Le Huitième Péché/13

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 224-242).



XIII


Le lendemain, après le déjeuner, Marthe, — à laquelle Yvonne adresse des signes significatifs — dit soudain :

— Ma petite Claude, vous allez vous habiller… Vous mettrez votre robe de drap anglais et votre bonnet de loutre. Irène doit venir chercher Yvonne à trois heures pour la mener voir des tabatières anciennes… Vous les accompagnerez.

— C’est une exposition ? questionne Claude. Où a-t-elle lieu ?

— Je ne sais pas, réplique Marthe avec une nuance d’embarras. Irène s’est mal expliquée.

— Bien. Je serai prête à trois heures.

Claude a remarqué qu’Yvonne lui glissait un regard suppliant. Et la jeune fille suppose que sa cousine, se repentant de ses duretés de l’avant-veille, s’efforce de préparer la réconciliation en lui proposant cette promenade. Claude ne veut point avoir l’air de repousser les avances de la petite Lambert-Massin dont le caractère pervers lui inspire plus de pitié que de blâme.

Irène, pimpante et fanfreluchée, se présente très exactement, et emmène les deux jeunes filles, après des adieux rapides à Marthe. L’automobile du député Asquin attend la comédienne à la porte.

Dès qu’elles sont en voiture, Irène et Yvonne se mettent à jacasser avec tant d’animation que Claude ne peut placer un mot afin de demander où on la conduit. La comédienne parle d’une répétition générale à laquelle elle assista hier. Elle décrète : « Ce que X… peut être mauvaise dans son rôle, ma chère !… Détestable artiste d’ailleurs… Pas de jeu… Pas de méthode… Elle est beaucoup trop naturelle. » Irène rend ses arrêts sans appel, avec le ton tranchant d’une théâtreuse du demi-monde qui juge une actrice de talent.

Claude regarde par la portière : l’auto avance lentement dans les allées du parc Monceau ; passé la grille, le chauffeur accélère l’allure, emportant sa voiture à travers des rues coquettes que Claude reconnaît mal, peu familiarisée avec ce quartier.

Le wattman stoppe devant un petit hôtel Renaissance qui s’élève dans une rue charmante, où il n’y a que des hôtels particuliers.

Claude songe : « C’est sans doute un musée dans le genre du musée Gustave Moreau. »

Mais, soudain le nom qu’indique une plaque bleue sur la maison d’angle : « Rue Alphonse-de-Neuville » la fait tressaillir : c’est ici qu’habitent les frères Derive.

À peine a-t-elle le temps de réfléchir, qu’elle est entraînée par Yvonne. Voici les trois femmes au milieu d’un salon jaune où les meubles sont tendus d’admirable tapisserie de Beauvais. Georges paraît, négligemment vêtu d’un veston de velours fauve, et s’incline, en baisant la main offerte d’Irène, qui déclare très haut :

— Nous sommes venues pour admirer votre collection de tabatières.

Claude est soulevée par un mouvement de colère et de mépris en devinant le guet-apens auquel elle s’est laissé prendre. Elle attire Yvonne à l’écart, et reproche :

— Je ne vous croyais pas inconséquente au point de commettre une telle incorrection !… Se présenter chez un célibataire, chaperonnées par la maîtresse d’un de ses amis… Yvonne, qu’est-ce que monsieur Derive va penser de cette équipée ?… Et votre mère est un courant ?

— Non.

Yvonne réprime un sourire railleur ; elle implore, à voix, basse :

— Ma chère Claude, ne m’en veuillez pas : j’avais tant envie de visiter l’hôtel des frères Derive, que l’on dit plein de merveilles… Et j’ai estimé qu’avec vous, ce serait moins compromettant.

Roide et silencieuse, Claude proteste par son attitude contre l’action audacieuse à laquelle elle se trouve associée, de force. Elle suit machinalement ses compagnes que Georges promène à travers le salon avec des arrêts devant des vitrines, des étagères aux bibelots précieux.

Claude ne se mêle point à la conversation : elle s’efforce d’être absente au moins par la pensée ; il lui semble que cela pallie le fait de sa présence involontaire.

Mais, tout à coup, Georges la contraint de sortir de son mutisme en l’interpellant directement :

— Aimez-vous ceci ?

Il lui a mis dans la main une minuscule bergère de biscuit. Claude, — séduite, comme la plupart des femmes, par tout ce qui interprète la nature sous le plus petit volume possible — admire cette statuette en miniature.

— Oh ! ravissant !… Que la figure est mignonne et que les mains sont fines !

