Le Japon mort et vif/8

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Baudinière (p. 142-157).

VIII

LE PREMIER CONGRÈS PANASIATIQUE


L’idée d’une ligue asiatique réunissant tous les peuples d’Orient et d’Extrême-Orient a souvent percé dans l’imagination et dans les œuvres des théoriciens chinois, japonais ou hindous. Mais, cette Société des Nations de couleur, est-il vraiment possible de l’organiser ? S’agit-il d’une association purement idéologique, ou bien d’une association de pays formée dans un dessein politique précis ?

Par expérience, nous savons déjà, en ce qui concerne les Blancs, combien il est malaisé de constituer un Bloc occidental et combien sont heurtées les relations des hommes de la race blanche. Dès que l’on s’avance sur le plan de la réalité, on constate la divergence de leurs intérêts ; on mesure la difficulté d’établir entre eux les correspondances morales nécessaires ; on apprécie la délicatesse de la besogne diplomatique qui tend à les rapprocher.

Or, les groupements asiatiques sont encore plus disparates que les nôtres. Ils s’opposent plus jalousement les uns aux autres. Ils se détestent plus furieusement peut-être que les groupements occidentaux. Comment marier l’ascétisme et le fatalisme hindou à la déliquescence chinoise et à l’énergie farouche des Nippons ? Comment réaliser l’harmonie de tempéraments aussi contraires ? Comment faire la part de l’utopie et de ce qui est pratique ? Sur quelles bases instituer la coopération des peuples asiatiques dont l’évolution n’a pas suivi les mêmes rythmes ? Tel est le problème.

Au moment de la guerre des Boxers, vers 1900, retentissait déjà le cri : « L’Asie aux Asiatiques ». Il a été bien des fois répété depuis. De nombreux écrivains ont tenté de formuler une doctrine offrant un faisceau d’arguments en faveur d’une confédération panasiatique qui contrebalancerait la puissance du monde occidental. Dans son livre sur les Idéaux de l’Orient, Okakura Kakuzo s’est efforcé de montrer les liens créés par la religion, la morale et l’art pratiqués chez les peuples répartis entre le Golfe de Bombay et le Pacifique, entre l’Océan Indien, la Vallée du Fleuve Bleu, les steppes de Mongolie et de Mandchourie et l’archipel nippon. Il est remonté aux sources communes de la civilisation qui anime encore l’Inde, la Chine, la Corée et le Japon, et il a conclu que les forces spirituelles qui les inspiraient étaient suffisamment intenses pour permettre la reconstitution d’une grandiose famille asiatique. Cependant, Okakura Kakuzo ne donne pas, dans ses projets, un rôle égal à chacune des nations de cette ligue. Il la voit présidée par le Japon. C’est sous l’égide de l’Empire du Soleil Levant qu’il préconise une telle renaissance[1]. La domination du pays, à la fois le plus puissamment construit sur les traditions asiatiques et le plus pétri de nationalisme, lui paraît indispensable. Ce n’est point là ce qu’escomptent les autres nations d’Extrême-Orient qui n’ont pas regardé sans méfiance les progrès du Japon, son expansion continue, l’affirmation éclatante de sa personnalité.

« C’est de l’Asie elle-même — affirme Okakura Kakuzo — c’est sur la route antique de la race que doit être entendue la grande voix ! C’est du dedans que doit venir la victoire ! »

Cependant, si le Japon, champion des idéaux de l’Orient, est en mesure, jusqu’à un certain point, de défendre le fonds commun de la civilisation ancienne, les autres peuples n’ont pas, au même degré, le sens de la discipline et la volonté de s’élever au-dessus de leur routine pour entreprendre la croisade préconisée par le moraliste japonais. C’est pourquoi les disciples d’Okakura Kakuzo voudraient, pour les amener à une efficace collaboration, faire miroiter à leurs yeux le avantages qui les engagent à s’allier sous la suprématie intellectuelle du Japon. Le sentiment de révolte des peuples de couleur contre l’Occident est un sentiment négatif. On ne saurait s’en contenter. Pour se retrouver et se reconstruire, le monde asiatique a besoin d’idées positives et de matériaux solides. Seul, l’Empire des Sources du Soleil est, pour le moment, en état de fournir ces idées et ces matériaux ; mais, encore un coup, sa tutelle suscite tant de craintes et de jalousies qu’il se trouve par là même assez mal handicapé.

