Le IIme Livre des masques/Alfred Vallette

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Société du Mercure de France (p. 116-126).



ALFRED VALLETTE


On a beaucoup célébré les mérites des fondateurs d’ordres religieux ; on a dit leur foi en l’idéal, l’enthousiasme de leurs rêves, la persévérance de leurs gestes d’espoir vers la gloire d’avoir vécu généreusement, leur prosternement devant l’infini, leur culte de cet art suprême, la charité, leur amour des formes nouvelles de l’activité sociale, leur génie à plier à leurs désirs la paresse humaine, la peur humaine, l’avarice humaine.

De ces ordres, les uns se sont éteints, après avoir donné au monde ce qu’ils avaient de lumière ; les autres ont prolongé dans les siècles l’agonie lente qui étouffe doucement les institutions en désaccord avec les goûts de l’humanité ; d’autres enfin n’ont vécu qu’en pliant et en repliant leurs statuts selon les transformations si rapides et si déconcertantes de l’idéal éternel. Mais quelles qu’aient pu être ces différentes fortunes, une période est surtout intéressante dans l’histoire des ordres, celle, des débuts, celle de la lutte contre la première hostilité.

Pareillement, on écrirait de curieux chapitres sur les fondateurs de revues littéraires, et l’on trouverait, sans doute avec étonnement, que Philippe de Néri et tel de nos contemporains ont des caractères communs, par exemple le goût de l’inconnu et le désintéressement qui sacrifie à la fortune d’une idée les satisfactions présentes.

Pour qu’une œuvre soit importante, c’est-à-dire inexplicable, inexcusable, admirable dans le bien, exécrable dans le mal, il faut qu’elle apparaisse désintéressée, que les roues initiales qui la meuvent soient d’un métal absurde, d’un système incompréhensible, que tout le mécanisme se déroule selon le mystère de principes tout à fait inabordables au peuple des fidèles. Quoi de plus stupide, aux yeux d’un socialiste, que le renoncement à toute joie tangible d’une créature qui se voue au soin de vieillards malades, dans le seul but de « gagner le ciel » ? Et quoi de plus stupide aux yeux, du chroniqueur parisien, que le renoncement de l’écrivain qui, pouvant gagner de l’argent, voue sa fortune ou sa jeunesse au seul but de faire du nouveau, d’ouvrir le long de la montagne un sentier de plus menant vers rien, vers l’art pur, vers une statue toute nue de la Beauté ?

C’est peut-être là qu’il faut placer le fameux sperne te sperni, car il arrive que les entreprises les plus méprisées deviennent une source de gloire et une source de bonheur. Il arrive, dans le domaine social, qu’une association fondée par une servante bretonne soulage à Paris plus de pauvres que l’Assistance publique ; et il arrive, dans l’ordre littéraire, qu’une revue fondée avec quinze louis a plus d’influence sur la marche des idées, et par conséquent sur la marche du monde (et peut-être sur la rotation des planètes), que les orgueilleux recueils de capitaux académiques et de dissertations commerciales.

Misère et stérilité de l’argent, de l’argent pourtant vénérable et adorable, car il est le signe de la liberté et l’une des seules chasubles qui donnent aux épaules humaines leur grâce et leur force ! Heureusement que la foi et la bonne volonté sont ses immédiats succédanés et qu’il y a des paroles magiques qui valent de l’or. Tout organisme, dès qu’il est né, tend vers sa réalisation ; les organismes conditionnés par la société ne peuvent se réaliser que selon le plan social ; alors vivre c’est créer de la richesse ; le mot est inéluctable. Mis en activité, un million ou une idée ont des aboutissements pareils ; seulement le million est limité par son chiffre, tandis que l’idée, outre qu’elle est invulnérable, peut, matériellement, être productive à l’infini.

Ceci n’est pas un jeu d’allusions : j’écris des figures dans l’espace. Cependant, il s’agit d’un fondateur : ainsi ces pages vont se relier aux suivantes par la seule sonorité d’un mot.

Identifié dès la naissance du Mercure de France avec la revue qu’il avait nettement contribué à faire naître, M. Alfred Vallette en est devenu, par la suite, le fondateur réel, puisque toutes les pierres au-dessus de la première ont été touchées par ses seules mains, et puisque seul il y représente, depuis le premier coup de marteau, le principe de continuité, qui est le principe même de la vie. À partir donc du moment où il assuma cette charge, sa littérature a été tout en actes ; il n’a plus exercé qu’une imagination pratique, une critique à conséquences immédiates et certaines.

Il n’y eut là aucun phénomène de dédoublement ou de rénovation : une intelligence naturellement réaliste s’adaptait à des fonctions réalistes, comme, d’abord, elle s’était adaptée, en littérature, à l’analyse logique et minutieuse de la réalité. Écrire un roman ou le vivre, il n’y a entre les deux occupations qu’une différence musculaire, tout extérieure : quel que soit le geste, le travail du cerveau est identique ; l’équivalence est parfaite entre l’acte et l’idée de l’acte, ce qui rend inutile leur superposition ; devenu matériellement actif, et avec surabondance, M. Vallette ne pouvait plus écrire ; s’il abandonnait ses fonctions actuelles, il se remettrait à écrire, immédiatement. C’est la rivière qui, selon la vanne remontée ou descendue, coule par ici ou par là. L’intelligence n’est libre que dans les limites des lois dynamiques.

