Le Japon (Villetard)/X/I

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CHAPITRE X

LES AFFAIRES ET LES VOYAGES

I

Le commerce. — Les monnaies. — Un billet de banque japonais.

Chaque fois qu’une terre lointaine, s’ouvre à l’activité européenne, elle est aussitôt envahie par des flots d’émigrants qui ont rêvé d’y faire en quelques mois des fortunes extravagantes. Après la découverte des mines d’or de la Californie, tout malheureux qui s’embarquait pour San-Francisco, se voyait déjà, en imagination, possesseur de millions recueillis en quelques instants dans le lit du Sacramento. Quand on apprit un peu plus tard que le mystérieux empire du Soleil levant consentait à admettre les étrangers dans quelques-uns de ses ports, des rêves presque aussi dorés hantèrent les cervelles de bien des négociants, et l’on crut qu’on allait en peu de temps inonder de marchandises, invendables chez nous, tous les sujets du taïcoun. Le réveil fut prompt, et la désillusion complète en peu d’années.

Cependant, parmi les premiers arrivés, quelques-uns firent d’abord de magnifiques affaires. Les monnaies n’avaient pas, au Japon, de valeur fixe, et le gouvernement en déterminait arbitrairement le cours au gré de ses caprices ou de ses intérêts, comme le faisaient jadis nos souverains du moyen âge. Les opérations de change[1], souvent peu loyales, enrichirent d’une façon scandaleuse certains spéculateurs européens peu scrupuleux. Chacune des mesures auxquelles le taïcoun et ses conseillers, encore fort novices en fait d’économie politique, avaient recours pour se protéger contre la trop grande habileté des négociants étrangers fournissait à ceux-ci quelques nouveaux moyens de réaliser en un tour de main de prodigieux bénéfices. Les Japonais, de leur côté, ne se faisaient pas faute de tromper de la façon la plus impudente les acheteurs européens, en leur vendant des balles de soie où des produits de rebut étaient habilement dissimulés sous une couche de soie de première qualité, et des graines (ou œufs) de vers à soie d’espèce inférieure, dans des cartons revêtus de cachets indiquant les espèces les plus précieuses des meilleures provenances.

Au bout de peu de temps, chacun des deux partis, tour à tour trompeur et trompé, apprit à se mettre sur ses gardes et à se défendre contre les manœuvres dont il avait d’abord été dupe. Le commerce prit un cours plus régulier, des allures plus correctes, et les Européens reconnurent que les affaires ainsi pratiquées ne leur promettaient que d’assez minces bénéfices. Le Japon possède, dit-on, des mines précieuses de houille, de plomb argentifère, de cuivre et de divers autres métaux ; mais ces richesses, enfouies dans le sol, ne sont pas encore exploitées, ou le sont à peine, et ne pourront enrichir nos capitalistes, nos ingénieurs et nos industriels que le jour où le mikado, renonçant au vieux préjugé de son gouvernement, selon lequel on appauvrit un pays en exploitant ses mines, consentira à en confier l’exploitation à l’industrie et aux capitaux des hommes de l’Occident. Jusque-là, les seuls produits du pays qui fournissent un aliment sérieux à notre commerce sont le thé et la soie. Or le thé du Japon, qui possède, dit-on, de précieuses propriétés hygiéniques, n’est pas estimé en Europe, et ne trouve d’acheteurs qu’en Amérique. La soie brute du Niphon ne vaut pas celle du midi de la France, soigneusement dévidée par d’habiles ouvriers ; elle est pourtant encore assez belle pour faire l’objet d’un commerce important ; quant aux graines de vers à soie, qu’on allait acheter fort cher, il y a quelques années, dans les contrées de l’extrême Orient, nous n’en avons plus besoin depuis la fin de la maladie dont le précieux insecte était atteint sur notre continent.

Les soies brodées, les porcelaines, les bronzes, les laques, et en général tous les objets d’art et de fantaisie ne représentent dans l’ensemble du commerce avec l’Europe qu’une somme relativement peu importante ; il en est de même de tous les autres articles (objets travaillés ou matières premières), que les nations de l’Occident trouvent jusqu’ici à acheter dans les ports qui leur sont ouverts.

Si le Japon a, en somme, assez peu de choses à nous vendre, nous ne pouvons par malheur presque rien lui offrir dont il ait besoin.

