Le Japon (Gautier)/La cérémonie du thé

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A. et C. Black (p. 59-67).


LA CÉRÉMONIE DU THÉ
à la légation du japon de paris

Un jour, mon très regretté ami, Mitsouda Komiozi, alors attaché à la légation japonaise de Paris, vint me voir.

« Il faut absolument que vous connaissiez la cérémonie du thé, me dit-il.

— La cérémonie du thé ?…

— Oui ; c’est très important. Votre éducation japonaise ne peut être complète si vous ne la connaissez pas.

— Je m’avoue très humiliée de l’ignorer et impatiente de l’apprendre.

— Ah ! reprit-il en se promenant nerveusement de long en large, c’est extrêmement compliqué ; il faut toutes sortes de préparatifs, toutes sortes d’objets quelquefois d’un grand prix. On a vu certaines collections de ces bibelots coûter des centaines de mille francs.

— Diable !…

— Nous simplifierons, dit-il en riant. Mais il faut tout de même des préparatifs.

— Enfin, en deux mots, qu’est-ce que c’est ?… Une procession ?

— Non, pas du tout. Il n’est pas nécessaire d’être nombreux pour accomplir la cérémonie ; trois, c’est le meilleur nombre ; la tranquillité et le recueillement conviennent surtout.

— C’est donc un rite religieux ?

— On le croit quelquefois, mais c’est une erreur ; il n’y a rien de religieux dans cette pratique ; cependant, c’est un bonze bouddhiste nommé Shuko qui, d’accord avec le shogoun Yoshi-Massa, en a fixé les règles vers le quinzième siècle.

— Alors ce n’est pas très ancien ?

— Au commencement du neuvième siècle déjà il est question de la cérémonie du thé. Mais la précieuse boisson n’était servie qu’à la Cour. Le thé ne s’est décidément acclimaté et vulgarisé au Japon que plus tard. Il nous avait été apporté de Chine, où il est l’objet d’une sorte de vénération ; quelque chose d’analogue peut-être à ce que vous éprouviez autrefois pour le « jus de la treille. »

Il existe en Chine une Bible du thé qui date du huitième siècle. Les poètes chantent la boisson bienfaisante dans tous les mètres et sur tous les tons. Il faut, disent-ils, en boire sept tasses : « La première ne fait que parfumer la bouche et arroser le gosier ; la seconde console de la solitude et de la mélancolie ; à la troisième, l’esprit s’éveille, le cœur s’anime, on se sent capable d’innombrables travaux ; la quatrième fait monter à la peau une vapeur qui s’évapore en emportant toutes les tristesses ; la cinquième purifie les


la rue de mouromati.

os et la chair ; la sixième rend le buveur pareil aux

génies immortels ; à la septième, une brise caresse vos bras, vous soulève, on va s’envoler… » À mesure que l’arbrisseau précieux a prospéré chez nous, le même enthousiasme s’est développé et on a toujours attaché une grande importance à la culture, à la conservation et à la préparation du thé.

Pendant les violentes et longues guerres civiles qui troublèrent le Japon vers le quinzième siècle, les mœurs s’étaient singulièrement modifiées : l’esprit soldatesque, la rudesse, la brutalité régnaient en maîtres. On eut l’idée d’introduire dans les camps l’usage de la Tcha-no-you, cérémonie du thé (littéralement : « l’eau du thé »), afin de ramener dans les relations entre les hommes la douceur, l’urbanité, la délicatesse d’autrefois. La tentative eut le meilleur résultat.

— Comment cela se peut-il ? Par quel pouvoir singulier l’eau du thé a-t-elle suffi pour réformer l’éducation de grossiers soldats ?

— Quand vous aurez vu, vous comprendrez, dit Komiozi. Je vais m’occuper des préparatifs, et nous prendrons jour. »


Hélas ! des circonstances imprévues rappelèrent brusquement mon ami Mitsouda Komiozi à Tokio d’où il ne revint pas. La Tcha-no-you garda pour moi son mystère.

Aussi, quelle double joie quand je vis, au bas de l’aimable carte m’invitant à la soirée donnée par M. et Mme Motono aux japonisants de Paris, cette promesse : « Cérémonie du thé. »

Dès l’entrée dans les salons, une surprise charmante : le ministre a revêtu son costume national ; le comte Hisamatsu, attaché militaire, le porte aussi, et toutes les dames japonaises ont d’exquises toilettes de leur pays. Mme Motono est coiffée comme les grandes dames d’autrefois : sa magnifique chevelure, partagée en deux, glisse le long des joues, dans le style d’un précurseur de Botticelli, puis, réunie en une seule torsade, roule le long du dos.