Georges dit :

— Mon frère raffole de ses porcelaines… Moi, j’avoue tout bas que je suis un profane en cette matière. Je goûte médiocrement la grâce et la préciosité de ces poupées de biscuit, et je serais incapable d’établir une distinction entre celles-ci et les contrefaçons qui s’en étalent chez tous les confiseurs des grands boulevards…

Claude proteste ; elle lui souligne les menues beautés de la bergère. Georges se rapproche. Ils sont tous deux penchés sur le délicat bibelot que la jeune fille retourne entre ses doigts.

Soudain, Claude relève la tête : au dehors, s’entend le grondement d’une auto qui démarre.

La jeune fille regarde autour d’elle : Irène et Yvonne se sont éclipsées, profitant d’un moment d’inattention pour s’échapper sans bruit, laissant leur compagne en tête à tête avec Georges.

Claude comprend, maintenant, quel était le but de cette partie préméditée, et, croyant le jeune homme complice, elle s’écrie en le toisant avec irritation :

— Oh ! c’est mal, ça… c’est lâche !

— Mademoiselle… que signifient vos paroles ?

Georges paraît extrêmement surpris ; et il est sincère. Depuis hier, depuis l’heure où il reçut une carte énigmatique contenant ces mots :

« Restez chez vous demain toute la journée et soyez seul. Vous ne vous en repentirez pas. — irène. »

Georges s’est creusé la tête pour deviner ce que pouvait lui vouloir la comédienne. Puis, comme il n’avait rien projeté pour le lendemain, et que, dans la vie d’un oisif, la moindre diversion devient une distraction… Georges s’est arrangé de manière à éloigner aujourd’hui Henri de leur demeure commune, et il a donné congé à ses domestiques.

En voyant apparaître Claude, derrière Irène, tout à l’heure, Georges s’est expliqué le mystère. Parbleu ! le mariage de son frère a inquiété les Lambert-Massin : ils ont craint que Georges ne suivît bientôt l’exemple de son aîné. Et, sentant combien la tactique trop habile de mademoiselle Claude était malhabile en l’occurrence, ils ont décidé sans doute la jeune fille à changer de politique. Leurs conseils prudents ont triomphé. Et la visite étonnante de Claude annonce une capitulation. Georges a prévu tout de suite qu’Irène et Yvonne sauraient disparaître de façon propice.

À présent, l’indignation de Claude le stupéfie : cette attitude est en dehors du programme.

Et l’air interrogateur du jeune homme augmente encore le courroux de Claude.

Car, chacun des deux soupçonne l’autre d’avoir agencé le piège dont il se croit la dupe.

La jeune fille reproche d’une voix grondante :

— Elles m’ont livrée à vous et vous avez participé à cette comédie. C’est honteux de votre part !

— Je me demande de quel côté est la comédie ?

Le malentendu s’accentue. Georges, impatienté par cette coquette qui persiste à résister à la minute même où elle semble se rendre, dit avec brusquerie :

— Vraiment, mademoiselle, j’ignore ce qui me vaut cette algarade. Il a plu à vos cousines de filer à l’anglaise : si elles ne nous ont pas avertis de leur départ, peut-être est-ce parce que leur absence sera courte. Néanmoins, vous attachez beaucoup d’importance à cet incident et vous m’en attribuez la responsabilité : je n’y suis plus du tout ! Je vous donne ma parole d’honneur que je suis aussi étranger que vous à ce qui se passe. La frayeur que vous témoignez à l’idée de rester seule… ici… n’est guère flatteuse pour moi. Je n’entends pas la mériter… Mon valet de chambre est en courses ; dès qu’il sera là, je vous enverrai chercher une voiture, à moins que vous ne préfériez attendre le retour de vos cousines, pour rentrer chez vous…

— Elles ne reviendront pas ; vous le savez.

— Eh ! que diable ! non, je n’en sais rien ! Il me semble que je vous ai donné ma parole ! généralement, on y croit. Je commence à supposer que vous vous moquez de moi, toutes les trois !

L’emportement de Georges rassure Claude. Ce n’est plus l’amoureux de Cherville qu’elle a devant elle : ces regards orageux, ce ton rude sont d’un ennemi malveillant plus que d’un galant entreprenant ; Claude s’en félicite et s’en désole à la fois.

Quant à Georges, l’énervement que lui cause la conduite incompréhensible de la jeune fille prime son désir et son affection : il la considère d’un œil dur. Est-ce lui qui a prié Irène, Yvonne et Claude d’envahir sa maison ? Comment, on lui jette la petite Gérard dans les bras ; et il devrait jouer un rôle grotesque jusqu’au bout, en face de cette gamine indéchiffrable ?… Il murmure : « Je ne suis pas un pantin, moi. »

Claude s’approche de lui et questionne, en l’enveloppant d’un regard ardent :

— Alors, monsieur, vous me jurez que vous n’y êtes pour rien… Elles ne vous avaient pas prévenu… Ah ! qu’elles sont viles ! Si vous saviez… Elles m’ont amenée ici par ruse, sans me dire où l’on allait. Elles m’ont menti. Tout cela, pour me pousser à… Oh ! les drôlesses !