Il faut cependant noter que l’activité extérieure de M. Vallette surpasse ce qu’on lui a connu d’activité intérieure. Il n’aurait jamais été un écrivain fécond, de ceux qui, l’œuvre achevée, la jettent sans souci, déjà pleins d’un amour exclusif pour celle qui va naître. Capable de s’abstraire pendant des années dans une idée et dans une œuvre unique, il est de ceux qui ont le souci de ne pas achever pour n’avoir pas la peine de recommencer. Les commencements épouvantent certaines intelligences : mais ce sont celles-là qui ont le sens de la continuité, ce qui est une grande vertu, c’est-à-dire une grande force. La patience de Flaubert est presque incompréhensible pour ceux qui vivent dans un océan d’idées dont les vagues battent ; mais l’agitation de Balzac déconcerte les esprits méthodiques.

M. Vallette est de l’école de Flaubert.

Observer la vie un peu de loin, sans prendre part au combat des intérêts, comme s’il s’agissait d’une autre race, c’est la première règle de l’écrivain réaliste ; il ne doit mettre aucune passion dans ses peintures. Flaubert l’observa fidèlement, car les aveux que l’on découvre sous ses phrases toujours oratoires sont la trace que l’inconscient laisse dans une œuvre profondément pensée ; il y a aussi, en l’unique roman de M. Vallette, des marques personnelles, çà et là, de ces empreintes qui prouvent à Robinson qu’un homme a passé par là, mais le Vierge n’en est pas moins un des romans les plus objectifs que l’on puisse citer, un de ceux qui furent écrits avec un sentiment parfait de l’inutilité définitive de tout. Ce sentiment, qui n’est aucunement négateur d’une activité sociale, ne s’oppose pas davantage à l’activité purement cérébrale : il permet au contraire à un esprit de se condenser dans une direction unique, sans regret de tous les possibles, puisque, en somme, toutes les directions se valent, sentiers tracés vers le même néant. Alors on se recueille dans une vie très seule et l’on dissèque M. Babylas, labeur d’autant plus difficile que la psychologie du personnage est plus élémentaire. Babylas est en effet une figuration de la vie représentée par l’absence même de la vie ; c’est la créature à laquelle il n’arrive jamais rien que de très ordinaire, qui se meut dans un milieu on dirait fluide où les chocs sont rares et adoucis, à laquelle rien ne réussit, mais qui, d’ailleurs, n’entreprend à peu près rien ; souffre-douleur né, mais souffrant peu comme il s’amuse peu, Babylas est surtout content d’être assis sans rien faire « dans une pose de petite fille qui s’ennuie à la messe » ; changeant d’âge sans changer de besoins, il est à peine touché par la puberté, enfin meurt encore jeune, ou toujours vieux, sans avoir jamais pu, malgré des luttes contre sa couardise maladive, se renseigner personnellement sur la différence des sexes. Babylas n’est pas le médiocre d’un milieu humble ; c’est un être nul arrêté dans son développement vers une nullité équilibrée ; et encore autre chose, car il contient du grotesque : c’est une larve, un gnome. Il n’a ni cheveux, ni barbe ; dès sa première jeunesse, il doit couvrir d’une perruque son crâne de poussin duveté à peine ; pourtant, ce n’est ni un idiot ni un noué : c’est une maquette.

Il est presque prodigieux que l’auteur ait réussi à donner l’existence à un être qui semble si peu fait pour vivre, à déterminer ses paroles, ses gestes et jusqu’à sa vie intérieure, à le bien poser d’aplomb dans son ambiance, debout sur ses maigres jambes, bien logique avec lui-même du dehors au dedans et du dedans au dehors. On est en présence d’une création baroque, bizarre, falote, mais tout de même d’une création ; tels, un ivoire de Chine, un bronze du Japon nous donnent, si loin qu’ils soient de nos goûts secrets, l’impression d’une œuvre d’art.

S’il est réussi, c’est-à-dire si l’impression première qu’il laisse est celle que l’auteur a voulue, un livre offre par surcroît une impression seconde qui peut varier selon les lectures ou selon l’heure des lectures ; ainsi, il m’a semblé que la misère dont souffrait Babylas est la misère de l’isolement par timidité sentimentale : et alors le grotesque gnome devient un être humain et sa timidité en fait un frère de l’orgueilleux. Le même mal peut tourmenter l’humble victime qui a peur et le superbe qui dédaigne d’avouer son désir.

On pouvait, après ce premier livre, attendre une suite d’études dans le même ton de sincérité et de détachement ; l’ironie sans doute se serait accentuée et, portant sur des faits plus généraux, aurait donné aux analyses une force plus convaincante. Il n’est rien de durable sans l’ironie ; tous les romans de jadis qui se lisent encore, le Satyricon et Don Quichotte, l’Âne d’or et Pantagruel se sont conservés dans le sel de l’ironie. Ironie ou poésie ; hors de là, tout est fadeur et platitude. Peut-être ne saurons-nous jamais si M. Vallette eût manié supérieurement ce don, mais nous savons qu’il le possède : en écrivant de littérature, il faut regretter que la Vie soit intervenue et, d’un geste un peu satanique, ait renversé l’encrier sur la page commencée.

Mais il n’y a pas d’activités inférieures en soi, comme il n’y a pas de matière méprisable, et l’intelligence peut s’exercer aussi bellement à gérer le bien temporel des écrivains qu’à rédiger des écritures. L’important est que l’intelligence soit : dès qu’elle est, elle agit ; et partout où elle agit on sent le bienfait de sa présence.