Aussi bien, les Japonais partisans de l’Asie aux Asiatiques se sont surtout appliqués, depuis la dernière guerre, à développer ce thème d’une doctrine de Monroe adaptée à l’Extrême-Orient sous le contrôle de leur pays.

La désillusion que leur apporta le Traité de Paix où ne fut pas solennellement inscrite l’égalité des races, le spectacle des divisions européennes, les crises qui agitèrent l’Occident après l’effroyable tension subie pendant plus de quatre années de combats, incitèrent ces critiques à de sévères considérations. Les délégués du Japon s’étaient rendus à Paris pour les négociations de Paix avec enthousiasme et dans l’espoir qu’un code de fraternité humaine sortirait des délibérations des vainqueurs. Ce fut, pour eux, une déception cruelle de constater que l’on écartait les questions qui les touchaient particulièrement… Il suffit, pour s’en convaincre, de relire quelques-uns des articles qui furent alors publiés. Dans le Japan Magazine de juillet 1919, M. Shoji Fujii expliquait à ses compatriotes qu’il devenait urgent de s’organiser sur le plan asiatique, puisque les puissances avaient négligé de résoudre les problèmes capitaux : « La formule l’Asie aux Asiatiques peut facilement prêter, disait-il, à de fausses interprétations. C’est, en effet, une manière inexacte d’exprimer nos vues politiques. Une doctrine de Monroe pour l’Extrême-Asie se comprend mieux et laisse moins de place à l’ambiguité. On n’a pas à lui donner le sens d’une menace dirigée contre les intérêts anglais dans l’Inde, pas plus qu’on ne saurait prétendre que la doctrine américaine de Monroe menace les intérêts britanniques au Canada. Jusqu’ici, les publicistes et les orateurs japonais ont apporté des réticences dans l’exposé de cette thèse ; néanmoins, depuis la guerre européenne, ils sont plus francs, et plus disposés à aborder ce sujet. La guerre a soulevé un intérêt quasi universel en faveur du droit qu’ont les peuples à disposer d’eux-mêmes. Cette idée a été chaleureusement accueillie au Japon et en Chine, car nous voyons là un moyen d’affirmer notre indépendance à l’égard de toute pression occidentale. Nous avons autant soif de liberté que l’Angleterre, la France, l’Italie ou l’Amérique. Les Orientaux qui ont fait autant que les autres races pour gagner la guerre doivent, en conséquence, être traités sur le même pied que les nations occidentales, et jouir des mêmes droits. L’amour de l’humanité et de la justice ne sont point les vertus exclusives des Occidentaux. En tous cas, si les Occidentaux sont aussi généreux et aussi équitables qu’ils l’annoncent, nous voudrions bien qu’ils le prouvent aux Orientaux. Le Japon et la Chine exigeront, désormais, que les puissances d’Occident les traitent selon les mêmes principes qu’elles se traitent entre elles. »

M. Shoji Fujii nous rapporte qu’en avril 1919, un meeting monstre fut tenu au Temple de Hongwanji à Tokio et que, là, des motions furent adoptées où il était affirmé que le Japon tenait dans ses mains la paix de l’Extrême-Orient, et qu’il maintiendrait cette paix en dépit des intrigues de certaines nations occidentales pour créer des troubles en Chine. « Le Japon, concluait-il, a pour but d’unir tout l’Extrême-Orient afin de préserver son indépendance, ses droits, son honneur. Rien ne l’empêchera de remplir sa mission. »

