent leginsie, légionnaires ; ils jurent toujours par Pluton et invoquent le brave chevalier Mars. Une montagne près de Kuty est appelée le Mont-Ovide, et le lac voisin, le lac d’Ovide. Peut-être le grand poète latin a-t-il passé le temps de son exil sur le sol classique de Kolomea, riche en pierres romaines et en monnaies frappées à l’effigie de César.

— C’est très probable, affirma Mlle Lodoïska.

— Voilà de belles et bonnes histoires, interrompit brusquement mon cosaque de sa grosse voix enrouée par le schnaps, mais il serait temps, avec la permission de vos seigneuries, de nous mettre en marche, si nous ne voulons pas laisser perdre la fraîcheur du matin.

— Tu dis vrai, mon fils, s’écria le chirurgien, et, se levant aussitôt, il entonna la chanson : «Eh ! brigands mes frères ! »

Ivach marchait devant pour nous montrer le chemin.


II.

— Ici demeure le vieux haydamak, annonça respectueusement mon cosaque.

Nous étions sur une colline abrupte et rocheuse. Au milieu de sapins sombres s’élevaient les vastes bâtimens quadrangulaires formés de gros troncs d’arbres noirâtres, couverts en bardeaux et entourés d’une clôture d’épines. Sous nos yeux s’étendait dans toute sa longueur la cabane basse sans fenêtres, ni portes, ni cheminées apparentes. Alentour régnait un profond silence que troublait seul le bruit d’un ruisseau écumant au fond du ravin. Comme nous grimpions vers l’entrée de la clôture marquée par quelques poutres, se montra soudain une grosse tête blanche à longs poils avec de petites oreilles pointues et des yeux d’escarboucle qui nous regardaient tranquillement.

— Mon Dieu ! qu’est-ce que cela ? s’écria Mlle Lodoïska.

— Un ours blanc, dit Lola.

— C’est le chien-loup du haydamak, fit observer en souriant mon cosaque, dans la journée un agneau, un véritable agneau.

À ces mots, il enlevait la barre tout en caressant la puissante bête. — Hé ! Mikolaï ! dors-tu ? cria-t-il en même temps.

Nous entrâmes et fîmes le tour de la maison, qu’une grande cour séparait de la grange et des étables, qui formaient la limite du jardin potager. Au levant, il y avait deux fenêtres grillées et deux portes ; sous les fenêtres, une galerie basse en bois conduisait à la salle aux provisions ; du côté sud se trouvaient placées des ruches.

— Vous avez ici la chaumière par excellence d’un Houzoule, dit le curé.

— Mais à quoi sert la haie qui l’entoure comme un rempart ? demanda Lola ; dans la plaine, on ne voit rien de pareil.

— C’est une défense contre les ours et les loups.

— Mon Dieu ! répéta Lodoïska.

En ce moment sortit de la cabane un homme que nous reconnûmes aisément pour le maître, pour le vieux brigand, bien qu’il n’y eût rien de farouche dans son aspect, rien de fantastique dans son costume ; mais tout son être révélait une force tranquille, écrasante, mais son visage sillonné par les orages de la vie produisait une impression respectueuse et mélancolique comme ferait un vieux drapeau déchiré par les balles. Il était de haute taille parfaitement proportionnée. Sa poitrine se soulevait robuste sous la grosse chemise d’une extrême propreté, ses mains brunes et maigres aux veines saillantes reposaient immobiles dans une large ceinture de cuir. Son visage blême aux traits expressifs et accentués était encadré d’épaisses boucles de cheveux noirs où brillaient quelques fils d’argent. Les sombres sourcils se réunissaient au-dessus de grands yeux d’un brun clair, des yeux qui semblaient dire : — Ne te donne pas la peine de feindre, frère, je vois en toi comme à travers une vitre, je connais les hommes, je connais la vie. — Ses lèvres d’un beau dessin ferme et mélancolique étaient ombragées par une moustache noire pendante. Son regard passa rapidement sur nous, et il nous reçut avec plus de politesse que de cordialité. Quand le chapelain lui eut fait part de notre demande : — C’est impossible ! répondit-il après avoir réfléchi quelques instans. Notre ataman se marie, et nous l’offenserions en manquant à la noce.

— Un prétexte ! fit observer Mlle Lodoïska en français ; il espère nous extorquer plus d’argent.

— Vous vous trompez, dis-je, il ne nous prendra pas d’argent quand nous serons entrés dans sa cabane, mais pour deux poignées de poudre il fera ce que nous voudrons.

— Essayez, monsieur Sacher, dit le chapelain.

Aussitôt que mon nom eut frappé l’oreille du vieux brigand, un sourire presque imperceptible passa sur son visage flétri. Dès lors il fut tout autre. — J’ai connu votre grand-père, dit-il, son regard pénétrant fixé sur moi, et votre père et votre oncle à Kalisch, votre oncle surtout… Ah ! le vieux temps ! le vieux temps !.. Mais veuillez donc entrer !

— Et vous consentez à nous conduire ?

— Nous verrons, mon cher petit seigneur, nous verrons, nous avons le temps.

Il nous fit visiter sa maison, qui était partagée en deux vastes pièces d’égale grandeur. Dans la salle commune, près d’une grande cheminée qui servait plutôt à fumer les viandes qu’à chauffer, il y avait une solide armoire ornée de fleurs peintes. Le long des murs s’alignaient de larges bancs ; dans un coin, on voyait un lit massif, puis un bahut du même style que l’armoire, au milieu de la chambre un table. Le haydamak ouvrit la porte qui donnait dans la komora[4] où chaque Houzoule enferme ses habits de fête. À droite se trouvait la chambre des étrangers, sur la muraille de laquelle brillait un trophée admirable : deux fusils turcs damasquinés se croisant au-dessus d’une paire de magnifiques pistolets arnautes, de la poire à poudre en bois, de la torba et du topor[5]. Les murs n’étaient point blanchis, mais rabotés soigneusement de même que le plafond et le plancher. La porte se fermait par une lourde cheville en bois de cèdre ; les assiettes, les cuillers, les fourchettes, étaient en bois de tilleul artistement taillé. Partout la même propreté exquise, partout le même ton de boiserie foncée. Parmi les images jaunies qui se détachaient çà et là, un saint Nicolas surtout était remarquable par ses dimensions et son fond d’or byzantin.

Sur un coup de sifflet bref et léger du haydamak apparut, docile comme un chien, une jolie femme aux pieds nus, au jupon de laine de couleur et à la chemise brodée.

— Nous avons des hôtes, lui dit tranquillement le vieillard.

L’instant d’après, un petit garçon de douze ans environ, dont les beaux yeux faisaient penser à ceux d’un jeune chevreuil, entra non pas timidement selon l’habitude ordinaire des enfans, qui se glissent furtifs le long des murs, mais sans aucune gêne et en nous saluant d’une voix claire. — Où allez-vous donc ? demanda-t-il en baisant la main du prêtre.

— À la Tchorna-Hora[6], répondit affectueusement celui-ci.

— Permettez-vous que je vous accompagne ?

— Oui, Minda, dit le haydamak avec une douce autorité, tiens-toi prêt.

En un clin d’œil, le petit disparut, et à son tour rentra la jeune femme avec une bouteille de paille remplie de gorilka[7], un grand pain noir, un baril de brindza[8] et du beurre frais sur un plateau.

— Faites-moi la grâce de vous asseoir, dit le maître du logis d’un air noble et hospitalier. — Quand nous eûmes pris place autour de la table, il remplit une petite coupe, et dit : — Longue vie à nos chers hôtes ! — Puis, ayant bu, il lança les dernières gouttes au plafond par un mouvement d’une majesté inimitable.

Le silence s’étant rétabli, mon attention fut attirée par de petits cris plaintifs au-dessus de ma tête. Un hibou gris-d’argent était sorti de quelque recoin de la toiture et se promenait lentement, tel qu’une sentinelle, sur la poutre enfumée qui soutenait la charpente ; de temps en temps, il balançait la tête, les yeux à demi clos, et nous regardait en clignotant.

— Eh bien ! Mikolaï Obrok, dit mon cosaque, ne croyez-vous pas qu’il soit temps de seller les chevaux ?

— Et ne trouverons-nous pas l’occasion de tirer quelques coups de fusil ? demandai-je. Je vous donnerais en ce cas de ma poudre anglaise.

— Naturellement nous en tirerons, dit le haydamak. Vous avez donc de la poudre anglaise, mon petit seigneur, de la poudre bien fine ? Je vais m’apprêter, si vous le souhaitez.

— Et moi j’irai voir nos chevaux, fit mon cosaque en sortant de la cabane.

— Pourquoi votre demeure est-elle aussi écartée de toutes les autres, Mikolaï Obrok ? demandai-je encore. Recherchez-vous donc la solitude ? — Il garda le silence. — N’aimez-vous donc pas les hommes ?

— Je ne les hais pas non plus.

— Est-ce là votre femme ?

— Non.

— Et le jeune garçon est-il votre fils ?

— Non.

Il nous salua en baissant gravement la tête et alla se vêtir dans la komora.

— Ce vieillard sera-t-il de force à nous conduire ? dit le professeur.

— Obrok ? Il est encore le premier à sauter dans le Jourdain, répliqua le curé.

— Dans le Jourdain ? qu’entendez-vous par là ? demandèrent les dames.

— Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de la consécration de l’eau le jour de la fête des Rois ? Eh bien ! quand le prêtre et le peuple se rendent en ce saint jour à la rivière voisine, où l’on pratique une ouverture à coups de hache dans la glace pour y faire descendre la croix et bénir l’eau, les gens du peuple, qui nomment ce lieu le Jourdain, puisent de l’eau bénite, se lavent le visage, et, rangés en longues files, reçoivent l’aspersion que leur donne le prêtre. Nos Houzoules tirent en cette circonstance des coups de fusil et de pistolet ; les plus pieux et les plus hardis plongent dans le fleuve par l’ouverture béante en souvenir du baptême de Notre-Seigneur.

Notre guide ne tarda pas à rentrer dans le costume guerrier des Houzoules ; sa chemise courte, sans col, richement brodée de fleurs de couleurs et attachée par une petite boucle en laiton, ne descendait que jusqu’aux hanches, de sorte qu’à chaque mouvement le corps hâlé était visible des deux côtés de la ceinture. Les larges culottes de drap bleu étaient serrées à la naissance des bas rouges, et les pieds, d’une finesse remarquable, chaussés de hodaki en cuir cru[9]. Par-dessus la veste brune ouverte retombait un sardak[10] amaranthe, garni comme un dolman de galons bleus sur les épaules. La poitrine, superbe, était défendue par une sorte de cuirasse romaine ; quatre larges bandes de cuir ornées de métal s’y entre-croisaient. À la ceinture étaient passés les pistolets, le poignard, et suspendues par des chaînettes la vessie remplie de tabac, la petite pipe de bois à couvercle de cuivre et la pierre à fusil. Du côté gauche s’accrochait la torba brodée, du côté droit la corne à poudre garnie de clous de cuivre et d’os. Sur la poitrine le haydamak portait une grande croix de laiton. Le fusil sur l’épaule, son large feutre enjolivé de boutons, de pièces de monnaie et de plumes d’aigle, enfoncé sur le front, il tenait à la main son topor, cette arme menaçante qui rappelle la hache des licteurs.

— Ah ! que c’est magnifique ! s’écria la jeune Polonaise éblouie, c’est véritablement chevaleresque ! — Et elle se mit à jouer avec la corne à poudre et les petites chaînes, tandis que Mlle Lodoïska se tenait à distance respectueuse. — Quel terrible aspect ! murmura-t-elle à son tour, les yeux fixés sur les bas rouges du Houzoule. Romantique sans doute, un vrai costume de brigand,… n’a-t-il pas l’air d’avoir marché dans du sang ?

Elle s’empara de sa main, et après y avoir cherché vainement ces gros doigts courts qui sont un signe de cruauté, elle monta sur le banc derrière le haydamak pour examiner en tâtonnant les bosses de sa tête. — La voilà ! s’écria-t-elle triomphante, une colline ! une montagne !

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda le chirurgien stupéfait.

— L’instinct du meurtre,… tâtez plutôt, dit la dame en descendant d’un air pompeux. — Vous avez donc tué bien du monde ? demanda-t-elle au brigand avec un long frisson.

Celui-ci ne répondit pas, mais sortit dans la cour.

— Au moins trois douzaines d’hommes, répondit pour lui le chirurgien, et on ne les a pas tous comptés.

— Terrible ! vraiment terrible ! et c’est avec un tel assassin que nous faisons notre promenade, mon Dieu !