Les gens du peuple sont, comme nous l’avons vu, habitués à aller tout nus une grande partie de l’année. Cette nudité choque d’autant plus vivement les Anglais qu’elle les empêche de trouver dans le pays un débouché pour les produits de leurs manufactures. Mais ce ne sera pas l’affaire d’un jour d’imposer des vêtements à un peuple qui s’en passe de temps immémorial. Les Japonais sont, d’autre part, assez industrieux pour avoir su se fabriquer depuis longtemps tout ce qui était nécessaire à leurs besoins, et ils ne sont pas assez riches pour se donner aujourd’hui un luxe superflu. De sorte que nos négociants ne savent que leur offrir, au moins comme objets d’un commerce habituel et régulier. Comme affaires exceptionnelles et de circonstance il en est tout autrement, et le gouvernement de Yédo, quand il s’est décidé à imiter l’Europe sur une foule de points, a été oblige de faire à la France, à l’Angleterre, et aux États-Unis des commandes considérables. Il nous a acheté des bateaux à vapeur, des frégates cuirassées, des batteries d’artillerie, des machines-outils pour les fabriques et les manufactures qu’il établissait, etc. De pareils achats représentent sans doute des sommes énormes, mais ils ne peuvent pas se renouveler souvent. Le mikado et ses ministres, s’ils veulent poursuivre l’œuvre de transformation qu’ils ont entreprise, auraient encore, il est vrai, beaucoup de grosses commandes à faire aux nations européennes ; mais il faut savoir s’ils trouveraient dans leur caisse assez d’argent pour les payer, car jusqu’ici leurs dépenses ont augmenté dans une proportion beaucoup plus considérable que leurs recettes. D’après M. Bousquet, nous ne pouvons plus espérer revoir en ce pays des affaires brillantes comme celles des premiers jours, mais, d’autre part, les relations commerciales ne peuvent plus être complètement interrompues. Les Japonais ont besoin de certains objets que seuls nous pouvons leur fournir, mais ces objets sont, par malheur, en petit nombre ; d’autre part, ils veulent garder leurs produits pour eux-mêmes. « Politiquement, conclut l’ancien conseiller légal du mikado, le Japon est ouvert ; commercialement, il tend à se clore de nouveau, en conservant une lucarne ouverte sur les marchés européens. »

Le commerce fait par les Japonais entre eux n’est guère qu’un commerce de détail, et l’humble rang qu’occupaient les marchands dans la hiérarchie sociale jusqu’en 1868, donne lieu de penser que leurs bénéfices étaient généralement peu importants. Cependant, quelques-uns d’entre eux, doués du génie du commerce, arrivaient parfois à de très grosses fortunes. Tel était à Yédo le bourgeois Mitsouï, qui, en outre de son commerce de soieries, faisait la banque et était devenu le banquier du gouvernement. Ses magasins occupaient les deux côtés d’une belle et large rue. Dès que les Européens eurent fondé Yokohama, il se hâta d’y établir une succursale de sa maison, et ses affaires prirent une extension plus considérable encore que par le passé ; mais un jour des ronines, — c’était avant la révolution de 1868, — pénétrèrent chez lui, le menacèrent pour lui extorquer de l’argent, et comme il refusait de leur en donner, brûlèrent ses maisons et ses marchandises.


MONNAIES JAPONAISES.

Ce qui donnera mieux que toute autre chose une idée du peu de richesse numéraire du Japon et du bas prix des objets achetés par la masse du peuple, c’est un coup d’œil jeté sur la monnaie du pays. Les pièces de billon les plus usitées sont le tempo et le széni. Le tempo est une pièce de cuivre qui vaut environ 0 fr.,15. Le széni est une petite plaque ronde de fer dont il faut un cent pour représenter la valeur d’un


BILLET DE BANQUE JAPONAIS. (GRANDEUR NATURELLE).

seul tempo. Ces pièces d’une valeur si infime sont percées d’un trou carré à leur centre, ce qui permet de les enfiler à une cordelette afin de les porter suspendues à la ceinture. Ainsi la monnaie usuelle est une pièce dont il faudrait environ trente-trois pour représenter un seul de nos petits sous !

Au-dessus de cette misérable monnaie de billon se trouve une monnaie d’or et d’argent. Le bou ou itzibou (itzibou veut dire un bou) est une pièce d’argent en forme de parallélogramme qui vaut environ 2 francs. Le kobang est une pièce d’or ovale et peu épaisse qui vaut à peu près 21 fr. 50 centimes.

Ajoutons à cela que le billet de banque est aussi fort usité au Japon, quoique les voyageurs en parlent moins. Nous en avons un sous les yeux. C’est une sorte de fiche d’un carton assez épais et assez solide, percée dans le haut d’un petit trou rond destiné à passer le fil par lequel on réunit les liasses de billets de ce genre. Elle a 16 centimètres de long sur 5 de large. L’une de ses faces est remplie par deux vignettes imprimées en noir au moyen d’un timbre. L’une représente un pêcheur tenant une ligne de la main droite, tandis qu’il porte sous son bras gauche un très gros poisson. La seconde représente un chien fort gras. Au-dessus de cet animal ont été imprimés deux petits cachets, l’un bleu, l’autre rouge, qui contiennent des inscriptions. Le revers est rempli de cachets et de timbres de diverses couleurs.

  1. Change : Toute négociation relative à la vente ou à l’échange des matières d’or au d’argent, soit monnayées, soit en lingots, ainsi que de tous les papiers représentant une valeur métallique (Littré).