Le IIme Livre des masques/Max Elskamp
MAX ELSKAMP
Voici une âme de Flandre et d’en haut. Dans les campagnes nues ou dans les cathédrales fleuries, qu’il regarde la mélancolie de l’Escaut jaune et gris ou la sérénité des vieux vitraux couleur de mer, qu’il aime les douces Flamandes aux bras nus ou Marie-aux-cloches, Marie-aux-îles, Marie des beaux navires, Max Elskamp est le poète de la Flandre heureuse. Sa Flandre est heureuse, parce qu’il y a une étoile à la pointe de ses mâts et de ses clochers, comme il y avait une étoile sur la maison de Bethléem. Sa poésie est charmante et purificatrice.
Je veux dire avec lui d’abord les chansons du pauvre homme de Flandre. Il y en a six, seulement six, parce que le dimanche, c’est la chanson des cloches.
Un pauvre homme est entré chez moi
pour des chansons qu’il venait vendre,
comme Pâques chantait en Flandre
et mille oiseaux doux à entendre,
un pauvre homme a chanté chez moi.
Et à mesure que chantait le pauvre homme, le poète a écrit les chansons de la semaine de Flandre, ensuite a taillé dans le bois des images naïvement nouvelles, ensuite a fait avec tout cela un petit livre qui semble tombé par la cheminée un jour de Noël, tant il est miraculeusement doux. J’aime que les poètes aient le goût de la beauté extérieure et qu’ils vêtent de grâces réelles leurs grâces rêvées : mais que nul ne veuille la pureté d’art des Six chansons de Pauvre homme ; il ne saurait, — car la semaine est finie, et
À présent c’est encore Dimanche,
et le soleil, et le matin,
et les oiseaux dans les jardins,
à présent c’est encore Dimanche,
et les enfants en robes blanches
et les villes dans les lointains,
et, sous les arbres des chemins,
Flandre et la mer entre les branches…
Les idées se présentent presque toujours à M. Elskamp sous la forme d’images significatives ; sa poésie est emblématique. Vraiment, et surtout dans son premier recueil, Dominical, elle a l’air parfois de raconter les emblèmes dont s’ornaient les singuliers livres où l’on s’édifiait jadis, surtout en pays flamand, le Miroir de Philagie (Den Spieghel van Philagie) ou cette Contemplation du Monde (Beschouwing der Wereld) que l’art admirable de Jan Luiken diversifie à l’infini. L’âme, personnifiée en un jeune homme, une jeune fille, en un enfant, traverse des paysages, agit sur les éléments, subit la vie, travaille à des métiers, se promène en barque, pêche, chasse, danse, souffre, cueille des roses ou des chardons ; c’est très mièvre le plus souvent et diffamé par une naïveté qui a d’elle-même une conscience trop précise. Pourtant il y a une poésie mystique, en ces estampes et voici comment M. Elskamp la sent et l’exprime :
Dans un beau château,
la Vierge, Jésus et l’âne
font des parties de campagne
à l’entour des pièces d’eau,
dans un beau château.
Dans un beau château,
Jésus se fatigue aux rames,
et prend plaisir à mon âme
qui se rafraîchit dans l’eau,
dans un beau château.
Dans un beau château,
de cormorans d’azur clament
et courent après mon âme
dans l’herbe du bord de l’eau,
dans un beau château.
Dans un beau château,
seigneur auprès de sa dame
mon cœur cause avec mon âme
en échangeant des anneaux,
dans un beau château.
Ici, l’intention emblématique est évidente. L’emblème est une figure par laquelle on matérialise, mais sous leurs noms, les idées, les passions, les vertus des hommes, ainsi que les abstractions pures, et surtout l’âme qui alors se trouve dédoublée et jouant dans la vie son rôle d’âme vis-à-vis du corps qui joue son rôle de corps. Cela diffère donc du symbole, car le symbole monte de la vie à l’abstraction et l’emblème descend de l’abstraction à la vie…
(En réfléchissant sur cette question, je songe que la littérature de M. Maeterlinck paraît emblématique, le plus souvent : La Mort de Tintagiles semble une vraie estampe de Luiken ; pareillement dans l’effroyable, le fiévreux, l’occulte, le génie de M. Odilon Redon est emblématique.)
… L’emblème pose tout d’abord l’abstraction ; il se sert de paysages, de personnages, de matérialités, mais vues selon des attitudes volontairement significatives ; tandis que le symbole présente la nature telle qu’elle est et nous laisse la liberté de l’interprétation, l’emblème affirme la vérité qu’il exprime ; il l’affirme avant tout et ne se sert de figurations que comme d’un moyen purement mnémonique.
Tels emblèmes peints comme enluminures dans les missels de M. Max Elskamp sont d’une obscurité magnifique et qui fait rêver longuement. Je ne crois pas que, depuis la Nuit obscure de l’âme, la poésie emblématique se puisse vanter de plusieurs aussi belles images :
Mais les anges des toits des maisons de l’Aimée,
les anges en allés tout un grand jour loin d’Elle
reviennent par le ciel aux maisons de l’Aimée ;
les anges-voyageurs, buissonniers d’un dimanche,
les anges-voyageurs se sont fait mal aux ailes,
les anges-voyageurs, buissonniers d’un dimanche ;
les anges-voyageurs savent le colombier,
et se pressent, au soir, vers le cœur de l’Aimée,
les anges-voyageurs savent le colombier ;
mais les plus petits anges se donnant la main,
les plus petits anges se trompent de chemin,
mais les plus petits anges sont encor très loin ;
et les anges plus las, sur leurs bateaux à voiles.