Dans la cour, les petits chevaux houzoules, noirs comme la nuit, hennissaient déjà en grattant le sol de leurs sabots fins, qui, bien qu’ils ne fussent pas ferrés, faisaient jaillir des étincelles. Aucune trace de la maigreur de nos chevaux de paysans dans la plaine ; tout au contraire leur élégance arabe n’exclut pas des formes arrondies, et ils ont le poil luisant, sauf la crinière et la queue, un peu ébouriffées comme celles des chevaux corses. Jamais on ne les attelle, de là leur feu, leur douceur et leur gaîté. Mon cheval se trouvait parmi eux ; l’œil et les naseaux grands ouverts, les oreilles en avant, il semblait examiner avec curiosité cette société nouvelle. On se mit en selle ; le haydamak aida les dames d’abord, puis le professeur. S’élançant à son tour sur l’ami fidèle qui l’attendait, il jeta un dernier regard vers sa maison et vers la jeune femme debout devant la porte, en criant : — Allons ! au nom de Dieu ! — Le petit Minda s’élança sur ses traces, les prunelles étincelantes. Nous suivions, mon cosaque en tête, son sabre courbe au flanc, puis, formant l’arrière-garde, les dames, le curé, le chirurgien avec son frac et le professeur avec son chapeau de planteur, ses filets, sa boîte à herboriser, tout son bagage scientifique.

Lorsque nous fûmes hors de l’étroite ravine obscurcie par des sapins gigantesques et que, nous dirigeant vers le sud, nous entrâmes dans une large vallée, bordée de chaque côté d’un opulent feuillage, la grande chaîne des Carpathes orientales se déroula devant nous merveilleusement nette. À mesure que nous nous enfoncions parmi les collines hérissées de bois touffus, elle s’élevait de la plaine presque perpendiculairement, escarpée, taillée à pic et paraissant à cause de ses cimes chauves deux fois plus haute qu’elle ne l’est en réalité. Le lointain bleuâtre et vaporeux était dentelé de pointes aiguës qui, s’appuyant sur le velours noir des sapins, donnaient l’idée d’un mur construit par les cyclopes, crevassé par l’incendie terrestre et encore couvert d’une épaisse fumée. De ces ruines moussues jaillissaient d’immenses pilastres brisés ; la Tchorna-Hora avec ses trois créneaux menaçans dépassait ses vingt-sept compagnes comme la tour noire d’un immense château-fort démantelé. Cette sombre muraille était çà et là interrompue par des chutes d’eau, et tout au sommet par des rubans de neige ou par le voile léger des nuages tremblans au soleil.

Tandis que la charmante petite Polonaise bondissait joyeuse sur sa selle en riant, en chantant, Mlle Lodoïska et le professeur échangeaient des exclamations enthousiastes.

Le haydamak bourra tranquillement sa pipe, frappa sa pierre à fusil et posa sur le tabac doré un morceau d’amadou qui répandit une odeur agréable. Nos petits chevaux gravissaient rapidement les rochers couverts de mousse et de fougère, trottant volontiers dans l’eau comme sur les cailloux pointus, de sorte que le professeur dut plusieurs fois se retenir à la crinière. De droite et de gauche, des chênes séculaires étendaient sur nous leurs rameaux, entrebâillant les profondeurs sombres de leurs troncs creux, qui au temps de la glandée servent d’étables à cochons. Plus nous avancions, plus ces arbres superbes se rapprochaient. Enfin l’immense étendue des forêts vierges nous reçut dans son sein, de lourds arômes amers, une ombre froide et humide, oppressèrent notre poitrine ; l’aurore touchant les sommets stériles des rochers enveloppés de brouillards y alluma des flammes sinistres. Les sources invisibles chantaient leurs airs lugubres, les coups de marteau du pic semblaient enfoncer des clous dans un cercueil. Quelle différence avec les paysages où tout semble paré pour le plaisir de l’homme dont le cœur peut s’élever joyeux ! Les Alpes elles-mêmes, malgré leurs escarpemens et leurs masses formidables, abritent dans le fond des vallées cette riante sérénité ; nos Carpathes au contraire sont, comme notre peuple, d’une mélancolie muette, sauvage, inexprimable. Aucun chant d’oiseau, aucun cri clair ni vibrant n’égaie cette austère solitude ; l’écureuil seul, blotti sous le feuillage d’un hêtre, nous suit de ses petits yeux ronds éveillés.

Nous montons vers la source d’un large et pur ruisseau qui court entre les roches. Une bergeronnette est perchée sur une grande pierre grise qui, tapissée de mousse fraîche, forme une île charmante où bruit tout un peuple d’insectes. Elle remue la queue, tourne de tous côtés sa petite tête noire et finit par s’envoler pour suivre les ondes argentées. Au milieu d’une riante clairière créée par un orage se dresse un arbre sec ; le peu d’écorce qui lui reste est soulevée en écailles, et par les fentes étroites et profondes s’échappe un bourdonnement continuel. Le vieux haydamak arrête son cheval. — Voici, dit-il, un essaim d’abeilles sauvages, — C’est pour nous autres hommes un spectacle humiliant que celui de ces petites bêtes voletant çà et là en quête du suc des fleurs, puis revenant comme des ouvriers laborieux se ranger devant l’ouverture de la ruche et regagner leur atelier. Tout cela se fait avec une sorte d’empressement et même d’impatience, sans un instant de repos ni d’oisiveté, comme si l’incessant bourdonnement excitait encore tant d’application et de persévérance. Quelle volonté, quelle concorde, quelle union chez toutes ces petites forces animées d’un même zèle pour atteindre le but commun !

Plus loin un grand cercle de pierres grises formant un rempart naturel se présente à nos yeux. — C’est assurément un repaire de brigands, murmure Mlle Lodoïska.

— Non pas de brigands, mais de renard, répond le haydamak avec bonhomie, et, poussant son cheval vers la balustrade croulante, notre guide ajoute après examen : — Il est sorti, il fait le galant, je l’ai vu l’autre soir avec sa belle au clair de la lune. — Après le château du renard, nous gagnons le Tcheremoch, qui se précipite à gros bouillons dans les profondeurs. Une étroite passerelle, de sapins étayés par quelques poteaux grêles, est jetée au-dessus. À la grande terreur des dames et du professeur, nos chevaux franchissent lestement ce pas périlleux. Au loin, la huppe fait entendre ses lamentations. Sur les hauteurs de l’autre rive, nous sommes dans la région des sapins. Leurs arcs sombres ne laissent entrer aucun rayon de soleil ; çà et là frémit une lumière pâle. De l’écorce crevassée coule la résine jaune comme du miel. Dans cette obscurité mystérieuse, ce profond silence, rien ne trahit la vie ; les aiguilles mêmes qui recouvrent le sol ne craquent pas sous le pied des chevaux, car elles sont à demi pourries. Une tristesse inexprimable, le sentiment de l’isolement et de la mort m’envahit de plus en plus ; on croit entrer dans un monde où rien n’a respiré encore, où jamais n’a battu un cœur. Enfin voilà le ciel bleu ! — Quel transport de joie ! Tout en haut plane un aigle, les ailes éployées, mais immobile ; l’air semble le porter aisément. D’âpres rochers entrecoupent par places le taillis désolé ; là-bas des sapins d’une hauteur de cent, cent cinquante et même deux cents pieds s’élèvent dans les brouillards du matin. À droite s’ouvre un large précipice où tombe un bruyant cours d’eau qui lance sa blanche écume contre les parois noires, fait jaillir cailloux et coquillages, puis, irisé par le soleil, s’engouffre soudain sous des blocs de pierre.

Plus loin encore, une brèche pratiquée par la tempête interrompt la rampe sombre que nous longeons. Comme sur un champ de bataille blanchissent ici des squelettes d’arbres abattus les uns sur les autres. L’un de ces morts séparé de la souche a roulé sur le chemin ; sa tête desséchée crie sous les pieds de nos chevaux. A cent pas de là, le haydamak nous montre une de ces cavernes qui, enguirlandées de lierre et de pervenche, tapissées de mousse, sont la demeure des démons ennemis ou familiers, des vieilles divinités païennes de notre peuple. Le vieillard fait le signe de la croix en passant et presse le pas de son cheval.

Nous avançons encore quelque temps, jusqu’à ce que le silence monotone soit interrompu par un fracas étrange : ce n’est ni le bruissement des arbres, ni celui du ruisseau, c’est une menace qui grossit jusqu’au grondement du tonnerre. Quand les sapins s’écartent, une turbulente cascade se présente à nos yeux. Les chevaux s’arrêtent d’eux-mêmes. Spectacle magique, l’énorme nappe liquide, passant dans sa chute impétueuse du vert-émeraude au blanc de neige, bondit par-dessus cent écueils qui la déchirent de leurs pointes, la divisent, la repoussent, la font capricieusement bondir en aigrettes, puis retomber en perles éblouissantes, en étincelles argentées. Des fougères de hauteur d’homme escaladent de chaque côté la muraille naturelle et lui prêtent un diadème de palmes frémissantes. Tout est ici fraîcheur, éclat humide. Sur un bouquet d’aulnes flexibles dont le sommet nage comme une île riante dans le sombre océan des sapins, un oiseau chante, sa petite poitrine rouge gonflée d’extase. Les lèvres de Mlle Lodoïska se sont agitées, mais nul n’a entendu ni ses paroles ni l’hymne de l’oiseau ; tout est couvert par le roulement de la chute. Le haydamak lève son topor, et nous nous remettons en marche, contournant toujours les masses rocheuses de la montagne qui se déploient lentement, pareilles aux brisans que vient frapper la mer ; la lumière repose entre elles comme une nappe de chaux, les buissons paraissent être en feu ; sous le glorieux soleil qui les baigne, tous les objets flottent dans une vapeur métallique, et le sommet de chaque montagne porte une couronne d’or. Tandis que la chaîne noire des montagnes s’étend sauvage vers l’ouest, une vallée mélancoliquement sereine s’ouvre au sud dans le lointain borné par la douce teinte bleue des forêts.

Un tintement de clochettes annonce le voisinage de demeures humaines. Une croix brille au-dessus du feuillage ; une caravane passe : vingt chevaux chargés de peaux, deux Houzoules la pipe à la bouche les suivent ; aucun ne porte de fouet, aucun cri n’excite les bêtes, dont le pas cependant ne se ralentit point. Le cheval houzoule n’a nul besoin de ces stimulans. — Les murailles sombres des sapins s’éloignent de plus en plus, le gai murmure du Tcheremoch nous accompagne de nouveau, sur les prairies en fleur paissent des brebis, des vaches, tout un troupeau. — Enfin, le rideau de verdure s’écartant soudain, nous nous trouvons devant Hryniawa, un village houzoule qui s’étend en longueur, coupé par le fil d’argent de la petite rivière. — Chacune des fermes, construites en bois, qui le composent est isolée sur une colline séparée de celle du voisin par quelques acres de jardin ; sans fenêtres ni cheminées, entourée de sa haie d’épines comme d’un rempart, on dirait une petite forteresse. Cela rappelle l’Orient, Cependant la fumée monte de tous les toits vers le ciel en spirales d’un bleu clair. Au centre du village se dresse l’église en bois bruni avec ses cinq coupoles byzantines arrondies et brillantes.

Une femme à cheval s’approche de nous : elle porte sous sa jupe bleue des pantalons turcs, son keptar[11] est richement brodé, ses cheveux noirs sont entourés d’une sorte de turban rouge ; elle tient une quenouille.

— Loué soit Jésus-Christ ! dit-elle.

— Dans l’éternité. Amen.

Encore une centaine de pas et un coup de fusil éclate, répété dix fois par l’écho des rochers, puis un second, puis les sons doux et plaintifs du trembit[12]. Nous sommes au village.


III.

Après un repas de Lucullus dans la maison de l’ataman, repas qui donna aux dames l’occasion de faire connaissance avec la mamaliga et les pirogui[13], nous continuâmes notre ascension dans le même ordre et en pressant le pas afin d’atteindre avant le coucher du soleil la Polonina[14] de Baltagoul.

Le chemin s’était tellement rétréci que nous ne pouvions passer qu’à la file ; les profonds précipices ouverts de distance en distance à nos côtés vomissaient une humidité froide, tandis que des troncs pourris, des rocs calcinés barraient le sentier. Le disque flamboyant du soleil était maintenant visible entre les cimes nues de la montagne qui réverbérait ses rayons ; toutes les plantes exhalaient un intense et délicieux parfum qui traversait lentement l’air immobile comme s’il eût retenu son haleine. La neige brillait dans des crevasses remplies d’une ombre éternelle ; parfois notre vue plongeait au fond de quelque gorge où les sapins levaient la tête vers nous en couvrant le bruit solennel d’un ruisseau caché ; parfois c’était un vallon plus large abritant de vertes prairies, des fermes grises, des coupoles byzantines. Nous passâmes sous l’arc de triomphe que formait un rocher avec sa luxuriante végétation parasite pour déboucher sur des pentes fleuries où paissaient des troupeaux. Les bergers couraient au galop sur leurs chevaux noirs. À de mélodieux intervalles vibraient le trembit et les clochettes sonores, puis des cris : — Eh ! Betyar ! eh ! Mars ! eh ! Pluton ! — après les chiens. Si deux troupeaux se rencontraient des deux côtés, on sifflait et on tirait un coup de fusil. L’écho répétait le signal, nous donnant l’illusion de deux armées ennemies qui se heurtent. Vers le soir, nous gravîmes, par un sentier herbu qui serpentait à son flanc, la montagne ronde de Baltagoul, sur la frontière hongroise. À cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer nous attendait la Polonina, but de notre excursion. Cette immense prairie aérienne se répand en larges flots comme un océan où semblent nager les cavaliers et se noyer les brebis. Un feu d’émeraude se joue à la surface moirée de teintes fantastiques. Sur un point aride et rocailleux du plateau, dans l’intérieur du parc, se dresse comme un château derrière ses remparts le staj, une cabane assez grande, abritée contre le vent et la tempête par sa toiture basse chargée de grosses pierres. Devant le staj brûlait un grand feu de sapin allumé par les bergers. Lorsque ceux-ci nous aperçurent, ils se précipitèrent à notre rencontre en soufflant du trembit, comme pour donner l’alarme, en déchargeant leurs fusils et leurs pistolets. Nous tirâmes aussi quelques coups de fusil, et le haydamak sauta de cheval pour recevoir l’accolade du watachko[15].