Un autre rédacteur du Japan Magazine (dans le numéro d’août 1919) s’efforçait de définir l’« asiatisme ». Ce n’est pas la même chose, nous indiquait le Dr Masataro Sawayanagi, que le cosmopolitisme. L’asiatisme n’est point aussi vaste, mais d’autre part il n’est pas aussi étroit que le nationalisme. Il procède d’un certain idéal de race. Il n’entre pas en conflit avec les principes généraux d’humanité. Il cherche seulement à fixer les devoirs qui incombent aux Asiatiques de diverses nationalités : « Les nations ne sont pas capables de passer d’un bond de l’extrême nationalisme à l’extrême cosmopolitisme. Elles doivent, pendant une période, se contenter de la solidarité de race. L’Asie en est à l’époque de l’Asiatisme, comme l’Europe a dû franchir l’étape de l’européanisme et comme l’Amérique aura son temps d’américanisme. »

Connaître mieux ses voisins, d’abord, est important avant de regarder plus loin. Le Dr Masataro Sawayanagi conseillait à ses compatriotes de ne pas l’oublier : « L’attitude observée vis-à-vis des délégués japonais à la Conférence de la Paix, poursuivait-il, dévoile la pensée des gens d’Occident disposés à nous traiter en étrangers plutôt qu’en égaux. Peut-être n’y a-t-il pas de mauvaise intention de leur part, mais nous avons ressenti cet isolement. Les délégués occidentaux ont tant de points de contact qu’il est, après tout, naturel qu’ils s’entendent mieux entre eux qu’avec nous… »

Ayant rappelé que les nations devaient lutter à l’intérieur même pour dissiper les préjugés de classe, installer la véritable démocratie, faire triompher le libéralisme, l’écrivain japonais en revenait à son leit-motiv : « Notre but, c’est l’asiatisme, qui constituera l’étape la plus importante vers le cosmopolitisme… Les nations occidentales redoutent les Orientaux. L’opposition du premier ministre d’Australie à la race jaune en est la preuve. Lorsque le Kaiser inventa le spectre du « péril jaune » il confessa naïvement la frayeur que l’Asie inspirait à tous. C’est un cauchemar qui trouble le cœur des Occidentaux. Si l’on ne prend pas des précautions, cet état d’esprit est de nature à provoquer une guerre entre l’Occident et l’Extrême-Orient. Nous devons donc nous préparer à une telle éventualité. Une fédération de toutes les races d’Asie est le meilleur moyen d’y parer. Donc, faisons triompher l’Asiatisme ! »

Voilà quelles étaient les idées exprimées par certains Japonais de l’élite après la Conférence de Paris. Il s’y mêlait une rancœur assez compréhensible en raison de l’échec subi par la diplomatie de leur pays. La rupture de l’alliance avec la Grande-Bretagne et les incidents relatifs au bill américain de l’immigration devaient, à quelques années de là, alimenter la propagande asiatiste. Des doctrinaires, comme Toyama, résolument anti-anglais et anti-américains répétaient que les peuples d’Extrême-Orient agiraient prudemment en se liguant contre les influences anglo-saxonnes. D’aucuns soutenaient même qu’un rapprochement avec la Russie, puissance asiatique, donnerait à réfléchir aux dirigeants de Washington.

