Le Huitième Péché/14

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 243-253).



XIV

— Henri !

— Mon cher ?

— Peux-tu m’accorder quelques minutes ?

— Mais, comment donc !

Georges vient d’entrer dans le bureau de son frère. C’est une belle pièce aux boiseries sombres, aux lourdes tentures, où l’atmosphère répand une odeur de maroquin et de tabac d’Orient.

Assis devant sa table, Henri, la figure souriante, contemple un écrin ouvert où s’étale un pendentif qu’il destine à mademoiselle de Hirschfeld, sa fiancée : au bout d’un fil de platine presque invisible, pendent un rubis en forme de poire et deux diamants d’une eau splendide.

Georges considère son frère pendant un moment, puis, demande à mi-voix :

— Henri… que penses-tu de Claude ?

Le député se renverse sur son fauteuil et lance à Georges un regard d’indulgente malice ; il riposte d’un air aimable :

— La petite Gérard ?… Je la trouve, exquise : elle est fine, gracieuse et séduisante ; elle possède une distinction innée. Et puis, sa beauté est sympathique, ses yeux sont intelligents, ses traits purs, ses lèvres expriment la bonté… On devine que c’est une petite nature pleine de charme et de douceur. Elle me plaît beaucoup.

Georges, debout, s’appuie à l’angle de la table et joue machinalement avec un coupe-papier de jade que ses doigts ont rencontré. Il scrute profondément le visage de son frère.

Henri retourne à son pendentif. Il déclare, désignant le bijou :

— Joli, n’est-ce pas ?

Georges dit lentement :

— Henri… Moi aussi, je songe à me marier.

— Ah !

Le député paraît surpris. Il approuve :

— Au fait, tu as raison. Notre vie va se trouver bouleversée par mon mariage : nous n’habiterons plus ensemble, nous nous séparerons… Tu choisis à propos l’instant de te préparer à ton tour une nouvelle existence : je ne te croyais pas si sage.

Et il ajoute philosophiquement :

— Alors… oublions la jeune Claude, et disposons-nous à faire une fin !

Georges fronce les sourcils ; il riposte avec fermeté :

— Mais, c’est mademoiselle Gérard que j’ai l’intention d’épouser.

Henri sourit gouailleusement. Son opposition se manifeste sur le mode ironique :

— Patatras !… Te voilà pincé. C’était bien la peine de poser au monsieur invulnérable à qui les femmes n’en content pas, pour se laisser embobeliner par une petite fille à trente-six ans sonnés !

— Je ne conçois pas les choses de cette façon… J’aime une personne irréprochable et je me propose d’en faire ma compagne : où vois-tu que je sois trompé ?

— On n’épouse pas une Lambert-Massin… quand on a percé la façade de cette famille !

— Ce n’est pas une Lambert-Massin, c’est une Gérard : je t’assure que la différence est énorme.

— Ah ! çà… Tu prends ton projet au sérieux, ma parole ! Cette fille est joliment rouée !

— Tout à l’heure c’était une créature pleine de charme et de douceur, qui te plaisait beaucoup.

— Tout à l’heure, tu ne l’épousais pas !

Georges fixe sur son frère un regard où se lit une inébranlable volonté. Il dit :

— Je te prie instamment de ne point douter d’elle. Claude est honnête et loyale : j’en ai la preuve.

— Et après ?… Une telle union est quand même inadmissible.

— Alors, c’est sa pauvreté que tu lui reproches ?

— Parbleu !… Oh ! ne t’imagine pas que je raisonne à cet instant ainsi qu’un bourgeois cupide et mesquin : mes vues sont plus larges. L’homme est né pour s’accroître, car une juste ambition est la vertu des âmes nobles. Enfants, nous profitons du patrimoine paternel ; adultes, nous le faisons fructifier ; et, pères à notre tour, nous avons le devoir de transmettre à notre descendance une fortune supérieure à celle de l’aïeul, que nos fils s’obligent à augmenter, grâce à leurs efforts. Ainsi le flambeau doit s’alimenter d’un feu plus vigoureux au fur et à mesure qu’il passe entre les mains d’un nouveau coureur. Notre richesse n’est pas le bien d’un seul : c’est la propriété de la famille dont nous sommes les dépositaires. L’homme fortuné qui choisit une compagne indigente, ou la fille bien dotée qui accepte un mari sans argent, sont répréhensibles d’une action anti-sociale — car ils amoindrissent leur postérité afin de satisfaire leur désir égoïste. Médite mon exemple : j’ai attendu jusqu’à quarante-deux ans pour me marier, n’ayant pas rencontré plus tôt la femme appelée à élever ma situation. Je me suis refusé la joie de voir mes enfants vieillir, car je serai mort avant que mes fils soient des hommes, et si je me prive de connaître ces hommes de mon sang, c’est afin qu’ils soient plus puissants. Crois-moi, Georges, songe à ta race, au lieu de chercher ton plaisir.