Les bergers portaient des chaussures lacées, de larges pantalons, des chemises noires enduites de graisse pour les préserver des insectes, sur les épaules le sardak noir, et sur la tête des chapeaux à larges bords. De toutes parts retentissaient des cris, des chants, des bêlemens et le son des clochettes. Les moutons broutaient l’herbe avec activité, comme s’ils eussent eu pour tâche de raser avant la nuit la prairie tout entière.

Le professeur cependant ramassait des pierres. — Voilà, disait-il, du calcaire de transition sans fossiles ; ceci recouvre le grès primitif qui recouvre à son tour le granit… — Lorsqu’il eut découvert de vieux excrémens de vache, sa joie fut sans bornes au grand étonnement des Houzoules, et il se mit à les fouiller avec zèle en y cherchant des scarabées.

Le watachko, aidé par mon cosaque, fit cuire quelques truites pêchées au ruisseau voisin. Nous mangeâmes notre souper à la belle étoile et nous reposâmes ensuite étendus dans l’herbe abondante comme sur des coussins moelleux devant un panorama splendide. Un vigoureux signal du trembit indiqua que l’heure était venue de traire les brebis. Tels que des soldats à l’appel, les bonnes bêtes accoururent de toutes les directions et se pressèrent dans le parc. Quelques béliers échangèrent des coups de corne belliqueux ; les agneaux criaient et jouaient comme de petits enfans, tandis que bêlaient tendrement leurs mères.

Un vautour avait paru planant avec lenteur. — À toi de l’abattre, vieux brigand ! dit le watachko, il serait capable d’apporter malheur dans notre staj !

Le haydamak leva vers la victime qu’on lui désignait un regard délibéré ; au même instant un éclair monta de la terre au ciel, une détonation éclata ; l’un des bergers avait fait feu étourdiment. — Que Peroun[16] te frappe ! s’écria le haydamak en colère ; — mais il rétracta aussitôt sa malédiction par un signe de croix. Le vautour n’avait pas fait un mouvement après le coup de fusil. Étendant les ailes, il s’éleva de plus en plus dans l’espace où la lumière du jour s’éteignait. Bientôt l’épais crépuscule gris monta d’en bas comme un déluge, menaçant de tout engloutir ; seul, le sommet des montagnes nageait encore dans un fluide transparent et rose. Il était tout à fait nuit lorsque nous nous levâmes pour nous rendre au staj ; mais la douce clarté des étoiles illuminait encore le paysage. Tout à coup une grande ombre parut voler vers nous, elle revint trois fois au vieux haydamak qui nous devançait, et par trois fois on entendit un cri semblable à celui d’un nouveau-né qui souffre. C’était sinistre ; les dames firent le signe de la croix, personne ne souffla mot. Au troisième cri, le haydamak leva la main, et d’une voix grave :

— Je te baptise, dit-il, au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit. Amen. — Au même instant, l’apparition s’évanouit, et un calme profond régna de nouveau.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Mlle Lodoïska secouée par un tremblement nerveux, est-ce un présage ?

— C’était un hibou, répliqua sèchement le naturaliste.

— Ne l’avez-vous pas entendu crier trois fois : Baptême ! baptême ! baptême ! me demanda le haydamak avec l’accent d’une conviction tranquille.

— Qu’est-ce donc ? s’écria Lola.

— Une âme en peine, un enfant qui, mort avant le baptême, erre tristement entre ciel et terre. Tous les sept ans, il vient chez ses parens ou chez d’autres chrétiens demander le baptême.

— Et vous l’avez baptisé ?

— Je l’ai baptisé, répondit pieusement le haydamak, maintenant il entrera dans le repos.

— Moi, je suis d’avis que vous avez baptisé un hibou, fit le professeur vexé.

— Ils prennent quelquefois cette forme en effet, répliqua le vieillard. — Sa croyance était inébranlable. — Que penseriez-vous de passer la nuit au staj pour monter demain de bonne heure à la Tchorna-Hora ?

Nous entrâmes dans la cabane où les bergers étaient déjà rassemblés, à l’exception de deux qui montaient la garde. Au milieu du staj brûlait le feu que, comme les émigrans du monde antique, les bergers avaient emporté de leur foyer en partant pour la Polonina, et qu’ils entretiennent fidèlement tant que dure leur séjour sur ces hauteurs, du 15 mai au 15 août. Lorsque le feu sacré s’éteint, c’est le signe d’un grand désastre. Entre les étroites fenêtres était attachée une grande image de saint Nicolas : des bancs et de la paille formaient l’ameublement tout Spartiate. Nous prîmes place sur les bancs. Il n’y avait pas d’autre lumière que celle du foyer, et le reflet rouge de l’autre feu allumé dehors devant la porte. Pendant quelque temps, tout le monde se tut, puis soudain l’un des chiens aboya, un second chien ensuite.

À ces hurlemens rauques et féroces se mêlèrent des voix humaines qui approchaient du staj. Le watachko se leva lentement. Sur le seuil de la porte ouverte apparut, éclairée par le feu extérieur, une créature de la beauté la plus sauvage et la plus originale, une fille élancée, aux grands yeux noirs et dont les dents étincelantes for- maient un contraste presque inquiétant avec le visage hâlé. Sa jupe de laine couleur de sang, sa veste ouverte, taillée dans une peau d’agneau au poil noir et frisé, dessinaient nettement ses formes vir- ginales prêtes à s’épanouir ; nu-pieds, le toiwr à la main, entourée de ses chèvres, dont les têtes de faunes semblaient tournées vers nous, grimaçante-s et railleuses, elle tenait entre ses bras un petit chevreau noir comme Satan. Les dames se mirent à crier.

— N’ayez pas peur, dit le watachko en souriant d’un air de pitié, c’est une bonne fille qui paît son troupeau dans la montagne. Que cherches-tu chez nous, Atanka ?

— Un abri, répondit la bergère, pour moi et pour mes chèvres.

Le watachko sourit de nouveau : — On fait bonne chasse aux environs, dit-il.

— Voulez-vous que les loups me dévorent, moi et les miens ?

— Non pas, tu peux rester ici.

— Et mes chèvres ?

— Elles passeront la nuit dans le parc.

— Mais les petites, je peux les garder avec moi ? reprit-elle timidement.

— Soit !

Atanka disparut dans l’obscurité pour revenir un instant après suivie de trois chevrettes, qui se mirent à folâtrer comme de petits gnomes à travers la cabane en sautant sur les bancs et de là dans la paille.

— Nos nobles hôtes accepteront peut-être un peu de nourriture, dit le watachko. Sylvestre, apporte donc de notre meilleur lait.

L’un des pâtres apporta un baquet de lait, l’autre alluma une torche de pin et l’attacha au-dessus du foyer.

— Que Pluton t’écrase ! s’écria le watachko en colère après avoir regardé le lait, il est tourné ! Je parie que le did[17] est venu ici. Attends ! attends !

— Il n’est pas sage, fit le haydamak, de l’accuser si légèrement.

— Il se vengera ! dit le petit Minda.

— Qu’en sais-tu ? demanda le watachko.

— Je le connais, repartit vivement le jeune garçon, c’est un petit homme, haut d’un pied avec une grosse tête, de longs cheveux, une barbe grise, et qui demeure dans un buisson de sureau.

— L’as-tu donc vu, gamin ?

— Je ne l’ai pas vu, répondit l’enfant avec un grand sérieux, mais je l’ai entendu, il aide au ménage, pourvu qu’on ne l’offense pas.

— C’est la vérité, ajouta le haydamak, nous l’avons éprouvé pour nos chevaux et nos vaches.

— Je ne lui veux pas de mal, dit le watachko en regardant autour de la cabane, puisqu’il est venu avec vous, qu’il reste ; mais s’il gâte le lait, s’il nous fait quelque mal sans raison, il en sera puni à la Kolenda[18] par de sévères conjurations ; oui, je le chasserai, quand je devrais pour cela faire sauter mes vieux os à travers les flammes du feu de Noël.

Une sorte de ricanement moqueur, parti d’un coin sombre du staj. sembla répondre à cette bravade.

— Avez-vous entendu ? murmura Minda.

— Une chèvre, déclara le professeur.

— Non, c’était le did, riposta l’un des pâtres.

— Ris donc ! s’écria le watachko, tu sais maintenant à quoi t’en tenir.

Une pause s’ensuivit pendant laquelle le regard d’Atanka, après s’être posé successivement sur chacun de nous, resta rivé au sol avec tristesse : — N’avez-vous pas vu Hrehora ? fit-elle enfin sans lever la tête et en affectant un air d’indifférence. Il est parti depuis une semaine.

— As-tu peur pour lui ? répliqua le haydamak.

— Il peut arriver qu’un chasseur périsse, murmura la bergère.

— Ce Hrehora est ton amoureux ? demanda Mlle Lola avec intérêt.

La pauvre fille garda le silence.

— Eh bien ! je te souhaite toute sorte de prospérités ; tu es une belle fille !

Atanka s’aperçut que l’œil de la Polonaise était fixé sur elle, tressaillit et cracha vivement.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda la demoiselle piquée.

— Elle veut se garder de malheur, expliqua le curé en souriant, parce que vous avez loué sa beauté, que vous l’avez félicitée. D’ailleurs vous avez ces grands yeux noirs brillans auxquels notre peuple attribue une influence malfaisante. Les enfans et les bêtes tombent malades, les femmes perdent leur beauté, l’amour et le bonheur sont détruits, tout cela par le mauvais œil, et les meilleures personnes peuvent exercer un enchantement sans le vouloir.

Soudain nous entendîmes un cri aigu, puis la brise apporta une mélodie pénétrante, fantastique, accompagnée des sons du trembit. C’était le chant sauvage des haydamaks qui traite du seigneur cloué à la muraille pieds et poings liés. Atanka s’était levée ; elle écoutait d’un air agité.

— Sont-ce des brigands ? demandèrent les dames avec épouvante. De nouveau l’hymne menaçant de la révolte retentit, chanté par

une forte voix d’homme, tout près cette fois, et un jeune Houzoule de haute taille, d’une physionomie ouverte et intrépide, entra tout armé, un chamois mort sur les épaules, suivi d’un grand chien noir. C’était Hrehora le chasseur.

Ici se montra toute la pudeur délicate de nos paysans. La bergère resta debout, les yeux baissés. — Bonsoir, Atanka, lui dit-il. — Il est bon que tu sois revenu, Hrehora, répondit-elle. — Ils ne se touchèrent même pas la main.

Hrehora nous fit voir le chamois, qui, comme tous les animaux chez nous, est plus petit que ceux de l’Occident, mais qui surpasse son frère des Alpes en agilité ; puis il prit place auprès de sa fiancée, et les deux jeunes gens se parlèrent tout bas.

— Vous avez raison d’entretenir le feu, dit Hrehora, il y a un ours dans le voisinage ; j’ai vu la trace de ses pattes sur le sol et celle de ses griffes aux arbres. Il pourrait bien avoir le projet de nous rendre visite.

— Ce feu allumé dehors est donc pour éloigner les bêtes féroces ? demanda le professeur.

— Oui, monsieur, répondit le chasseur, mais l’ours ne le craint guère ; les chiens et les fusils lui font plus d’effet. C’est un drôle de camarade, brave, rusé, d’un bon caractère parfois. La faim seule le pousse, comme elle pousse les hommes, à la rapine et au meurtre.

— Et comment le chasse-t-on ?

— À dire vrai, je n’ai pas encore chassé l’ours. La chose est sérieuse ! Nous avons ici deux chasseurs, Léo Skomatchouk et André Behatchouk, qui ont tué neuf ours en huit ans. Voici comment s’y prend Skomatchouk : il marque deux balles d’une croix, les fait tremper dans l’eau bénite pendant la messe, se confesse, communie, puis charge son fusil et s’en va là-dessus avec l’aide de Dieu. Jamais il n’a manqué son ours. C’est aussi de cette façon que Stéphane a tué le Dobosch, ajouta le jeune homme ; mais, effrayé de ses propres paroles, il regarda le vieux brigand et ne se rassura qu’en lui voyant l’air indifférent.