Et les anges ont froid parmi les hirondelles,
et la bien-aimée attend, inquiète, les anges attardés. M. Elskamp est familier avec les anges ; on dirait qu’il y en a toute une légion répandue autour de son rêve ; il les interpelle, il leur fait des aveux et des prières ; il les voit, il voit que les oiseaux leur mangent dans la main : poète, ces oiseaux, ce sont vos vers.
Le second livre des visions de Max Elskamp, en une légende « un peu plus dorée » salue la Vierge, mais la Vierge de Flandre, et il monte à la tour, à la « tour de sa race », qui est aussi la tour d’ivoire, si haut qu’il peut monter. De là, d’où les fanaux du fleuve sont des étoiles pareilles aux étoiles d’en haut, il salue
Marie des choses ineffables,
Marie des pures senteurs,
Marie du soleil et des pluies,
Marie de mes beaux navires,
Marie étoile de la mer,
me voici triste et bien amer
d’avoir si mal tenté vous dire.
La mer, de sa tour, il la salue aussi, la mer et tous ses bateaux.
… Allez vos chemins,
Les tartanes, les balancelles,
Avec vos tout petits noms d’ailes,
Le dernier volet du Triptyque à la louange de la vie est un cantique d’amour et de bonté :
Et me voici vers vous, les hommes et les femmes,
avec mes plus beaux jours pour le cœur et pour l’âme
et la bonne parole où tous les mots qui s’aiment
semblent des enfants blancs en robes de baptême…
… ma douce sœur joie et son frère Innocence
s’en sont allés cueillir, en se donnant la main,
sous des oiseaux chantants les fleurs du romarin..
Le jour de joie est arrivé, cœurs, faites maison neuve, soyez bons, afin de mériter la vie heureuse qui va s’étendre sur les villes et les campagnes,
jusqu’aux arbres loins comme des tentures.
On va respirer enfin un air d’amour, tout s’apaise, tout se purifie, tout est printemps,
et, cloches de bonnes nouvelles,
lors, aux gens sur le pas des portes
dites qu’enfin Doctrine est morte
et qu’aujourd’hui c’est vie nouvelle.
Cette vie nouvelle bourdonne dans le cœur et dans la poésie de Max Elskamp, et dans le jardin bêché et semé de ses mains, dans le jardin fleuri par son désir. Si l’arrosoir du jardinier semble avoir été quelquefois rempli à cette rivière de grâce, Sagesse, c’est que la miraculeuse rivière a débordé de toutes parts et s’est infiltrée dans toutes les fontaines : le jardin de Max Elskamp est bien la création d’un jardinier original. Le sentiment religieux est moins large et moins profond dans la poésie d’Elskamp que dans celle de Verlaine ; mais il est plus intime, plus pur, plus de sanctuaire, de lampe, de cierges, de cloches ; ce n’est plus l’amour qui pleure d’avoir mal aimé ; c’est tout au contraire l’amour qui s’exalte dans le sourire et le souvenir d’une pureté parfaite ; c’est l’amour chaste ; nulle trace d’une sensualité même mystique, que ceci :
Anges de velours, anges bons…
Anges, la chair du soir m’envoûte…
La reine de Saba me baise
sur les yeux ; anges très chrétiens,
dans le noir des maisons mauvaises…
et c’est tout, avec, à l’autre page, une allusion douce et triste à la plus aimée, qui plonge, ainsi que des fleurs, ses mains aux sources de ses yeux : mais, tentation charnelle, amour sentimental, également loin dans un paysage de maisons ou d’arbres.
Max Elskamp chante comme chante un enfant ou un oiseau de paradis. Il se veut un enfant ; il est l’oiseau des légendes qu’un moine écouta pendant plus de cinq cents ans ; et, de même qu’en la légende, lorsqu’on l’a écouté et qu’on revient à la vie, il y a du nouveau dans les gestes des hommes et dans les yeux des femmes ; les choses signifient des pensées qu’on n’avait plus, et même ce buveur du dimanche,
au dimanche ivre d’eau-de-vie,
semble songer à une communion avec les puissances invisibles et belles. Qui sait,
car nous avons beaucoup voyagé, Théophile,
par les cœurs des hommes qui sont aussi des villes,
ce qu’il y a au fond des hommes muets et l’obscure chanson chantée en ces âmes qui sont tout de même des églises ? Cette obscure chanson, M. Elskamp la devine et la transpose, sous la protection de Saint-Jean-des-Harmonies ; il est tout musique, tout rythme ; on dirait ses vers presque toujours modelés sur un air ; parfois trop sévèrement, car poésie et musique c’est très différent, et il en résulte que le poète sacrifie la poésie à la musique, la langue au rythme, le mot à la mélodie. C’est un défaut assez fréquent dans les anciennes proses latines où le rythme et la rime riche empiètent sur le sens. Il ne faut pas chercher la beauté d’un vers en dehors de l’accord des mots et des significations ; le vers a naturellement une tendance à trahir la pensée : l’obscurité, si elle n’est pas volontaire, est une défaillance.
Il y a des traces d’obscurité spontanée dans la poésie de Max Elskamp et aussi des traces de préciosité : l’expression, qui est toujours originale, l’est parfois avec gaucherie. Dans les pages parfaites, la pureté est délicieuse, nuancée comme un humide ciel flamand, transparente comme l’air du soir au-dessus des dunes et des canaux ; dans toutes, on a l’impression d’une constante recherche d’art, d’une passion charmante pour les nouvelles manières de dire l’éternelle vie.
On peut aller sans peur vers Max Elskamp et accepter la corbeille de fruits qu’il nous offre dorés « par un printemps très doux », et boire au puits qu’il a creusé et d’où jaillissent « des eaux heureuses », des eaux fraîches et pleines d’amour. On mangera et on boira de la grâce et de la tendresse.