Georges reste sceptique ; mais l’animation de Claude le charme. Il pense : « Sapristi ! quelle belle fille, tout de même… Elle a des yeux incomparables. Et quel teint ! Sa chair doit être fondante et parfumée sous la lèvre… » Il s’émeut voluptueusement.

Attirant la jeune fille vers une causeuse, il s’assoit auprès d’elle, et, lui prenant les mains, d’un geste ferme et respectueux, il propose doucement :

— Écoutez… Voulez-vous avoir confiance en moi, mademoiselle Claude ?

La jeune fille est remuée par son accent amical ; ces yeux francs, dont la lueur bleue la pénètre de tendresse, lui inspirent, en effet, une grande confiance. Elle balbutie :

— Oui… je veux bien.

Alors Georges poursuit, d’un ton protecteur :

— Croyez-moi, ma petite amie, cessez de suivre les mauvais conseils qu’on vous a donnés… Soyez simple et spontanée… Ne compliquez pas les choses. Je connais les Lambert-Massin, n’est-ce pas… Ce ne sont pas des parents très estimables.

— Oh ! non.

— Je ne suis pas un sot : il y a longtemps que j’ai percé leurs projets et les mobiles qui les dirigent. Ces gens vous ont faussé les idées : ce n’est pas de votre plein gré que vous agissez comme vous le faites.

La pauvre Claude se sent envahie d’espoir ; enfin, Georges est désabusé ; le voilà convaincu de son innocence… Mais le jeune Derive continue :

— Monsieur Lambert-Massin est un grand commerçant : il a cru diplomatique de vous inculquer ses principes d’homme d’affaires, sans songer qu’on ne traite pas une question sentimentale ainsi que l’achat d’un bronze religieux. Dans le commerce, on obtient tout, grâce aux marchandages astucieux, aux transactions qui s’éternisent. Claude, voyez, je vous parle très calmement, sans vous faire peur, sans être aussi fou, aussi affolé qu’à Cherville… Eh bien, je vous aime. Je vous jure que je vous aime le plus qu’il m’est possible d’aimer. Rien ne peut augmenter désormais la passion que je ressens pour vous. Vous aurez de moi… tout ce que vous désirez. Je vous offrirai plus que vous ne rêvez… Je mets à vos pieds ce que je suis, ce dont je dispose, ce que je possède… sans restriction. Alors, ma petite Claude… à quoi vous avancerait de persister encore à garder cette réserve défiante ? Je vous conjure d’avoir confiance en moi : vous ne le regretterez point…

Georges s’interrompt, interdit par l’effet que produisent ses paroles. Claude est devenue blême, d’une pâleur blafarde qui fait mal à regarder ; son visage exprime une souffrance indicible ; elle contemple Georges avec des prunelles agrandies : ses yeux, sous les paupières qui ne clignent pas, ont la fixité de la folie. Une seule pensée parvient à se faire jour, dans le désordre de son esprit : « Il prend ma résistance pour un marchandage de fille qui se vend cher. »

Et puis, brusquement, c’est l’explosion, Claude crie d’une voix rauque :

— Ah ! je le sais bien, qu’il faut que je finisse comme ça !… Ils m’y excitent tous, par tous les moyens ; et je suis à bout de forces… Ils sont venus me chercher dans mon petit coin, moi qui ne leur demandais rien. Marthe s’est targuée de ma présence auprès d’elle ; et maintenant qu’elle est lasse de son personnage de mère adoptive, elle souhaite de me jeter au ruisseau ainsi qu’on se débarrasse d’un bouquet fané. Léon me reproche de m’entretenir et Yvonne, d’accaparer sa place… Elle va jusqu’à m’insinuer qu’il serait moins humiliant, après tout, de recevoir l’argent d’un amant que celui de son père. Est-ce ma faute, à moi, s’ils m’ont recueillie !… Ah ! j’aurais tant voulu me marier : j’ai désiré éperdument d’épouser cet employé de mon cousin, que je trouvais pourtant si vulgaire… Cela ne s’est pas arrangé. Hier encore, j’ai essayé de fuir : je suis allée supplier un ancien ami de papa de me procurer un emploi, de me faire gagner ma vie… Hélas ! il a refusé, doutant de ma sincérité : s’imaginant que je voulais quitter mes cousins afin de rejoindre quelque amoureux ! Personne n’accepte de me croire. Je suis toute seule… Je ne sais que tenter… Et ils m’ont habituée à vivre largement ; ils m’ont amollie au contact de leur luxe… Je n’ai plus le courage d’un effort, à présent… Je me rends si bien compte de ma faiblesse ! Je n’ai pas une nature virile, moi. Ah ! oui… Je le comprends que je suis destinée à mal tourner… Et cela me fait beaucoup de peine. Allons ! puisqu’il le faut, je m’y résignerai peut-être… Mais, pas avec vous ! Oh ! non… ça, jamais… Je ne pourrais pas… Avec le premier gandin qu’ils me présenteront ; avec un autre de leurs amis ; avec n’importe qui… mais, pas avec vous !… Je sens que je ne serais jamais capable… avec vous… monsieur Derive !