— Dobosch ? s’écria le professeur ; n’était-ce pas un brigand ?

— C’était un fier héros, répondit Hrehora.

— Le peuple célèbre ses exploits dans un chant superbe, dis-je à mon tour. Vous qui avez une belle voix, faites-nous entendre cela, Hrehora.

Celui-ci regarda le haydamak pour lui en demander la permission. — Chante donc ! dit le vieillard.

Hrehora leva les yeux et commença de sa voix pleine et expressive :


« Sur le vert sommet de la montagne, — À l’ombre noire des sapins, — Sous le pavillon étoilé du ciel — Se tient Dobosch, le jeune héros.

« Le topor en main, d’une voix claire — Il appelle les camarades. — Allons, garçons ! hardi ! faites-vous beaux. — Soyez joyeux et magnifiques.

« Prenez un air de fête, — Nous allons faire la noce, — Souper, rire, — Boire du vin de Hongrie,

« Danser au son du chant de guerre, — À la douce musique des cymbales, — Chez la femme chérie de Stéphane, — Belle de visage, fière de cœur….. »


En écoutant cette chanson, le haydamak appuyait sa tête sur ses deux mains, et ses yeux se remplissaient de larmes. — O beau temps de ma jeunesse ! murmura-t-il comme en rêve, ô guerre sainte ! où es-tu, temps héroïque ? — Tout le monde le regarda. Hrehora n’osait plus continuer. — Pourquoi ne chantes-tu plus, légionnaire ? lui demanda le vieillard.

Il ne répondit pas.

— Oui, nobles maîtres, continua le haydamak, voilà des choses qui ne sont connues que par ouï-dire. Un temps meilleur sans doute est venu, un temps plus humain, plus tranquille, et nous… nous avons eu à souffrir, à livrer de terribles combats. On devait s’estimer heureux alors de garder la vie, on ne pouvait pas songer à conserver le repos ni une bonne conscience ; mais ceux d’aujourd’hui ne jouiraient pas en sécurité du fruit de leur travail, ils ne seraient pas paisibles possesseurs de leurs biens, de leur foyer, ils n’auraient pas même la liberté du cœur, si nous n’avions pour eux répandu notre sang et celui des autres. Eh bien ! croyez-moi, je ne voudrais échanger contre rien au monde ces souvenirs de fidélité, de lutte et de douleur ! — Il retomba dans sa rêverie.

— N’y a-t-il plus de brigands ? demanda Mlle Lodoïska après quelques instans de silence.

— Des brigands ?.. — Le vieillard haussa dédaigneusement les épaules. — Il y a des vauriens, des drôles vulgaires, qui détroussent les voyageurs, mais des brigands comme il faut, il n’en existe plus depuis 1848.

— Qu’appeliez-vous dans ce temps-là un brigand comme il faut ? demanda le professeur.

— Un honnête garçon qui allait dans la montagne non pas poussé par la cupidité, mais par la haine contre les oppresseurs de l’humanité, par l’amour de la liberté.

— J’entends de pareilles choses pour la première fois, dit le professeur. Parlez-nous donc, s’il vous plaît, de ces haydamaks.

— Que raconterais-je ?.. Ce sont des histoires sauvages et sanglantes… — Il hésita de nouveau.

— Nous vous en prions… tous…

— Père, ajouta Hrehora, pour nous aussi c’est une fête de t’entendre. Quel serait le plaisir des Houzoules, sinon la guerre et les récits guerriers ?

— Eh bien ! si vos seigneuries l’ordonnent, dit le vieillard en bourrant sa pipe, je vais donc vous raconter cela.

Nous nous pressâmes autour de lui en retenant notre haleine. Il se fît un silence pendant lequel on n’entendit que le pétillement du feu sacré, puis le vieillard soupira, s’inclina par trois fois, et commença en ces termes.


IV.

— Ainsi vous voulez savoir ce qu’étaient les haydamaks, ce qu’ils ont fait, comment ils ont vécu et comment ils sont morts ? Moi, je ne suis pas un savant capable de vous expliquer cela d’après les vieilles chroniques ; je suis de ceux qui ont porté eux-mêmes le fusil au dos, qui ont mené la guerre dans les montagnes, qui peuvent dire : — J’ai vu, — rien de plus. — Mon avis, c’est que le soleil en a vu aussi se balancer à la potence plus d’un qui était un brave homme. Vous allez dire : — Ce vieux coquin veut justifier des assassinats. — Ne vous hâtez point de juger. Tenez, mes seigneurs, ce n’est pas notre affaire, à nous autres paysans, de lire des livres, mais on se raconte les uns aux autres des choses qui se transmettent du grand-père au petit-fils et qui ne se trouveraient dans aucun livre. Par exemple, lorsque dans le vieux temps quelqu’un était de bonne origine, brave, exercé aux armes, il s’en allait chercher les aventures, il prenait dans un combat les biens et la vie d’autrui, et on le nommait chevalier ; les rois, les tsars, le gratifiaient de chaînes d’or ; aujourd’hui on le nomme un brigand, et, si on le charge de chaînes, elles sont de fer, mais c’est plutôt une corde qu’on lui passe au cou. Le haydamak n’était autre qu’un rebelle, et jugez si la rébellion était sans motifs : depuis des centaines d’années, il n’y avait pas chez nous de noblesse, on était l’un comme l’autre cultivateur, berger, le peuple choisissait lui-même ses juges, il n’y avait pas de guerre dans le monde à ce que contait mon grand-père. Alors sont venus les Allemands sur leurs bateaux blancs, les Polonais sur leurs chevaux noirs, et par eux la noblesse, des princes à qui tout le pays devait être soumis ; nous avons eu nos propres princes à Kief avant de tomber sous le joug polonais. L’oppression commença, le seigneur fit atteler le paysan à la charrue pour ménager ses chevaux. Les faibles courbaient la tête, les braves, s’ils avaient un cheval, décampaient pour gagner les steppes du Don et du Dnieper ; s’ils ne possédaient pas de cheval, ils se jetaient dans les marais, dans les forêts, surtout dans la montagne, et, réunis, commencèrent ainsi la guerre contre leurs tyrans, dont ils tirèrent vengeance, c’est vrai ! Dans les steppes du Don et du Dnieper, on les nommait cosaques, dans notre pays haydamaks. Certainement vous avez entendu parler du paysan Mucha, qui rassembla plus de dix mille de ses pareils et massacra la noblesse ; ce Mucha n’était qu’un haydamak, et ce Bogdan Hmelnizki, à qui le staroste Tchechrine avait enlevé son bien et sa femme, et qui, ayant en vain demandé justice aux tribunaux et au roi lui-même, envahit le pays avec les Cosaques et vainquit les Polonais en tant de batailles, ce héros dont le nom revit encore dans nos chansons, qu’était-il donc, sinon un haydamak ? Et les rebelles de l’Ukraine, les auteurs du massacre de Humany, qui tuèrent plus de cinquante mille nobles, les clouant aux portes comme des vautours, livrant leurs têtes en pâture aux fourmis, les jetant au feu ou les enterrant jusqu’au cou par centaines pour faucher leurs têtes comme des épis de blé, des haydamaks encore, des haydamaks ! Oui, nous leur avons fait cela ; mais eux, que nous faisaient-ils donc ? Ils nous volaient nos champs, nos femmes, si elles étaient belles, ils nous forçaient de travailler pour eux comme des bêtes de somme. Quand nous passâmes sous le régime du tsar, ces horreurs cessèrent, mais il y avait encore la corvée, il y avait encore le fouet du mandataire ; les clés de nos églises étaient encore souvent livrées aux Juifs, qui nous faisaient payer notre entrée le dimanche comme au théâtre. La guerre continua donc dans nos montagnes, quoique moins acharnée, la guerre sainte et juste de l’opprimé contre l’oppresseur ! Avant 1848, je vous le dis, c’était une honte de n’être pas haydamak, et même à présent ;… mais cela m’entraînerait trop loin.

Vous voulez connaître la vie d’un haydamak. Par où commencer ? Mon père était un pauvre Houzoule, et ma mère une pauvre fille de la plaine. Je ne sais comment l’idée leur vint de se marier, mais ils se marièrent, et cela parut d’abord leur porter bonheur. Un cousin de mon père leur légua son bien en mourant, une acre de bois,… c’est-à-dire que les arbres étaient tous abattus et vendus, ne laissant qu’un sol parsemé de racines, de mousse et d’herbes. Comment y bâtir une chaumière ? Ils se mirent d’abord à creuser la terre à quelques toises à la ronde ; c’était justement en automne, partout les moissons étaient faites. Ils trouvèrent donc du chaume, et, ayant mêlé la terre avec de l’eau, façonnèrent quelque chose de semblable à des briques qu’ils séchèrent au soleil. Ma mère me l’a raconté plus d’une fois. De ces briques, ils firent une maison, sur le toit la paille fut consolidée au moyen des branches d’osier qui croissaient le long du ruisseau voisin ; on ne pensa guère aux portes ni fenêtres ; par un petit trou dans la muraille entrait le soleil, par un trou plus large entraient et sortaient les hommes. Puis ils attachèrent ensemble des branches d’osier, les enduisirent de limon au dedans et au dehors, et placèrent cet objet, qui avait l’air d’un vaste bonnet de nuit, au milieu de leur chaumière : ce fut le foyer ; une cheminée aurait été de trop, la fumée trouvait aisément son chemin par la porte ouverte. Mon père, avec deux souches, se créa un mobilier : deux petits bancs, et, quand tout fut achevé dans ce palais, que le premier feu pétilla dans l’âtre, figurez-vous mes parens au milieu du courant d’air et de la fumée riant et chantant comme des heureux. Puis ils commencèrent le défrichement de leur terre. Il y avait bien une mauvaise petite charrue, mais aucun animal pour la traîner ; mon père s’y attela donc, et ma mère labourait avec lui comme avec un cheval. Ils cultivaient du blé, des pommes de terre, du sarrasin ; ils s’arrangèrent un petit jardin de légumes, plantèrent quelques arbres fruitiers. Que faut-il de plus à l’homme ? À peine savaient-ils qu’ils étaient pauvres.

Mes parens commencèrent seulement à sentir leur indigence lorsqu’arrivèrent les enfans. J’étais l’aîné ; il faut avouer que je leur donnai peu de satisfaction. Tout petit, j’étais turbulent et mon cœur aspirait à la liberté. Que voulez-vous ? le vrai sang des Houzoules ! Aussitôt que je pus marcher, je m’échappais dans la montagne, j’y passais des heures couché sur le dos à regarder glisser les nuages en songeant à part moi qu’ils avaient l’air de cygnes blancs ou de bateaux qui parcourent les mers. Parfois j’y voyais un grand trou- peau ou bien une immense toile blanche étendue pour sécher. Des idées aussi folles ne peuvent naître que dans une jeune tête. J’attrapais des oiseaux au filet, je leur construisais des cages, de sorte que notre maison était remplie de gazouillemens variés. Ceux que j’attrapais au piège, ma mère les faisait rôtir. Une fois aussi je pris un lièvre, et en cette circonstance je vis mon père rire pour la première fois depuis longtemps.

Quand j’eus vingt ans, mes pensées ne se tournèrent point vers les filles, la danse, ni le chant, mais mon cœur battait plus fort si je voyais un fusil et de la poudre. — Il me faut un fusil ! dis-je un jour..

— Un fusil ! comment parviendras-tu à le payer ?

— J’irai faire la moisson chez un seigneur.

— Tu as raison, dit mon père.

Je descendis donc dans la plaine et travaillai chez un comte ; j’aidais à couper le blé, à le mettre en grange et à le battre ; aussitôt que je tins mon salaire, je me rendis à Kolomea pour acheter un fusil, une belle poire à poudre, tout ce qu’il faut pour fondre des balles. De retour chez nous, je ne m’occupai plus des moineaux, je tuai des vautours, des aigles, des chamois, des chevreuils, et l’hiver des loups, des renards, une fois un loup-cervier et enfin un ours.

