Le Japon (Villetard)/X/II
II
Ponts et chaussées. — Le Tokaïdo.
Le voyageur le plus étranger aux principes de l’économie politique pouvait aisément, dès qu’il mettait le pied au Japon, deviner que le commerce n’avait pas un grand développement dans ce pays. Car la première chose que réclame un commerce actif, ce sont des ports et des routes. Nous avons eu déjà l’occasion de dire que presque tous les ports du Japon,
inaccessibles aux navires d’un tonnage un peu fort, sont dépourvus de quais, de jetées et d’embarcadères.
Quant aux routes, il n’est pas exact de dire, comme beaucoup de voyageurs, qu’il n’y en a qu’une seule, laquelle traverse le Niphon dans toute sa longueur ; mais elles sont peu nombreuses et se trouvaient toutes, jusqu’à ces dernières années, dans le plus déplorable état d’entretien.
La route la plus célèbre, celle dont parlent tous les touristes, est le Tokaïdo, qui traverse le Niphon depuis la pointe sud jusqu’à Yédo. Une autre, appelée l’Oskio Kaïdo, va depuis la capitale jusqu’à la pointe septentrionale de la grande île. M. Bousquet nous parle d’une troisième route qu’il a suivie, le Nakasendo ; il l’a indiquée sur les excellentes cartes qui accompagnent son livre. Enfin des traverses en plus ou moins grand nombre vont de ces grands chemins aux villages situés soit dans l’intérieur du pays, soit sur le bord de la mer.
Ce ne sont pas des raisons commerciales, mais des raisons politiques, qui ont décidé le gouvernement japonais à créer le Tokaïdo.
En France, après les terribles guerres de la Vendée, on se hâta de percer à travers le pays accidenté et couvert de broussailles, où l’armée régulière avait eu tant de peine à manœuvrer, des routes larges et nombreuses pour rendre désormais impossible le succès d’un nouveau soulèvement.
De même après les guerres féodales que nous avons racontées plus haut, Taïko Sama ouvrit une grande route allant de la capitale jusqu’à l’extrémité méridionale du Niphon, parce que c’étaient les seigneurs du Sud qui s’étaient montrés les plus turbulents. Des étapes y furent établies, à vingt minutes de distance les unes des autres, et on y établit des relais de coureurs pour faire parvenir d’une façon rapide et régulière les ordres du gouvernement jusqu’au bout du pays. Le Hollandais Kœmpfer, dans ses deux voyages de Décima à Yédo, avait compté sur le parcours du Tokaïdo trente-trois grandes villes, cinquante-sept petites et une infinité de villages. Au pied du Fousi Yama on avait établi des barrières surveillées par des soldats installés dans des corps de garde fortifiés. Les voyageurs et leurs bagages y étaient soumis à une inspection minutieuse. Le gouvernement shogounal voulait empêcher les femmes et les enfants des daïmios gardés en otage à Yédo de s’en échapper et les conspirateurs de faire entrer des armes dans sa capitale.
Nous ne savons pas au juste dans quel état d’entretien se trouvait autrefois le Tokaïdo, mais tous les Européens qui l’ont parcouru de nos jours sont unanimes à nous le représenter comme à peu près impraticable par les temps de pluie. Dans un pays où les voitures sont à peu près inconnues, on ne sent pas le besoin d’avoir, comme chez nous, de bonnes chaussées pavées ou empierrées.
Le Tokaïdo est un chemin singulièrement fantaisiste. Quand il rencontre une baie un peu profonde, au lieu de la contourner, il s’arrête sur la côte et reprend en face ; les voyageurs s’arrangent comme ils peuvent pour traverser le bras de mer. La plupart des rivières interrompent également les routes ; on les passe à gué ou dans des bacs, quelquefois sur des ponts suspendus d’une étrange hardiesse. En d’autres endroits, au lieu de pont il n’y a qu’un simple câble auquel est accroché un vaste panier mobile. Les passants s’installent dans ce véhicule étrange et se halent à la force du poignet, tout le long du câble. Quand il pleut, le chemin se change en un vaste marais dans lequel chacun patauge de son mieux. On met alors aux pieds des chevaux des sabots de paille qu’on renouvelle d’heure en heure. Dans certaines parties de son parcours la route est ombragée d’arbres magnifiques et rappelle les plus belles allées des grands parcs de la vieille Angleterre ; dans les montagnes elle se change en un sentier qui grimpe et serpente le long des rochers, à travers des pierres glissantes. On voit qu’il n’est pas mauvais pour voyager au Japon d’être bon nageur, un peu acrobate et tout à fait philosophe.
Il paraît que les Japonais réunissent en eux toutes ces qualités, car ils voyagent beaucoup, non seulement pour leurs affaires, mais aussi pour leur plaisir. Sans cesse on rencontre sur les routes des familles de condition modeste qui vont visiter simplement par curiosité certains lieux célèbres fort éloignés de leur demeure. Un cheval de bât porte deux paniers dans lesquels on a entassé les enfants qui ne peuvent pas aller à pied ; leur mère, à califourchon sur la croupe du paisible animal, porte un poupon sur son dos. Le père à pied avec ses aînés tire le cheval par la bride. Souvent des vieillards font partie de la caravane, et les touristes nourris de souvenirs classiques se rappellent Énée fuyant l’incendie de Troie avec le vieil Anchise et le petit Ascagne. Seulement ce n’était pas pour son plaisir qu’Énée s’en allait en cet équipage et il avait perdu sa femme Créuse dans les rues de sa ville en flammes. En allant de ce train ils font paisiblement leurs dix ris (à peu près dix lieues) par jour, couchent dans quelque maison de thé et se remettent gaiement en route le lendemain, prenant le temps comme il vient et ne se plaignant trop fort ni de la pluie qui les trempe jusqu’aux os, ni du soleil qui, après les avoir séchés, finit par les brûler.
Comme nous l’avons dit ailleurs, ces excursions ont surtout un but religieux : on se rend en pèlerinage au Fousi Yama ou à quelque autre lieu où se trouve un sanctuaire vénéré. Les pèlerins font imprimer le cachet des bonzes sur leur robe, comme en Suisse on fait marquer sur son bâton avec un fer rouge le nom de la montagne qu’on vient de gravir, et l’on finit par rentrer chez soi, trempé, brûlé, moulu, harassé, mais joyeux.