Georges éprouve une impression singulière ; il lui semble qu’il est soulagé ; de quoi ? il l’ignore. Quelque chose allège son cœur ; il est délivré du vautour qui le rongeait. Le doute qui l’oppressait s’est envolé. Ce savetier-financier vient de conquérir l’insouciance inconnue des riches.

Tant que Claude se défendait honnêtement, Georges suspectait son désintéressement : on lui a déjà présenté — dans le demi-monde et dans le monde entier — bon nombre de fausses vertus qui lui récitaient adroitement leur rôle d’ingénue pour monsieur crédule !

Mais, dès l’instant que Claude lui tient ce langage de créature aux abois, comment la confondre avec ces menteuses ! C’est au moment où elle s’avoue prête à faillir, qu’il reconnaît la pureté de son âme. Il n’y a pas le moindre calcul, sous ces propos décousus qui trahissent son désarroi. Le jeune homme reconstitue l’aventure, pénètre enfin la vérité ; il gronde intérieurement : « Ah ! les sales gens ! les sales types… Je veux la sauver, l’arracher à ce milieu. »

Car, un rien a suffi pour l’éclairer subitement ; et lui expliquer l’inexplicable.

Claude a prononcé dans son innocence le sésame magique qui lui ouvre le cœur méfiant de Georges : « Avec n’importe qui… mais, pas avec vous !… Avec vous, je sens que je ne pourrais pas. » Aucune femme ne lui a encore dit cela, au jeune viveur sceptique habitué à déjouer les ruses d’Èves qui visaient son or.

Ce cri sincère le trouble profondément. Il constate, avec un étonnement naïf : « Mais, elle m’aime… Elle m’aime. »

Les frémissements de la jeune fille dont le corps frissonne de fièvre ; le tremblement nerveux de sa bouche douloureuse ; l’amour et le désespoir qui se lisent dans ses yeux noirs sont autant de jouissances dont Georges se repaît délicieusement. Il savoure le bonheur d’être aimé sans l’angoisse de se croire trompé.

Il attire à lui le buste frêle qui se rétracte contre son étreinte ; il chuchote d’une voix attendrie :

— Ne vous désolez pas, ma pauvre petite Claude. Vous deviendrez une honnête femme : la mienne…

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Georges l’a ramenée jusqu’à la porte de ses cousins. Ils ont dû faire un effort immense pour se séparer. Claude s’écroule sur la banquette de l’ascenseur ; et c’est avec une peine extrême qu’elle se traîne jusqu’à l’appartement des Lambert-Massin : elle a les jambes cessées.

La souffrance et la félicité lui ont été dispensées tour à tour avec la brutalité d’une douche écossaise : elle en reste brisée, anéantie de stupeur et de bonheur.

Il est huit heures passées. Les Lambert-Massin — qui n’osent espérer qu’elle ne rentrera pas — ont commencé néanmoins de dîner, sans l’attendre.

Lorsque Claude paraît au seuil de la salle à manger, une appréhension désagréable étreint toute la famille. Seule, la petite Madeleine pousse un cri de joie en l’apercevant.

Yvonne et Marthe sont atrocement inquiètes : quelle scène va leur faire Claude ? Léon se renferme en une attitude digne et rigide — afin de lui imposer.

Mais Claude s’installe à sa place, sans dire un mot. Ils n’ont point l’aplomb de l’interroger.

Cependant, Léon, Marthe et Yvonne l’observent sournoisement : la figure de Claude les ébahit. Ils échangent des regards effarés. Comment ! Pas de protestations ? Nul reproche ? Pourtant, il est arrivé du nouveau, certainement… Et elle semble exulter ?

Léon et Marthe baissent les yeux vers leur assiette avec un sourire équivoque : tiens ! tiens ! cette mademoiselle Claude… Ils se livrent à toutes les hypothèses.

Et soudain, Yvonne — rassurée — se sent furieuse contre sa cousine.

La contenance inattendue de Claude insulte à la déconvenue de la petite Lambert-Massin.

Malgré ses calculs, malgré son intérêt, Yvonne est dévorée de rage à la pensée que son complot a réussi — en ce qui concerne Georges — alors qu’elle-même échoua auprès d’Henri.

Et, devant la mine radieuse de Claude, la jalouse devient jaune…