C’est à cette époque que je rencontrai Apollonie Berezenko, la femme d’un riche fermier de Hryniawa, une vraie Houzoule, je vous jure, belle, grande, forte et superbe. Elle avait des yeux de flamme, des yeux qui vous brûlaient le cœur. Elle m’aimait ; ainsi tout était dans l’ordre, mais elle était la femme d’un autre. Que faire à cela ? J’étais timide avec Apollonie, mais elle savait encourager par des éclats de rire. Comment cette diablesse, qui s’entendait à dompter les chevaux les plus fougueux, aurait-elle eu peur d’un homme ? — Elle m’invitait donc à lui rendre visite ; longtemps le courage me manqua. Enfin,… vous connaissez peut-être notre coutume, à nous autres montagnards, de faire toute sorte de mascarades entre Noël et la fête des Rois ? Les garçons se déguisent en rois mages, en Juifs, en vieilles femmes, et aussi en bêtes féroces. Je me fis coudre par ma mère dans une peau d’ours, pris par précaution mon fusil chargé, et me rendis le soir des Rois à Hryniawa. Par la fenêtre, je vis Berezenko à table avec sa femme. J’appuyai mon fusil contre la porte et commençai à grogner d’une façon terrible. Berezenko sortit ; me prenant pour un ours véritable, il appela au secours, et le poltron grimpa dans le grenier comme un écureuil, puis tira l’échelle après lui. J’aurais pu dévorer sa femme qu’il n’eût pas fait d’autre effort que de prier pour sa pauvre âme. Apollonie prit sérieusement la plaisanterie ; sans hésiter elle me saisit au cou à l’aide de la fourche dont elle s’était armée, me poussa contre le mur et m’y retint prisonnier. — Hé ! cria-t-elle à son mari, descends, j’ai attrapé l’ours ; aide-moi vite à le tuer ! — Que croyez-vous que répondit le brave homme ? — Si tu as sans moi attrapé l’ours, ma chérie, tu pourras aussi le tuer sans moi. — Eh bien ! dis-je, Apollonie, vous recevez amicalement vos hôtes ! C’est moi… — Elle se mit à rire et me lâcha. Quelque temps après son mari, regardant par la fenêtre du grenier, vit dans la chambre l’ours assis à côté de sa femme. — Apollonie, qu’est-ce que cela veut dire ? il ne te dévore pas ? — Tu vois, il ne mange que ton souper. — Oh ! sorcière que tu es ! s’écria Berezenko, je l’ai toujours dit que tu allais à Kief sur un manche à balai. Que Dieu me protège ! — Et avec un signe de croix il courut se cacher au fond du grenier.

Nous eûmes tout loisir de nous entretenir, et cela se renouvela dans des temps mieux choisis ; mais Apollonie n’en appartenait pas moins à un autre. C’est ce qui me fit haïr les hommes, et je souffrais d’obtenir en mendiant les baisers comme un morceau de pain. Je fis tout pour ne pas la rencontrer ; je me cachais dans les rochers comme un hibou, je vivais de racines comme un ermite. Grâce à ce régime, j’acquis la force d’âme du brigand. Au village, j’étais un agneau, mais dans les solitudes de la montagne, en voyant les fourmis mettre en pièces l’escargot, le renard étrangler le lièvre, le faucon déchirer les petits oiseaux, j’eus moi-même le cœur d’un loup et la conscience d’un aigle.

De tristes temps survinrent ; mes parens étaient vieux, malades. J’enterrai mon fusil, j’allai travailler, n’importe ! nous ne pouvions payer les impôts. Et la sainte église sait, elle aussi, vous tirer de la poche la dernière obole. Tu viens de naître, on te baptise, cela coûte de l’argent ; tu prends femme, toujours de l’argent ; tu meurs, et pour t’ensevelir encore plus d’argent. Mon père mourut, il nous fallut emprunter au Juif pour payer le prêtre. C’est comme cela ! Puis vinrent des disettes, on mangeait du pain d’avoine et de terre. Enfin nous en arrivâmes à cette extrémité qu’on voulut nous enlever notre champ, notre cabane. Ma mère en prit tant de chagrin qu’elle mourut. Elle me donna sa bénédiction auparavant sans savoir pour quel métier elle me bénissait. La voici donc gisante avec son doux visage presque souriant, une croix dans ses mains jointes, et auprès d’elle, pour la pleurer, moi seul sans un liard pour payer l’enterrement. Quand j’eus pleuré à souhait pendant toute la nuit, je pris entre mes bras ma vieille mère morte et la portai dans la forêt ; je creusai une tombe, j’aspergeai la terre avec de l’eau bénite, et je la couchai dessous comme elle était. Ce fut une triste besogne. Je l’enterrai ainsi à la lueur claire des étoiles, puis je déterrai mon fusil, je le chargeai, je mis le feu aux quatre coins de notre chaumière et au blé qui était dans le champ ; quand les flammes brillantes montèrent vers le ciel, mon cœur se sentit satisfait.

Cette même nuit, j’allai dans la montagne, droit à Dobosch, qui alors en était roi. Quiconque avait quelque chose à perdre se signait à son nom, car c’était un héros qui cherchait son égal, un juge sévère pour les crimes des nobles et des riches. Au berceau, Dobosch était déjà plus fort qu’aucun homme ne l’a été. On racontait qu’une fois un loup affamé ayant pénétré dans la chaumière de sa mère et sauté sur l’enfant, celui-ci l’avait étouffé de ses petites mains ; on racontait aussi que Notre-Seigneur et saint Pierre, pour récompenser la mère de Dobosch de son hospitalité, une nuit d’hiver qu’ils étaient venus frapper à sa porte déguisés en mendians, lui avaient promis de lui accorder un de ses vœux, et que le fils était invulnérable. À vingt ans, Dobosch bravait le feu, le fer et l’eau ; par sa taille, il dépassait tous les autres, comme la tour de l’église dépasse les maisons, et, quand il tirait, sa balle frappait toujours le but. En ce temps-là, il arrivait encore aux seigneurs de louer aux Juifs les clés de nos églises. Un dimanche, en venant à la messe, mon Dobosch aperçoit le Juif qui, les clés à la main, se livrait à son infâme trafic ; déjà le prêtre montait à l’autel, et les fidèles ne trouvaient pas de quoi payer. Voilà que Dobosch prend le Juif à la ceinture, l’enlève et le jette par-dessus le mur du cimetière en disant : — Nous n’avons que faire de toi et de tes clés. — Puis en un clin d’œil, il fait sortir la porte de ses gonds et la jette après le Juif, qui se sauvait à toutes jambes. Les paysans ce jour-là prièrent Dieu sans payer.

Les injustices, les violences, les outrages, les exactions dont le pauvre était alors victime révoltaient l’âme généreuse de Dobosch. Il rassembla autour de lui les plus déterminés, conduisit sa bande dans la montagne et déclara la guerre aux oppresseurs. Je trouvai en lui l’ataman de tous les haydamaks de la montagne, le juge de la Tchorna-Hora. Assis sur un rocher, le kolpak sur la tête, noirci par le soleil, avec des yeux dont personne ne pouvait supporter le regard perçant et sombre, tel il m’apparut au milieu de ses braves ; devant lui des paysans, des malheureux, ceux qui ne pouvaient obtenir justice, se tenaient debout, prononçant leurs accusations. Dobosch les écouta, entendit les témoins et ne fit qu’un signe de la tête. Enfin je me posai devant lui et le suppliai de m’accepter parmi les siens. — Il me regarda, inclina la tête ; les autres me donnèrent la main et me firent boire dans leurs gourdes. — J’étais un haydamak

Dès lors je pris part à plus d’une surprise habile, à plus d’un combat sanglant. Il n’y avait personne que ne pût atteindre le bras de notre Dobosch ; aucun monarque n’était aussi puissant. Un prêtre avait fait chasser par ses chiens, dans la nuit de Noël, un pauvre vieux vagabond qui, faute d’abri, fut gelé. Trois jours après, Dobosch surprenait le presbytère, arrachait le curé de son lit, le faisait mettre tout nu, puis inonder d’eau glacée. Quand le misérable fut pour ainsi dire pétrifié, ses hommes le plantèrent devant la porte de l’église et disparurent au grand galop. — Un clerc du prince Sapieha avait fait fouetter à mort, pour une peccadille, un paysan dont la veuve se plaignit à Dobosch. Une semaine après, le clerc était pris par nos haydamaks. Dobosch lui reprocha tous ses crimes ; mais l’autre n’eut-il pas l’insolence de lui offrir une rançon, une forte rançon ? Qu’était pour Dobosch tout l’or du monde ? Il fit clouer le clerc entre deux planches que l’on scia. C’était terrible à voir et à entendre… — Il se passa quelque chose de pire pour un jeune seigneur qui avait fait traîner de force chez lui, par ses gens, une honnête fille du village. Le fiancé de cette fille, s’étant plaint, fut renvoyé du service militaire, un déshonneur s’il en fût ! Le père fut dépossédé de sa chaumière et de ses champs, parce qu’il voulait reprendre son enfant, et, quand le seigneur en eut assez de celle-ci, il la chassa. Elle vint au camp des haydamaks demander vengeance. Cela ne se fit pas vite, le jeune baron se tenait sur ses gardes, et il fallut, pour le prendre, donner l’assaut à la seigneurie, qui soutint un véritable siège. Il y eut des morts et des blessés de part et d’autre ; enfin nous enfonçâmes les portes avec nos topors et fîmes prisonniers tous les survivans. Par ordre de Dobosch, le mandataire fut cloué à la porte de la grange comme un hibou, les serviteurs furent pendus aux arbres voisins. Quant au seigneur, nous l’attachâmes à la queue d’un cheval qui l’emporta dans la montagne jusqu’à une grande fourmilière qui s’élevait comme une tour au pied d’un vieux chêne. Arrivé là, Dobosch fit attacher le coupable, les pieds en haut, de façon que sa tête plongeât dans la fourmilière, puis il fit enduire cette tête de miel…

Il survenait aussi parfois des aventures bien comiques. — Par exemple, l’évêque de Halios était un avare, un usurier sans rival pour la rapacité. Notre Dobosch résolut de lui rendre visite. Un jour, deux moines de la terre-sainte se présentent devant l’évêque entouré de ses chanoines. L’un des deux lui dit : — Tu es un pécheur, frère, tu fais saigner les gens, tu amasses l’argent comme le blaireau ses provisions d’hiver. Allons ! rends tes trésors tout de suite. — L’évêque s’étonne, veut chasser les prétendus moines ; mais le plus grand tire deux pistolets de sa ceinture et lui crie d’une voix qui perce la moelle de ses os : — Je suis Dobosch ! comprends-tu maintenant ce qu’il faut faire ? — L’évêque et les chanoines tombent à genoux, le second moine détache les clés de la ceinture du prélat et cherche l’argent, tandis que Dobosch les tient en respect avec ses pistolets. Ayant pris l’argent, ils se font donner les habits de l’évêque et ceux d’un chanoine ; puis Dobosch quitte la ville dans le carrosse même de l’évêque en distribuant des bénédictions. Il bénit la sentinelle qui veillait aux portes ; mais le plus singulier, c’est que les hussards lancés de tous côtés arrêtèrent sur la route le véritable évêque, qui, accablé de mauvais traitemens, se fit reconnaître à grand’peine. Cependant Dobosch partageait gaîment sa proie avec ses fidèles. — Oui, mes nobles maîtres, ce furent des temps bien durs pour les seigneurs, les prêtres et les juifs ; jamais en revanche nous n’avons touché à un cheveu de la tête d’un brave homme, ni d’un pauvre, ni d’un fonctionnaire du tsar, car le tsar aimait les paysans et la justice, — mais il n’y a que Dieu qui sache tout.

Un soir de la fin de l’été, de grands feux brûlaient dans notre camp ; enveloppés de nos capes, nous dormions ou jouions. Les astres étincelaient ; Dobosch, étendu sur une pierre couverte de mousse, aussi mollement que sur un lit de duvet, regardait le ciel. Je ne puis vous dire ce qu’il y voyait, mais il était moins sombre que de coutume. Une étoile fila ; elle traversa le ciel comme une gerbe de feu, et les ténèbres l’engloutirent avant qu’aucun de nous eût trouvé le temps de prononcer les paroles. Dobosch nous regarda. — Quelqu’un de vous l’a-t-il conjurée au passage ? — demanda-t-il. Tous se turent. — Alors, dit notre chef, le mal est fait. La letaviza[19] a mis le pied sur la terre, elle s’y est incarnée soit en homme, soit en femme. — Mais on la reconnaît vite à sa beauté, à ses cheveux dorés, répliqua un vieux brigand, et on peut se tenir en garde. — Eh ! que veux-tu faire contre la magie de son baiser ? Elle se glisse furtivement la nuit près des jeunes garçons et des jeunes filles qu’elle veut séduire, et quiconque a touché ses lèvres se consume et meurt. — Dobosch se perdit dans ses réflexions.