En tout cas, peu à peu les partisans de l’asiatisme ne se contentèrent plus de paroles : ils décidèrent de tenter la mobilisation des forces asiatiques en créant un organisme propre à favoriser leur entreprise. Ainsi fut fondée la Société de la Grande Asie (0 Asia Kyokwai) au mois de juillet 1924. Le Hochi nous a renseignés sur les débuts de cette société, dont la première assemblée fut tenue dans l’hôtel des Amis de la Constitution. Il n’y avait point là que des étudiants, des jeunes exaltés, des personnalités sans mandat. Plus de deux cents invités appartenant à la politique, à la religion, à la finance, au monde des affaires avaient tenu à manifester leur asiatisme. M. Iwasaki, député, au nom des organisateurs de la Société, prit le premier la parole pour demander de porter à la présidence M. Oishi Masami, personnage très influent, quoique très âgé, de l’ancien parti Seiyu Kwaï. À peine assis au fauteuil ce Nestor déclara « que jamais il n’y aurait de meilleure occasion pour réaliser l’union de la famille asiatique et l’alliance de tous les peuples de couleur ». Puis, ce fut le tour du député Ogawa Heikichi qui protesta à la tribune contre le traitement infligé par les États-Unis aux immigrants japonais. « Nous ne devons plus compter, s’écria-t-il, sur des échanges stériles de notes diplomatiques. La parole est au peuple lui-même, à son esprit de décision, à ses fortes résolutions. Nous, peuple du Yamato, si nous ne voulons pas périr, nous devons avoir pour but de lutter pour tous les peuples de couleur. Plus encore, nous devons élargir le débat et avoir en vue le bien de l’humanité, en général, si nous voulons amener l’Amérique à la repentance… » D’autres orateurs développèrent le même thème, et les représentants de divers groupes politiques tombèrent d’accord sur la nécessité de la discipline nouvelle de même que sur le titre de Société de la Grande Asie dont leur association devait se parer. Il fut décidé que, chaque année, plusieurs assemblées auraient lieu pour fixer la tactique et favoriser la propagande asiatique. Deux assemblées, — celles du printemps et de l’automne — seraient impératives. Tokio devenait le siège central de l’organisation préparée pour rayonner dans toute l’Asie par la constitution de multiples sections.

Ces idées firent leur chemin puisque, le 1er août 1926, on vit se réunir à Nagasaki un Congrès panasiatique où se rencontrèrent une cinquantaine de délégués du Japon, de l’Inde, de la Chine, des Philippines, de l’Indochine, de la Corée et du Siam.

Le programme proposé par les représentants nippons comprenait cinq articles essentiels :

1° Recherche des moyens propres à établir des échanges permanents d’idées et à réaliser la coopération matérielle des peuples asiatiques ;

2° Construction de chemins de fer transasiatiques ;

3° Fondation de centres de propagande dans les principaux pays asiatiques ;

4° Création de banques destinées à faciliter le crédit interasiatique ;

5° Organisation du commerce panasiatique.

C’était là un programme idéal qui ne fut pas discuté dans le calme. Loin de là ! La fraternité asiatique ne se manifesta pas avec la sérénité bouddhique. Pour commencer, les Chinois accusèrent les Japonais de se livrer à des tentatives d’impérialisme et de vouloir accaparer le mouvement à leur profit. Les Japonais protestèrent et quittèrent la séance avec fracas. D’autre part, il y eut une scène de pugilat entre le président, et un représentant de la Corée. Les Philippins et les Hindous furent obligés de séparer les combattants.

D’âpres débats s’élevèrent également au sujet d’une proposition relative à l’adoption d’un drapeau commun à toute l’Asie. La délibération ne fut pas moins vive autour d’une motion qui réclamait une langue unique — dans le genre de l’esperanto — pour l’Extrême-Orient. Des savants promirent de trouver le mécanisme de cette langue qui faciliterait les communications, verbales entre jaunes.

Les incidents qui se sont déroulés à Nagasaki ne sauraient, toutefois, nous faire oublier les tendances qui s’y sont affirmées. À travers les joutes oratoires et en dépit des quelques épisodes de jiu-jitsu qui ont troublé le congrès, le désir de s’émanciper de toute souveraineté européenne et de former un front unique a été marqué.

Un délégué chinois n’a-t-il pas proposé aux adhérents à la Ligue asiatique de prendre l’engagement d’aider les Indes et les Philippines à reconquérir leur indépendance ? Il est vrai que, par prudence, les Japonais ont protesté. Ils redoutaient des manifestations nuisibles à leurs relations avec l’Amérique et la Grande-Bretagne.

Le monde officiel de Tokio s’abstint prudemment de prendre part à ce Congrès, et il affecta même de le traiter comme un événement sans grande portée.