Georges ricane :

— Député, va !… Tes phrases ont besoin de la tribune pour retentir avec éclat… Elles sonnent creux, ici : l’acoustique est mauvaise…

Il poursuit sérieusement :

— Tes arguments sont facilement réfutables ; je suis assez riche pour deux ; mon revenu me permettrait de constituer dix mille francs de rente à quinze ménages : j’ai donc les moyens de m’offrir un seul ménage à moi. Mes héritiers ne souffriront guère de l’infériorité de situation de ma femme. Quant à ma race, puis-je mieux la servir qu’en m’unissant à une vierge belle qui me donnera de beaux enfants ? Les êtres conçus par l’amour portent le sceau de Vénus, c’est un vieux proverbe. Et je t’affirme que si j’ai une fille, elle préférera d’être moins riche que de contempler, sur ses traits, la laideur qui caractérise les fruits des mariages sans inclination.

Henri répond avec condescendance :

— Tu n’es qu’un grand gosse passionné !… C’est la sensualité qui parle. Mais, triple maladroit, puisque tu peux te payer cette fantaisie, à quoi bon te marier ? Claude t’aurait cédé sans cela… N’ajoute pas foi à ses résistances : elle est maligne, cette enfant ; mais, au fond, elle t’aime réellement ; et si tu te montrais habile, elle finirait bien par faiblir. Tu es très joli garçon, mon cher Geo, et la jeune Claude a des yeux pour le constater : je m’en suis aperçu…

— Tu conviens qu’elle m’aime !

— C’est fort probable. Tu as toujours eu du succès auprès des femmes. Eh bien ! Claude serait une délicieuse maîtresse : douce, aimante, docile… Vous joueriez aux époux amoureux tant que cela ne te lasserait point. Je ne vois même pas d’inconvénient à ce que tu t’amuses à doter le monde d’une jolie fille de plus, d’un enfant de l’amour, comme tu dis… Seulement, le jour où, revenu de ton caprice, tu aspirerais à une existence plus flatteuse, tu ne serais pas enchaîné, au moins !… Il te serait permis d’accepter la fiancée que tu mérites, une femme dans le genre de la mienne. Alors, tu te séparerais tendrement de ta gentille amie en lui assurant une vie confortable, ainsi qu’à son bambin… Voilà comment agissent tous les hommes de notre caste.

— Les hommes de notre caste !… Mon pauvre Henri ! Que sommes-nous, sinon des fils de parvenu ? Souviens-toi… Notre père a commencé sa fortune sans un sou en poche, à l’exemple des millionnaires transatlantiques… À vingt-cinq ans, il était employé chez un banquier : à sa place tu aurais tâché d’épouser la fille du patron ; papa, lui, s’est contenté de se marier avec la sténographe de la maison, une belle orpheline de dix-huit ans qui fut notre mère… C’est donc notre père que tu critiques lorsque tu me blâmes d’avoir choisi une compagne semblable à maman.

— Jobard ! grogne Henri entre ses dents.

Georges s’irrite, et réplique avec âpreté :

— Les jobards valent autant que les arrivistes… Tu ne sens pas l’immoralité de tes opinions, toi, le digne civilisé qui révère le patrimoine et la société. Tu me conseilles de prendre une femme illégitime, de faire des bâtards que j’abandonnerais pour négocier une alliance fructueuse… Et quel est celui qui me prodigue ces beaux avis : c’est l’homme qui a voté la loi sur la recherche de la paternité !…

Henri s’énerve également :

— Tu es mal inspiré d’exercer ta verve aux dépens de mes travaux, toi qui vis en inutile.

Georges s’emporte :

— Certes, je ne fais rien, aussi suis-je certain de ne léser personne. Tu te vantes de travailler… il y a bien de quoi. Ton métier ? C’est d’exploiter trente huit millions d’individus à l’aide de convictions fausses.

Les deux frères se dressent l’un devant l’autre, en adversaires courroucés.

Soudain, Henri, tournant les yeux, aperçoit dans le miroir de la cheminée leurs images reflétées : l’hostilité et la ressemblance de ces visages fraternels le frappent douloureusement… C’est avec les yeux de Georges qu’Henri toise durement son cadet ; c’est avec la bouche sinueuse d’Henri que Georges insulte son aîné. Le dédoublement de la chair maternelle a-t-il donc créé deux ennemis ?

Henri Derive aime trop son sang pour supporter cette pensée. Il sent que rien ne doit les désunir, que les liens de leur enfance et de leurs souvenirs communs sont plus forts que leurs querelles et, disposé aux concessions par l’affection indulgente que lui inspire Georges, — le plus jeune, — c’est Henri qui cède, en murmurant sans colère :

— Oh ! mon petit… sur quel ton me parles-tu ? Je ne mets pas d’obstacle à ton projet, parce que je l’ai discuté. Tu es libre d’agir à ta guise, je ne suis ni ton père, ni ton tuteur.

Georges, confus, lui tend la main en bredouillant des excuses.

— Somme toute, elle est ravissante, ma future belle-sœur ! conclut Henri, sans rancune.

Car, l’ambitieux député vient de penser subitement que, si son frère diminue sa fortune par un mariage inférieur à l’heure où lui-même s’élève à l’aide d’une association grandiose, c’est en lui, l’aîné, que se résumera la puissance de la dynastie Derive, sans que, plus tard, ses neveux puissent rivaliser avec ses propres enfants ; ainsi s’affirmera l’inégalité naturelle de la branche cadette.

Et l’orgueil familial d’Henri se dilate…