À la première lueur du jour, des coups de feu retentirent. Nous sautâmes tous sur nos armes. — C’est une surprise ! criaient les uns. Nous sommes trahis ! disaient les autres. On entendait le cor et des aboiemens de chiens. Dobosch leva son topor avec calme. — Ne craignez rien, amis ; tant que je serai avec vous, nous tiendrons la montagne. — Les coups de fusil étaient en effet à notre adresse, mais ils n’avaient pas été tirés par des soldats. Deux paysans nous cherchaient pour déposer une accusation devant Dobosch, Stéphane, c’était le nom de l’un d’eux, ne voulait pas exposer sa jeune femme aux fatigues de la corvée, il travaillait pour deux ; son seigneur cependant, à qui la femme plaisait, lui avait ordonné de l’amener faire la moisson, et avait puni une première désobéissance par la torture des brodequins. On le menaçait de la bastonnade pour la prochaine fois. — Dobosch écouta Stéphane en souriant. Il arriva que le seigneur, au milieu d’une chasse où les paysans poussaient les chevreuils vers son affût, vit soudain s’entr’ouvrir la verte muraille du feuillage et paraître Dobosch. — Stéphane s’est plaint à moi, laisse-le tranquille, ainsi que sa femme ; autrement c’est toi qui seras bâtonné jusqu’à ce que ton âme s’enfuie vers l’enfer. — Le seigneur répondit en tirant sur Dobosch. — Tire, dit celui-ci, tu ne peux pas me tuer ! — En effet, la balle tomba par terre au lieu d’entrer dans la poitrine de notre chef, qui se mit à rire : — Vois-tu ? Fais donc ce que je t’ordonne. — Et le seigneur promit d’obéir m tremblant comme une feuille.

La nuit même, Dobosch se rendit chez Stéphane pour l’assurer qu’il n’avait plus rien à craindre, du moins il se persuadait que c’était pour cela ; mais en réalité une force magique l’attirait, il voulait voir cette femme qu’on disait si belle. Il frappe, Stéphane ouvre et le conduit dans la salle des hôtes, puis réveille sa femme et lui dit de mettre la table pour un hôte illustre. Dobosch était assis sur le banc, près du poêle, lorsqu’entra la Pzvinka Stephanova, pieds nus, vêtue d’un seul jupon, car elle avait quitté le lit en sursaut. Il soupira en la voyant et ne trouva rien à dire, mais elle sourit et rejeta en arrière ses cheveux roux, qui tombaient jusqu’à terre comme un manteau d’or. Dobosch pensait à l’étoile filante et se disait : — Si c’est une letaviza, c’en est fait de moi. Elle peut sucer tant qu’elle voudra le sang de mon cœur.

Peu après, Stéphane partit avec les autres pour la Polonina. En son absence, Dobosch rencontra Dzvinka dans un défilé profi)nd et solitaire de la forêt. Elle était à cheval comme lui, parée de corail et de monnaie d’or, éblouissante ainsi. Deux grands chiens blancs sautaient autour d’elle, et elle se tenait en selle à la façon d’un homme. Dobosch la salua ; elle arrêta son cheval et rajusta les broderies de sa chemise : — Où allez-vous, Dzvinka Stephanova ? demanda Dobosch.

— Stéphane est à la Polonina, répondit-elle. Que ferais-je ? Je me rends au marché de Szigeth.

— Qu’avez-vous à acheter par là ? Aussitôt que vous le voudrez, les rois viendront vers vous mettre des présens à vos pieds.

— Je ne demanderais pas mieux, mais qui donc m’apporterait quelque chose ?

Dobosch devint pensif. Au même instant, un aigle criait au-dessus de leurs têtes en agitant ses ailes, qu’argentait le soleil.

— Et que me donnerait-on ? poursuivit-elle. Un collier de perles peut-être, un mouchoir de tête, des bottes rouges, quoi de merveilleux ? Si je me mêlais de faire des souhaits, ce serait pour vivre comme une dame dans une maison à colonnes, où je me tiendrais sur le perron avec la kazahaïka des comtesses ; j’aimerais battre mes serviteurs, il me faudrait un château impérial, des boïards pour me servir à genoux. Je souhaiterais d’être l’égale de Dieu, de poser mes pieds sur la lune comme sur un tabouret d’or, de faire rouler à terre cet aigle qui plane là-haut, si bon me semblait !

Un éclair avait jailli du fusil de Dobosch, et déjà l’aigle gisait aux pieds de cette femme.

Dobosch releva l’oiseau royal ; tandis qu’il lui en faisait hommage, le sang coulait sur ses doigts. Elle resta muette et le regarda de côté.

Depuis lors Dobosch fut changé comme l’est une blague à tabac qu’on retourne. Il ne parlait à personne, et nul ne le vit plus manger ni boire. Les expéditions furent interrompues ; jour et nuit, il restait couché la face contre terre à l’écart de ses compagnons, et pourtant il ne dormait ni jour ni nuit. — Il est malade, disaient ceux-ci. — L’amour lui brûle le cœur, prétendaient ceux-là. — D’autres, des vieillards d’expérience, l’avertissaient : — Chef, lui répétaient-ils, ne te fie pas à une femme, fie-toi plutôt à mille hommes qu’à une seule femme. — Mais à quoi bon tout cela ? Personne ne peut échapper à sa destinée. De nouveau Dobosch se rendit chez Stéphane. Dzvinka était en train de filer. Elle le regarda de ses grands yeux et ne bougea pas.

— Où est Stéphane ? demanda-t-il.

— Stéphane n’est pas ici ; as-tu donc oublié qu’il est à la Polonina ?

Dobosch s’assit sur le banc près du poêle et se tut.

— Si tu es venu le voir, dit Dzvinka après un silence, tu peux t’en aller, il ne rentrera pas de sitôt ; mais, si tu veux rester avec moi, je te préparerai à souper.

— Je veux rester avec toi.

— Et tu ne crains rien ?

— Que craindrais-je ?

— Mais ceux qui te poursuivent !

— Je ne crains rien au monde.

Dzvinka se leva et prépara le souper. Dobosch la suivait du regard et ne pouvait se lasser d’admirer sa belle figure illuminée par la flamme. Quand le souper fut prêt, elle mit sur la table des truites, de la viande, du petit-lait et de l’hydromel, et s’assit pour manger ; mais Dobosch ne touchait à rien.

— Pourquoi, demanda-t-elle, ne veux-tu pas manger ?

— Je ne puis.

— Attends, je vais te donner du feu.

Elle saisit un petit charbon rouge avec les doigts et alluma sa pipe, mais il la laissa s’éteindre. Il ne mangea, ni ne but, ni ne fuma, il ne fit que regarder Dzvinka, et pourtant ne remarqua pas tout de suite qu’elle soufflait sur ses doigts avec force.

— Qu’as-tu ? demanda-t-il.

— Rien.

— Tu t’es brûlé les doigts ?

— Qu’importe ?

— Sans doute, lorsqu’on se brûle le cœur, on souffre davantage.

— Qui donc serait assez fou pour cela ? C’est bien assez de se brûler les doigts.

Dobosch lui baisa longuement la main ; elle le laissa faire sans baisser une fois les paupières.

— Dzvinka, reprit le héros, je n’en peux plus.

— Que dis-tu ?

— Je voudrais que tu fusses une noble dame, et je voudrais être le serviteur que tu daignerais battre !

— Ce serait curieux.

— Dzvinka, j’ai soif de ta beauté comme le chevreuil de l’eau des sources où se baignent le soleil, la lune et les étoiles.

— Pense au péché, pense à Dieu !

— Je pense à Dieu, soupira Dobosch ; mais nous sommes là pour pécher, et lui pour prendre pitié de nous.

— En ce cas, au nom de Dieu, j’aurai aussi pitié de toi, dit-elle, — et elle s’en alla dans sa chambre, où Dobosch la suivit. Elle s’assit sur le coffre, qui était recouvert d’un beau drap rouge, lui présenta son pied comme fait une fiancée le soir de ses noces, et Dobosch le brave, se mettant à genoux, lui ôta les souliers.

À dater de ce jour, Dzvinka vint souvent nous trouver dans la montagne sur un cheval noir richement harnaché, car il lui faisait des présens comme un sultan. Nous prévoyions entre nous que cela ne pourrait bien finir. Cette femme rousse avait enlacé notre chef dans le filet d’or qui pendait sur ses épaules ; elle était la letaviza, l’étoile filante qui l’attirait aux précipices éternels. Quelques-uns dirent franchement leur avis à Dobosch ; mais il ne voulut rien entendre. Il allait sans cesse chez Dzvinka, et lorsque Stéphane y était, il nous emmenait. Les jeunes filles, les femmes du village venaient danser avec nous, les Juifs jouaient du violon, de la basse et des cymbales.

Stéphane cependant s’apercevait de toute sorte de choses qu’il n’avait pas remarquées auparavant. Il entendit sa femme fredonner près du foyer : « Sur les pas de mon bien-aimé fleurit la rose et le sureau ! » Il l’entendit, tandis qu’elle était assise sous les pois grimpans du jardin, charger le soleil, la lune et le vent qui passe par-dessus la montagne de saluer son bien-aimé, et il savait bien que pour le saluer, quant à lui, point n’était besoin de l’intermédiaire de la lune, et que sous ses pieds ne verdissait pas même le chardon ni l’ortie, encore moins la rose. Il secoua la tête et la regarda d’un air mécontent.

— Cette chanson ne te plaît donc pas ? demanda-t-elle.

— Non !

Stéphane prit la physionomie d’un somnambule ; tout le monde l’évitait. Son cœur était tellement bourrelé d’inquiétude qu’une nuit, sa femme ayant crié en rêve, il se pencha pour entendre si elle ne se trahirait pas. Elle reposait sur le dos et sa poitrine se soulevait comme la blanche écume de l’onde ; elle respirait profondément. Enfin elle dit : — Toi, je t’aime ! viens ! — Et lorsque Stéphane se fut penché sur elle, Dzvinka passa ses bras autour de son cou en soupirant : — Mon fier Dobosch ! — et lui donna un baiser pareil à la morsure d’un serpent. Stéphane en savait assez désormais ; il sortit et versa des larmes amères.

La Dzvinka n’était pas médiocrement fière d’avoir amené le terrible Dobosch, que tout le monde redoutait, à lui mettre et à lui ôter les pantoufles rouges, car elle avait maintenant des pantoufles rouges comme une comtesse ; mais, tout en aimant Dobosch, elle avait pitié de son mari. Une fois que Dobosch venait de partir avec ses camarades, elle vit Stéphane serrer les poings et l’entendit crier derrière lui : — Puisses-tu être traîné dans la montagne ; puissent tes membres rester sur les rochers… — C’était un samedi ; elle s’occupait à laver la tête et à peigner les cheveux de Stéphane, immobile comme un saint de bois, comme une souche. Pour le réveiller, elle lui tira les cheveux. Il ne parut pas le sentir. — Ne t’ai-je pas fait mal en t’arrachant les cheveux ?

— Qu’importent les cheveux quand on m’arrache l’âme ?

— Et qui donc t’arrache l’âme ?

— Toi !

— Moi, mon amour ?

— Tu es infidèle, toi, ma femme ! Tu me trahis avec Dobosch. Penses-tu que je sois aveugle ?

— Comment oses-tu croire cela ? s’écria cette femme hautaine avec rage, car elle tenait fort à son honneur. Veux-tu que je te jure ?..

— Jure, si tu peux…

— Je jure que je te suis fidèle !..

— Pas là-dessus ! s’écria Stéphane furieux en lui arrachant une pierre de la ceinture, jure sur ton âme ! — Dzvinka devint pâle comme une morte. — Jure maintenant !

Elle resta muette. — Te voilà donc prise ?

— Eh bien ! répliqua la femme adultère avec hauteur, tu m’as forcée à dire la vérité, goûte maintenant ce qu’elle a d’amer, avale-la et qu’elle t’étouffe, pauvre homme ! Oui, moi, ta femme, j’aime Dobosch, et nous avons passé un joyeux temps chaque fois que tu t’es éloigné du logis. Es-tu satisfait ?

— Donne-moi du poison, tu nous rendras service à tous les deux ! fit Stéphane d’une voix sourde.

L’impudente leva les épaules. — À quoi bon ? je suis tranquille sans cela. Si je t’avais supposé assez de courage pour entreprendre quelque chose contre nous, il m’eût été facile de te faire clouer pieds et poings à ma porte ; mais je ne te crains pas.

— Je te dis, femme, que je lui brûlerai la cervelle.

— Tu n’es pas de force, tes balles ne l’atteindraient pas, et ses brigands te feraient mourir dans les supplices.

— Qu’il en soit ainsi ! du moins tu ne me traiteras plus de lâche.

— À la bonne heure ! repartit Dzvinka, voici que tu parles presque comme un haydamak. Pourquoi n’as-tu pas été toujours aussi hardi ? Je n’aurais jamais permis à un autre de m’ôter les souliers. Ah ! si tu étais capable de tuer celui que personne ne peut atteindre, ce serait quelque chose ! mais il est invulnérable !

Stéphane grinça des dents et s’en alla parcourir la forêt tel que le loup qui cherche une proie. Lorsqu’il regagna son logis, il était rompu de fatigue, et tomba comme un mort, mais il ne put pourtant dormir.

Bientôt Dobosch vint chez sa maîtresse, elle l’entendit siffler, et dit à son mari : — Va-t’en, voici Dobosch, décampe !