La police veillait. Elle n’eût pas toléré que cette discussion prit un tour susceptible de créer des difficultés internationales. Mais comment ignorer l’état d’esprit de la plupart des délégués des nations asiatiques représentées à Nagasaki ? Pour la première fois, — quelles que soient les dissensions intestines des peuples d’Extrême-Orient et leur éloignement du but proposé — était esquissée la Société des hommes jaunes. Une organisation visant à l’indépendance de millions et de millions de gens jusqu’ici réfractaires à une politique commune se dessinait.

Certes, il ne convient ni d’exagérer les résultats du Congrès de Nagasaki et de les dresser en épouvantail devant l’Europe, ni de se contenter d’en noter les péripéties ridicules. Avant que la Société des Nations du Pacifique fonctionne réellement, que de temps s’écoulera ! Mais c’est un avertissement…[2]

D’ailleurs, cet esprit panasiatique pourrait ne pas évoluer dans un sens fatal aux intérêts occidentaux, si les peuples de race blanche considéraient avec plus de libéralisme les revendications des nations d’Extrême-Orient. Le Japon, si on l’y aidait intelligemment, ne demanderait pas mieux, au fond, que de servir de trait d’union entre les deux mondes et que d’éviter les chocs plus ou moins lointains que d’aucuns prophétisent. Écoutez ce que disait à ce sujet M. Sugimura, l’un des diplomates les plus avertis de ce pays : « Si les nations de l’Europe faisaient un dixième des efforts que les Japonais ont consacrés à la compréhension de la civilisation européenne, elles pourraient mieux apprécier notre civilisation. Cette compréhension réciproque et le respect mutuel qui s’ensuivrait entre les peuples de l’Occident et de l’Orient serviraient puissamment à consolider la paix du monde ».

M. Sugimura ne me paraît pas du tout avoir fort. Si l’on parle trop du déclin de l’Europe au Japon et en Extrême-Orient, c’est parce que les dirigeants européens ont commis trop d’erreurs de psychologie et de politique. Il y a des écrivains de l’école de M. Tadanao Nakayama qui sont découragés par cette méconnaissance des sujets asiatiques de la part des Occidentaux. Ils proclament que l’avenir appartient aux continents nouveaux qui ne sont pas épuisés par la guerre ou par des systèmes économiques périmés. « De même, dit M. Nakayama (Hochi du 17 janvier 1927), qu’un homme de génie qui reste à la campagne ne peut devenir fameux jusqu’à ce qu’il soit consacré par la grande ville, de même le Japon ne pouvait devenir célèbre avant que le flot de la civilisation qui se déplace de l’Ouest à l’Est ait avancé… L’Europe dégénère déjà et sombre dans la décadence et la ruine. Se relèvera-t-elle ? D’aucuns pensent qu’elle sortira de ses difficultés, mais je ne le crois pas, car elle suivra le sort de la Grèce et du monde romain. La civilisation qui s’échappe d’Europe a trouvé un meilleur terrain en Amérique et promet de s’épanouir en fleurs et en moissons plus belles que celles du vieux Monde. De son côté, l’Asie voit se développer une civilisation qui lui est propre. Ainsi les deux centres de l’univers seront les États-Unis et l’Asie.

« C’est un phénomène significatif que notre Empire soit placé entre deux zones de civilisation. Le Japon occupe une place unique qui commande les relations des deux groupes. C’est ainsi que le rustre d’hier est en train de devenir l’homme de la grande ville. »

Nous avons cité cette opinion parce qu’elle correspond à l’orgueil et à l’espérance de trop de Japonais qui ignorent la vitalité, la force des traditions, l’immensité des ressources dont disposent encore les Européens. Mais elle aide à mieux pénétrer les ressorts secrets de l’asiatisme.

Il est vrai que d’autres Japonais ne partagent pas le jugement si défavorable aux Européens de M. Tadanao Nakayama. Ils se rendent mieux compte de la valeur de la civilisation occidentale. L’an dernier, un anthropologiste américain, le Dr Frederick Starr, fit une conférence à Tokio en prenant pour sujet « Le Japon est-il vraiment oriental ? » Il soutint que ce pays avait lutté contre ses tendances naturelles en adoptant notre civilisation et qu’il eut mieux agi en conservant plus étroite sa parenté avec les peuples asiatiques au lieu de rechercher les exemples et les amitiés de l’Angleterre, de la France ou des États-Unis : Il lança ce pronostic que « si le Japon s’évertuait à jouer un rôle d’homme blanc dans un monde d’hommes blancs, il aurait le même sort que l’Allemagne ».