En attendant que la réunion soit au complet, on nous montre, par projections, de grandioses paysages de là-bas, des temples, des forteresses antiques ; puis M. Tatsuké, deuxième secrétaire, le plus parisien des Japonais de Paris, nous fait, dans un français élégant, avec un accent parfait, un cours historique du thé et de la Tcha-no-you, qui est très applaudi.

Il nous apprend que cette cérémonie du thé, encore très à la mode de nos jours, a eu des fanatiques ; ce shogoun Yoshi-Massa, dont nous parlions tout à l’heure, l’aima à tel point qu’il abdiqua le pouvoir en faveur de son fils pour pouvoir se consacrer entièrement à son jeu favori…

On vient de disposer une table, couverte d’un tapis de soie, sur laquelle on pose un lourd réchaud en bronze ciselé, d’où s’échappe un peu de vapeur ; derrière la table, une chaise ; puis, près de la table, faisant face à l’assistance, quatre sièges en ligne. Les préparatifs ne sont pas si compliqués.

Dans des attitudes pleines de réserve et de modestie, mais sans aucune timidité gauche, quatre mignonnes dames parmi lesquelles la comtesse Hisamatsu et Mme Tatsuké, s’asseyent sur ces chaises. Ce sont les quatre invitées à la Tcha-no-you. Elles forment un tableau charmant.

Enfin une porte s’entr’ouvre et Mme Motono, très lentement, s’avance à travers le salon. Elle porte différents objets sur lesquels elle abaisse ses regards attentifs. Sous le ruissellement de ses beaux cheveux, son charmant et pâle visage a une expression saisissante. C’est une vision exquise, pleine d’évocations lointaines, de mystère, de rêve.

Arrivée à la table, elle y dispose méthodiquement les objets qu’elle porte, puis s’éloigne de nouveau, en rapporte d’autres. Un profond silence règne.

La voici assise derrière la table. Elle s’incline vers elle en un lent salut. Puis d’un geste tranquille elle prend un bol, détache de sa ceinture un carré de soie rouge, et très posément en essuie le bol ; elle le reploie ensuite soigneusement et s’en sert pour soulever le couvercle brûlant du réchaud. À l’aide d’une puisette de bambou à long manche fragile, elle prend un peu d’eau qu’elle verse dans le bol : c’est pour y tremper un objet léger, qui ressemble à la batteuse des œufs en neige et qui a un usage analogue ; elle le secoue pour vider l’eau dans une petite vasque de porcelaine et essuie le bol avec un linge blanc qu’ensuite elle tord et reploie. Maintenant elle ouvre une petite boîte de laque noire qui contient du thé vert réduit en poudre fine ; du bout d’une très mignonne spatule elle en prend trois fois et le jette dans le bol — et trois fois la puisette de bambou verse l’eau bouillante sur la poudre ; alors, avec la batteuse, sans bruit, elle fait mousser le mélange. La plus jeune des invitées se lève, vient lentement prendre le bol et va l’offrir à une de ses compagnes, avec un salut.

Avec la même lenteur paisible, la même opération recommence pour un autre bol.

C’est tout !… Est-ce tout ?…

Mais à voir seulement ce travail délicat exécuté par ces petites mains pâles et suaves, avec des gestes lents et précis, rythmés comme par une musique muette, on comprend : ce n’est rien, et c’est merveilleux. Il faut à un peuple une âme très particulière pour avoir eu une telle idée. Des mœurs farouches désolent l’empire. Des poings formidables, rouges de sang, ne savent plus que manier la lance et que frapper. Comment faire pour les ramener à la douceur, à la paix amicale ?… Leur confier peut-être un objet très fragile, qu’ils ne doivent pas briser, les inviter à un travail d’une délicatesse extrême, les convaincre de l’accomplir dans le silence et le recueillement. Et cela réussit : les guerriers se plient au rite, accomplissent la Tcha-no-you, se passionnent pour elle… Ce n’est plus Orphée dominant les lions par son chant, mais apprenant à chanter aux lions.

De tels contrastes dans des âmes de héros ne se rencontrent sans doute qu’au Japon, mais là, ils ne sont pas rares. On sait que pendant la dernière guerre, on trouva, sur les plus humbles victimes tombées sous la mitraille, de gracieux poèmes écrits à leur famille ou inspirés par une fleur, par un coin de paysage entrevu dans l’écartement des affreuses nuées de la poudre, poèmes assez nombreux pour qu’on ait pu en former un bien précieux volume, avec ce joli titre : « Fleurs de cerisiers. »