Stéphane sortit comme un voleur par une fenêtre de sa propre maison, et la belle Dzvinka ouvrit la porte à son amant. Lorsqu’elle l’eut enivré de vin, d’hydromel et d’amour au point de lui faire perdre la raison, elle se mit à le questionner, car depuis longtemps elle était curieuse de savoir s’il était vraiment invulnérable. — Quelle tristesse, mon bien-aimé, lui dit-elle, qu’il me faille mourir, tandis que la mort n’a pas de pouvoir sur toi ! Je voudrais vivre ou mourir avec mon cher Dobosch.

— Qui t’a dit que je ne mourrais pas ? répondit l’imprudent ; je mourrai comme un autre quand mon heure sera venue.

— Tu n’es donc pas invulnérable ?

— Pas contre les balles bénites du moins !

Il parlait avec confiance, brave cœur !

— Tu plaisantes ?.. Si quelqu’un te tuait, mon Dieu, que deviendrais-je !

— Tu deviendrais une grande dame, car j’ai enterré un trésor qui en ce cas t’appartiendra.

— Quelle folie ! Si tu mourais, comment trouverais-je le trésor ?

— Sur la Tchorna-Hora, où sont les trois grands chênes : à côté des chênes, il y a trois pierres ; quand tu les soulèveras, tu trouveras trois trappes, et sous ces trappes le trésor.

Dzvinka enlaça ses bras blancs autour du cou superbe de Dobosch. — O mère, dit-elle, as-tu donc baigné ton fils dans le miel pour que je trouve une telle douceur à l’embrasser ? mon noir géant, que tu es beau ! Je veux me rassasier une fois par un seul baiser. — Et elle le baisa comme mord le serpent.

Lorsqu’il fut parti, elle appela son mari, qui rôdait furtivement autour de la maison. Il vint, et la regarda si douloureusement qu’elle se sentit émue de compassion, mais elle pensait en même temps au trésor de Dobosch, et la perspective d’être une grande dame riche lui plaisait beaucoup plus que ne la touchait l’angoisse de ce malheureux. — Veux-tu toujours faire sauter la cervelle de Dobosch ? commença-t-elle.

— Puisqu’il est invulnérable, répondit Stéphane avec découragement, qu’importe ma volonté ?

— Mais la mienne peut tout ; il ne vivra qu’autant que je le voudrai, pas davantage.

— Alors laisse-moi le tuer.

— Oui, Stéphane, tu dois le tuer, et nous nous partagerons le trésor.

— Tu sais donc où il cache son argent ?

— Oui ! tu ne t’attendais pas à cela ? Brûle-lui la cervelle, et le trésor est à moi. Je serai parée comme une comtesse, j’aurai cent serviteurs que tu pourras châtier à ta guise, mais moi, je te battrai, cher Stéphane.

— Bats-moi, mais laisse-moi tuer Dobosch.

— Viens, dit Dzvinka en passant dans sa chambre, tu peux m’ôter mes souliers.

Et cet imbécile fut trop heureux de la permission qui lui était rendue.

La première nuit, Stéphane fondit les balles ; la seconde nuit, il y tailla une croix ; la troisième nuit, il les mit tremper dans l’eau bénite, les en retira pendant la messe, puis chargea son fusil. — Maintenant, dit-il, Dobosch peut venir.

Voici comment les choses se sont passées. Je les ai vues de mes yeux. Sur la verte montagne, Dobosch nous appelant : — Amis, dit-il, mettez vos habits de fête, car aujourd’hui nous allons chez Dzvinka lui demander à souper. — Lorsque nous arrivâmes vers le soir, Dzvinka avait fermé la porte à clé, Stéphane était à son poste, debout sous le toit, le fusil à la main. Au-dessus de la maison tournoyait un aigle.

— Vois cet aigle, chef, dit un ancien, mauvais présage ! Retourne-t’en.

Dobosch cependant frappait à la porte : — Dors-tu, cousin, ou nous prépares-tu à souper ?

— Le souper n’est pas prêt, répondit Dzvinka au dedans, car Stéphane n’est pas chez lui, mais bientôt quelque chose vous sera servi qui étonnera tout le monde.

— Fais-nous donc entrer !

— Non.

— Veux-tu que nous entrions de force ? demanda Dobosch riant à moitié.

Elle riait aussi ; — Quelle impatience ! Il faudrait rassembler ses forces pendant sept ans pour connaître et pour rompre mes serrures de fer !

En haut Stéphane le visait.

Dobosch fait voler les serrures de la première porte et ouvre la seconde.

— Retire-toi ! lui crie Dzvinka de sa voix claire, retire-toi.

— Pourquoi me fuir ? demande Dobosch, la voyant reculer, pâle d’horreur.

— Tu es mort ! retire-toi ! répète Dzvinka.

Au même instant, Stéphane fit feu.

Le coup frappe Dobosch comme la foudre. Il tombe sur la face, et de sa poitrine jaillit un jet de sang. Les camarades accourent, le relèvent, mais il ne peut parler, il fait seulement signe de la main, on le porte dehors, on l’étend sur le gazon. La Dzvinka se jette sur lui en pleurant et se tordant les mains. Alors la voix revient à Dobosch. Il arrête les camarades qui veulent brûler la maison et ceux qu’elle renferme : — Qu’on ne touche à personne, dit-il, je le défends. — Puis, contemplant sa maîtresse, qui sanglote dans ses cheveux roux épars : — Pourquoi te lamenter, femme, puisque c’est ton œuvre ? Ne pleure pas, va-t’en. Tu m’as trahi. Les deux mille ducats enterrés t’appartiennent ; te voilà payée de tout.

Nous nous tenions debout autour de lui ; personne n’osait respirer. — Allons, braves gens, commanda Dobosch, enlevez-moi sur vos haches et portez-moi à la Tchorna-Hora ; partout ailleurs il y a trahison.

Quand nous fûmes devant les trois chênes, nous nous arrêtâmes, mais Dobosch fit un mouvement de tête et avec effort murmura : — Sous le hêtre ! — Nous le portâmes où il voulait ; debout, appuyé sur deux camarades, le visage couleur de terre et inondant de son sang la mousse verte : — Le temps de la séparation est venu pour nous tous, dit-il. Je meurs, frères, je meurs. Enterrez-moi donc sous ce hêtre, partagez-vous votre argent et puis dispersez-vous… Dispersez-vous dans le vaste monde. Vous ne serez plus brigands, car vous n’avez plus de chef !

Ainsi parla Dobosch. Autour de lui, nous pleurions. Jusqu’au coucher du soleil, son cadavre resta étendu à cette même place ; un rocher fut son tombeau ; nous lui fîmes les funérailles d’un guerrier, selon la coutume de nos montagnes ; auprès de lui furent déposées ses armes, sur sa poitrine une pièce d’or ; puis les cors des Carpathes retentirent pour la dernière fois au-dessus de sa tête : eux qui nous avaient appelés si souvent au combat et à la victoire, ils exhalaient maintenant un son plaintif et désolé. Chacun de nous déchargea dans la tombe son fusil et ses pistolets à mesure que se succédaient les pelletées de terre. Les dernières lueurs du soleil couchant se mouraient sur la montagne, et un orage soufflait du nord ; on l’entendait gronder au sein des nuées sombres sillonnées d’éclairs. Ainsi fut enterré Dobosch le brigand. Nous nous séparâmes ensuite, mais non pas pour toujours, en nous donnant rendez-vous au prochain anniversaire sur le tombeau de Dobosch. Plusieurs qui étaient descendus dans la plaine ayant été arrêtés et mis en prison, il arriva que le plus grand nombre d’entre nous resta fidèle à la montagne et à la vie de haydamak. J’étais parmi ceux qui, un an après la mort de Dobosch, se retrouvèrent sur la Tchorna-Hora au jour fixé. Quelle réunion ! chacun riait ou pleurait de joie, on se jurait amitié éternelle, on promettait de ne plus se séparer, on élut sur la tombe de Dobosch le futur watachko, et je ne sais comment il se fit, mes seigneurs, que je fus choisi, quoique indigne de commander à tant de braves gens.

Nous continuâmes la guerre le mieux possible, c’est-à-dire avec plus de précautions qu’auparavant. Nous n’avions plus la même confiance en nous-mêmes qu’au temps de Dobosch ; rarement on descendait en plaine, rarement on livrait bataille aux soldats qui nous poursuivaient. Lorsqu’ils étaient ici sur nos talons, nous nous retirions dans les montagnes de la Hongrie ; si en Hongrie on appelait les pandours aux armes, nous gagnions la Galicie.

Un soir, on nous avait invités à une fête de village ; les camarades mangeaient de bon appétit, ils buvaient sec, quand la musique des Juifs assembla tout le monde en cercle. Quel fils de la Petite-Russie pourrait rester immobile quand résonne l’air majestueux de la kolomiyka ? O kolomiyka, danse sauvage et magnifique, sauvage comme le vol de l’aigle, magnifique comme la danse des astres, tu ne peux appartenir qu’à un peuple brave, agile et belliqueux, à un peuple qui sait se réjouir de toute son âme et pleurer de tout son cœur, souffrir sans se plaindre et combattre jusqu’à la mort ! Tandis que filles et garçons voltigeaient pêle-mêle, que les yeux étincelaient, que flottaient les tresses blondes, j’étais assis pourtant à l’écart, les enfans sur mes genoux. Ils se suspendaient à moi, les chers petits, en m’interrogeant sur toutes choses comme on fait à cet âge. Je lissais leurs cheveux et je baisais leur front pur, qui n’avait encore pensé à rien de mal ; il me venait non pas du repentir, mes seigneurs, mais comme un souvenir poignant de mes jeunes années, du temps où ma mère baisait, elle aussi, mon front sans tache. De la nuit, je ne pus dormir. Nous avions attisé un bon feu ; tout autour reposaient les camarades, et moi j’avais beau regarder le feu, je voyais toujours fixés sur les miens ces yeux d’enfans, ces bons yeux innocens, curieux. Et je pensais, je pensais… oui, pour la première fois l’idée me vint de faire la paix avec les hommes, de laisser rouiller mon fusil. Tout à coup, — il n’y avait pourtant pas un souffle de vent, — les arbres de la forêt commencent tous à s’incliner vers moi, le feu s’éteint, il n’en reste qu’une lourde fumée qui s’élève en tourbillonnant de plus en plus haut comme une colonne grise jusqu’aux étoiles d’or, et retombe condensée pour se tenir devant moi. Je le reconnus bien à son regard désolé, à ses paroles flatteuses, c’était le Bys[20]. — As-tu perdu la tête, Mikolaï, dit-il, veux-tu quitter la vie d’un brave brigand, tes armes fidèles et les vertes montagnes ? Regarde autour de toi, tout ce que tu vois peut t’appartenir, tout le pays. — Je ne le laissai pas achever, je vins à bout du frisson qui m’avait d’abord paralysé ; il m’eût été impossible de prononcer un mot, mais je fis le signe de la croix. Là-dessus le voilà qui bouillonne comme l’eau qui tombe sur un fer rouge, il grandit jusqu’aux étoiles, mais, voyant qu’il ne m’effraie pas, se resserre non moins vite et disparaît avec la fumée que les flammes semblent dévorer. Lorsque je regardai autour de moi, le feu brûlait comme auparavant, et les camarades dormaient toujours. De grand matin, je descendis au village. Les gens sortaient des maisons et me regardaient surpris. Je ne tournai la tête ni à droite ni à gauche, mais marchai droit à l’église, confesser au prêtre toutes choses comme elles s’étaient passées et recevoir la sainte hostie. Puis j’allai chez le préfet de la Galicie. On formait alors ces troupes de soldats licenciés, de paysans intrépides et de brigands convertis qui, sous le nom de chasseurs de montagnes, combattirent les haydamaks. Vous en avez entendu parler ? Lorsque j’eus raconté au préfet comment le Bys m’avait tenté, ainsi que le changement qui s’était fait en moi, il me dit : — Je parlerai au capitaine, on ne te fera pas de mal, mais tu deviendras chasseur de montagnes et peut-être watachko. — Certes l’intention du seigneur était bonne, mais pour tout l’or du monde je n’aurais pas trahi mes camarades. — Non, dis-je, nous ne voulons pas de cela ; mieux vaudrait dormir sur le roc, être traqué comme une bête fauve que de lever la main sur ceux qui ont partagé avec nous le combat et le danger. Nous refusons quand cela ne serait que pour empêcher qu’on ne dise que l’amitié, la fidélité, sont éteintes en ce monde.

Que vous dirai-je de plus ? Je restai haydamak, et cela dans un temps, mes seigneurs, où il n’y avait plus de plaisir dans la montagne, car nous y étions traqués comme des loups ; mais nous l’avons traversé tout de même avec l’aide de Dieu.