Cette conférence du Dr Frédéric Starr, prononcée au Pan-Pacific Club, souleva d’ardentes controverses. Un journaliste japonais, notamment, lui répondit dans le Japan Advertiser (14 décembre). Il insista dans sa réplique sur le fait que l’empire mikadonal avait emprunté comme religion le bouddhisme à la Chine, à l’Inde et à la Corée. Or, peut-on dire que le bouddhisme, qui est une religion inspirant des vertus passives, convienne au Japon, au même degré qu’aux autres peuples asiatiques ? N’a-t-il pas, jusqu’à un certain point, entravé l’originalité nipponne ? N’est-il pas en contradiction avec les qualités naturelles d’initiative et d’énergie des Japonais qui, par là, sont beaucoup plus près des Occidentaux que des Chinois ?

N’est-ce point aussi à la Chine que le Japon a pris son écriture et ses idéogrammes qui sont un tel obstacle aux progrès scientifiques et aux besoins modernes ?

« Le Dr Frédéric Starr, expliquait en raillant le journaliste de Tokio, semble croire que tout ce que le Japon a imité de l’Occident est mauvais… Si nous avions adopté plus tôt et plus complètement le système de la construction en acier et en ciment armé, nous aurions évité, en 1923, beaucoup de désastres ! »

Et le contradicteur de l’anthropologiste yankee de terminer en disant que le plus sage parti, pour le Japon, est, tout en retenant ses qualités traditionnelles et asiatiques, de savoir choisir tout ce qui peut l’aider à grandir, à se fortifier, à s’ennoblir. Au-dessus des grandes civilisations régionales ou continentales — qui gardent des traits particuliers — il y a la civilisation, — sans autre épithète — qui offre de généreuses possibilités d’entente à tous. Le Japon tient à y participer et à en bénéficier.

C’est, en somme, l’avis de tout Japonais moyen que n’exaspère pas le panasiatisme et qui me verse pas dans un occidentalisme outrancier. Il demeure dans un opportunisme vigilant afin de profiter des occasions qui lui permettront de donner au pays les avantages de tous les progrès.

Deux novateurs nippons ont récemment émis la prétention de fonder une Quatrième Internationale, — qui serait l’Internationale des Jaunes. C’est là un projet dont nos arrière-petits neveux ne verront pas l’éclosion. L’Empire du Soleil Levant ne se prêtera pas à des aventures de ce genre. Il veut bien défendre la civilisation asiatique, mais sans perdre les profits de la civilisation occidentale grâce à laquelle il a, précisément, le premier rang en Asie.

  1. À la veille de la guerre mondiale de 1914, le professeur Téruaki Kobayashi disait aussi, dans son ouvrage sur La Société Japonaise : « En somme, les qualités des civilisations orientales se réduisent à ces deux-ci : le caractère métaphysique de l’Inde et le caractère pratique et moralement instructif de la Chine. Leur défaut principal : l’absence totale de progrès matériel et de développement scientifique. Aussi, lorsque les sciences nouvelles seront venues féconder l’esprit oriental, lorsque la civilisation matérielle trouvera place à côté de la civilisation morale, dans un pays pourvu d’une solide constitution, — comme l’était, autrefois, Rome — la civilisation idéale ne tardera pas à prendre naissance dans ce pays, puisque y sera réalisée l’harmonieuse unification du développement parfait du corps, de l’intellect, du sentiment, de la volonté. Cette œuvre grandiose l’Empire du Japon, seul, peut espérer l’accomplir, car à lui seul s’en présente l’occasion et lui seul possède la foi indispensable à une telle entreprise ».
  2. Le deuxième Congrès pan asiatique s’est tenu à Changhai, du 1er au 4 novembre 1927.