En 1848, lorsque furent abolis le servage et la corvée, que le paysan devint libre, la guerre s’éteignit d’elle-même, les haydamaks, quittant leurs repaires, déposèrent les armes et firent la paix. Je déterrai alors mon argent ; personne ne pouvait me le disputer, je ne l’avais pas extorqué par des juiveries, je l’avais gagné les armes à la main, dans de loyaux combats. J’achetai donc un morceau de forêt, je bâtis la ferme que vous connaissez, et j’y vivais pour moi-même, isolé des hommes, avec mon chien et mes chevaux, lorsqu’une famine survint. Les gens tombaient sur les routes et y mouraient de faim. Une nuit devant ma porte, j’entendis gémir ; je sortis, je trouvai une femme avec un petit garçon. Dieu me les envoie, pensai-je, et je les fis entrer. Ils ne s’en allèrent plus.


V.

Le vieillard s’arrêta, frappa sur sa pipe et regarda le jeune garçon, qui s’était endormi souriant. — Je crois qu’il est temps que vos seigneuries se reposent, dit-il.

On se coucha comme on put. Les dames disparurent dans la paille, le professeur s’était couché de tout son long sur un banc, les mains jointes comme un de ces chevaliers que nous voyons sur les sarcophages de pierre ; le chirurgien ronflait. Quant à moi, le récit du vieux brigand m’avait trop agité pour qu’il me fût possible de dormir. Une fois dans la nuit, un chant lointain, mais assez distinct, frappa mon oreille :


« Et ils trouvèrent Dobosch gisant — Dans son sang, sur la terre, — Sept blessures au cœur, sept à la tête.

« Et il leur dit : « Ce rameau-là — Pousse en quelque lieu qu’on le plante. — Frères, ne vous fiez jamais à une femme, — Ou vous finirez comme moi. »


Fatigué de mon insomnie, je me levai sans bruit et sortis. Des nuages blancs voguaient au clair de la lune, les étoiles scintillaient comme des étincelles éparses.

— Il est minuit, dit une voix, regarde le Chariot.

Peu après, les pâtres sortirent du staj l’un après l’autre et se dirigèrent vers une hauteur d’où la vue s’étendait immense au-dessus du parc. Longtemps ils gardèrent le silence, tête nue, le visage tourné du côté de l’orient. Enfin le watachko commença : — rochers lointains ! ô mer ! mer froide, mer bleue, mer lointaine ! — Et tandis que les premières rougeurs de l’aurore effleuraient le ciel, ils récitèrent tous ensemble la prière : tzar céleste ! — puis marchèrent lentement, solennellement, dans le même ordre, droit au ruisseau voisin où la lune mirait sa face d’argent, pour se baigner eux-mêmes le visage en vrais Orientaux. Ensuite l’un d’eux prit le trembit, et, le watachko ayant dit : — Sonne, fier légionnaire ! — le signal mélancolique et guerrier renvoyé par toutes les gorges environnantes retentit à trois reprises. À la même heure, tous les bergers des montagnes houzoules se rappellent l’antique patrie au bord de la mer, et prononcent les mêmes paroles, de sorte que de toutes les cimes des Carpathes, au loin, plus près, du nord au sud, de l’est à l’ouest, l’appel du cor réveilla des répons comme un écho infini.

Les bergers retournèrent au staj solennellement, comme ils en étaient sortis. Je ne sais quand je m’endormis, mais il est certain que le vieux haydamak m’éveilla lorsque le jour répandait déjà autour de nous ses flots de clarté vermeille, que j’allai me mettre à l’affût dans le bois voisin avec Hrehora et que je tirai un coq de bruyère. Au retour, je trouvai les dames dehors en train de déjeuner et de caresser les chevreaux d’Atanka. Partout vibrait la joyeuse musique du matin. Nous prîmes congé de nos hôtes et tournâmes la tête des chevaux vers la Tchorna-Hora. Atanka et son fiancé le chasseur nous accompagnaient.

Des brumes roses voilaient la montagne telles qu’un tissu léger, les rochers brillaient d’une forte lueur métallique ; en bas s’étendait la forêt primitive, un océan vert foncé qui s’agitait sans cesse en grandes ondes turbulentes ; des merles sifflaient dans le feuillage, mais bientôt le silence régna complet, et des nuées blanches s’appesantirent de plus en plus autour de nous, dérobant toute vue. Elles se déchirèrent pour nous montrer une fois, rassemblée sur un rocher lointain, une horde de chamois que Hrehora désigna du doigt en souriant de toutes ses dents blanches, une autre fois pour ouvrir à nos pieds un précipice insondable dont la vue épouvanta les dames et le professeur de sorte que les brouillards compatissans se hâtèrent de le recouvrir. D’après le conseil du haydamak, nous avions jeté la bride sur le cou de nos chevaux. Livrés à eux-mêmes, ces animaux prudens défilaient sans péril sur les rampes les plus étroites.

Nous atteignîmes ainsi le Lac-Noir, qui, entouré de roches, dort tout au sommet d’un plateau, véritable œil de mer, selon l’expression répandue dans les Carpathes. — En ce lieu, nous dit le haydamak, nous avons autrefois livré une bataille en règle, puis enseveli pêle-mêle amis et ennemis. Disons un Pater. — Nous descendîmes de cheval sous un porche formé par les rochers ; deux Houzoules s’élancèrent vers nous, l’un prit soin des chevaux, l’autre nous fit monter dans une nacelle qui ressemblait à l’arche de Noé, car tout le monde y trouva place. En voguant vers le milieu du lac, dont le miroir immobile et sombre ne reflète ni les rochers qui le surplombent, ni les sapins, ni le ciel : — Voyez, monsieur le professeur, quelle encre magnifique, s’écria le chirurgien, de l’encre pure ! on pourrait à l’aide de ce grand encrier remplir toute une bibliothèque.

La jolie petite Polonaise trempait sa main blanche dans cette eau ténébreuse : elle fut surprise de la trouver claire comme de l’eau de source. Le professeur lui expliqua que la seule profondeur de ces lacs les fait paraître noirs. — Il faut admettre, dit-il, que ce sont les cratères de volcans éteints dans lesquels les eaux ont pu s’accumuler à ces hauteurs incroyables qui varient de quatre mille jusqu’à six mille trois cents pieds au-dessus du niveau de la mer. La croyance populaire veut qu’ils aient une communication souterraine avec la mer, qui les trouble à chaque tempête, que ce soient pour ainsi dire ses yeux regardant à fleur de terre. Les montagnards prétendent même y avoir trouvé des débris de navires.

Un coup de sifflet perçant dix fois répété nous fit tressaillir. Mlle Lodoïska tremblait de tous ses membres. — Cet homme est bien sûr un brigand, murmura-t-elle en désignant Hrehora, qui avait jeté le coup de sifflet.

Le haydamak secoua la tête : — Il n’y a plus de brigands. La paix règne dans ces montagnes.

— Un bel écho ! fit observer le professeur.

Avec empressement, le vieillard déchargea son fusil et ses deux pistolets, dont il sortit des éclairs et un roulement de tonnerre prolongé. Ainsi grondaient les gouffres de la montagne au temps où les haydamaks défendaient celle-ci contre les soldats au son du trembit et au hurlement sauvage des chiens-loups. Désormais la guerre n’a lieu qu’en bas, là où demeurent les hommes, d’un foyer, d’un poteau de clôture à l’autre. Nous abordons sur l’autre rive du lac. Au-delà de l’escarpement pierreux, il y a une prairie peuplée de bestiaux. Les gentianes, les violettes, le myosotis bleu foncé des Carpathes nous regardent de leurs doux yeux de fleurs. Nous avons laissé derrière nous nos anciennes connaissances, le sapin lui-même a fini par disparaître, mais en échange nous saluons les nouveau-venus, des arbres nains et tordus, le pin à cinq feuilles, la myrtille, les saxifrages, les fougères sibériennes. La mousse d’Islande revêt les rochers d’une couche d’argent ; le rhododendron, que les Houzoules nomment rose des Carpathes, répand son frais parfum. Ainsi la solitude grandiose du désert nous avait reçus. Quand par intervalles les nuages se dissipaient, nous apercevions entourés d’un cadre mouvant des tableaux magiques : les roches escarpées couvertes au sommet de neige étincelante, tantôt d’une blancheur intense, tantôt présentant des murailles granitiques d’un vert pâle, dans lesquelles brillent au soleil, comme des diamans enchâssés, de magnifiques cristaux de quartz. Un serpent se dressa sur la pierre où il se chauffait au soleil et nous regarda. Les dames poussèrent des cris perçans, le professeur accourut dans le dessein de le tuer. Ne frappe pas la sagesse, sinon ta mère est morte, dit le haydamak. — Et lorsque le professeur se fut enfin décidé à laisser l’animal en paix : — Le serpent sur notre chemin, ajouta le vieillard en s’adressant aux dames, porte bonheur, et il faut l’honorer.

En effet, le serpent nous porta bonheur, car, au moment où nous arrivions sur le sommet, une bourrasque sépara tout à coup les nuages, et les mit en fuite comme se rue le loup dans un troupeau de brebis.

Déjà la Tchorna-Hora est devant nous avec ses trois couronnes royales et ses vingt-sept satellites, et voici que notre cœur cesse de battre, tant est saisissante la vue qui se déroule des deux côtés, à l’est, à l’ouest, — par-dessus les pointes chauves de la montagne vivement éclairées et la tête sombre des pins. Nous planons comme l’aigle sur ce lointain sans limites. De blanches nues se bercent dans l’éther étincelant, projetant de grandes ombres ondoyantes. D’un côté, l’œil distingue la Hongrie, de l’autre il embrasse les plaines galiciennes. Les colonnes de brume du matin montent comme la fumée des holocaustes. Entre les masses d’un vert foncé s’entr’ouvrent de mystérieuses profondeurs. Les pacages veloutés brillent d’une lueur d’émeraude parmi les sapins noirs contre lesquels les flots d’or d’un océan de blé semblent se briser, pour se répandre ensuite sans entrave jusqu’à la ligne rosée de l’horizon et encore au-delà.

Dans cette immensité jaunissante se glissent rivières et ruisseaux pareils à des serpens argentés, et se noient les villages comme autant de navires dont une tour d’église formerait le mât. Des bandes et des points blancs brodent les rubans bleus qui dans un incommensurable lointain semblent flotter au pied des montagnes. Le soleil de sa chaude lumière créatrice inonde les deux mondes de l’Orient et de l’Occident : ici l’Europe épuisée, décomposée comme les pierres qui s’émiettent à nos pieds, avec ses peuples courbés sous tous les maux qu’enfantent la richesse et la caducité ; il n’est rien qu’elle n’ait scruté, classé, défini ; cependant l’éternelle Isis la regarde en pitié de ses milliers d’yeux impénétrables ; là au contraire ce jeune Orient qui recueille d’une oreille enfantine les mystères que la création lui révèle, qui les presse amoureusement contre son cœur pénétré de la puissance de la nature et d’une foi profonde dans une destinée immuable, arrêtée de toute éternité ; aucun passé ne pèse sur lui, aucun souvenir ne le tourmente, il attend l’avenir sans espérance folle, mais aussi sans crainte.

Mes compagnons étaient descendus depuis longtemps, et j’étais encore là enchaîné par un charme. Au-dessous de moi, j’avais laissé la fumée des villages, les vapeurs pestilentielles des villes, la fiévreuse et tourbillonnante fourmilière humaine, la propriété, la guerre, la haine, le meurtre et le pillage, tout ce monde fardé avec ses riantes misères. Le vieux haydamak disait vrai : ce n’est que dans les montagnes qu’on trouve la paix, dans les hautes régions où ne fleurit plus que la pauvre mousse sur le rocher aride, où le cœur humain ne pourrait longtemps respirer, car chacun de ses battemens ne veut-il pas dire querelle, discorde, agitation, poursuite,… et après quoi ?.. Ici s’arrête le domaine des vivans, ici règnent les puissances élémentaires et primitives, la mort ! — Tout mon être s’est engourdi, il me semble devenir pierre parmi les pierres. Soudain une voix humaine me réveille et produit sur moi l’impression délicieuse d’un bruissement de source dans le désert.

— Il est temps ! prononce le vieux haydamak, pareil lui-même à une pierre majestueuse et grise, il est temps, répète-t-il de sa voix chaude et pénétrante en se séparant avec lenteur du rocher sur lequel il est assis ; descendons vers la race de Caïn.


SACHER-MASOCH.
  1. Lemberg.
  2. Auberge.
  3. En dialecte populaire Kolomiya, du latin colonia.
  4. Garde-robe.
  5. Torba signifie sac, panetière ; le topor est une hache.
  6. Montagne-Noire, sommet des Carpathes.
  7. Eau-de-vie.
  8. Fromage de brebis.
  9. Souliers lacés.
  10. Le surtout des Houzoules.
  11. Jaquette courte sans manches, de forme orientale.
  12. Cor des Carpathes.
  13. Boulettes de pâte farcies de fromage.
  14. Pacage.
  15. Chef.
  16. Divinité antique des Slaves.
  17. Nom donné au lutin, à l’esprit familier.
  18. Fête à l’occasion de la Noël.
  19. Le vampire descend sur la terre sous forme d’étoile filante.
  20. Satan.